STRATÉGIE ÉNERGÉTIQUE – Après l’hiver, repenser la transition énergétique de l’union

Questions à Emmanuelle Wargon, Présidente de la Commission de Régulation de l’Energie – LA REVUE #136.

Alors que l’Union européenne vient de traverser cet hiver une crise énergétique sans précédent, Emmanuelle Wargon, Présidente de la CRE, revient dans cet entretien avec Michel Derdevet, Président de Confrontations Europe sur les moyens que l’Union pourrait mettre en œuvre pour assurer la mise en œuvre d’un mix énergétique décarboné à un prix compétitif.

Décarbonation du mix

Michel Derdevet : Le 14 juillet 2021, la Commission européenne a lancé le paquet législatif «Fit-for-55», visant à rendre possible la réduction de 55% des émissions de gaz à effet de serre de l’Union européenne à l’horizon 2030 (en comparaison avec les niveaux de 1990), avec en ligne de mire la neutralité carbone à l’horizon 2050. Au-delà de ce paquet législatif européen, quels sont les principaux leviers de l’Union européenne pour atteindre cet objectif?

Emmanuelle Wargon : Le premier levier dont dispose l’UE est celui de la prise de conscience collective, aujourd’hui très forte, de la nécessité d’agir. La crise énergétique que nous traversons en Europe – car cette crise est bien européo-centrée – nous a permis de prendre conscience de la trop grande dépendance de l’Europe au gaz et des retards dans les investissements bas-carbone. Aujourd’hui, nous n’avons plus d’autre choix que d’avancer à marche forcée sur la voie de la décarbonation et l’adoption récente du règlement établissant un cadre en vue d’accélérer le déploiement des énergies renouvelables est un très bon exemple. Au-delà de la mobilisation de chaque État membre, l’UE dispose également des fonds européens. Le Conseil vient d’adopter un règle- ment modificatif visant à inclure des chapitres «REPowerEU» comme faisant partie du plan de relance européen et du fonds dédié «Next- GenerationEU». Les États membres pourront ainsi inscrire dans leurs plans de relance nationaux les objectifs d’augmentation de la résilience, de la sécurité et de la durabilité du système énergétique de l’UE. Cette décision permettra d’allouer des subventions supplémentaires de 20 Mds d’euros provenant du Fonds d’innovation (60%) et de la préalimentation des quotas ETS (40%).

Sécurité d’approvisionnement

M.D.: La guerre en Ukraine a souligné le niveau de dépendance des européens vis-à-vis des énergies fossiles importées, notamment en provenance de Russie. Deux ans auparavant, la pandémie de Covid-19 avait également attesté de ces vulnérabilités dans le domaine industriel. Comment s’assurer de la réduction de ces vulnérabilités énergétiques dans le cadre du «Green Deal»?

E. W.: Le renforcement de la souveraineté énergétique européenne est un sujet majeur pour notre continent. Le renforcement de la sécurité d’approvisionnement doit d’abord passer par une baisse de la consommation énergétique, ce qui a été le cas des derniers mois pour le gaz en Europe (-20% sur la période août-novembre par rapport aux mêmes mois sur la période 2017-2021). Elle doit aussi passer par une diversification des approvisionnements en gaz, soit via gazoducs, soit via méthaniers, qui représentent encore plus de 20 % de son mix énergétique.

À moyen et long terme, les objectifs du « Green Deal» vont dans le sens de la fin progressive des énergies fossiles et de leur substitution par le développement des énergies décarbonées. Ces énergies décarbonées (électricité bas-carbone ou biogaz) seront très largement produites sur le sol européen permettant ainsi de réduire les vulnérabilités dont vous parlez.

Compétitivité des prix

M. D.: La décarbonation du mix énergétique européen risque d’altérer la capacité de l’Union européenne à fournir une énergie bon marché à ses citoyens: Comment voyez-vous les mécanismes de soutien à la transition énergétique (boucliers tarifaires, fonds de transition juste…) et comment permettre d’accompagner socialement cette transition afin de la rendre plus juste?

E. W.: En premier lieu, hors période de crise, même si les études estiment que le coût du système énergétique va globalement être plus élevé en 2050 du fait de l’investissement dans les énergies décarbonées, les réseaux, les flexibilités et les interconnexions, elles soulignent que cette hausse sera maitrisée. En effet, les dépenses engagées pour atteindre la neutralité carbone seront en partie et progressivement compensées par les dépenses qui n’auront plus à être réalisées dans les énergies fossiles. Évidemment, à court terme dans une période de prix anormalement élevés, il est absolument nécessaire d’accompagner nos concitoyens, ménages et entreprises. Le système des boucliers et amortisseurs tarifaires, qui entraîne d’importants transferts financiers, est précieux en ce moment en France, même s’il ne pourra pas perdurer tel quel sur le long terme. La question de la protection des consommateurs et de la répercussion du bénéfice d’un mix de plus en plus décarboné est donc au cœur de la réforme du marché européen de l’électricité en cours.

Enfin, l’Europe devra se protéger de la concurrence de pays ou de zones qui ne s’engageraient pas dans les mêmes efforts de décarbonation.

Réforme du marché Européen de l’énergie

M. D.: La Commission européenne a lancé une consultation en février 2023, consacrée à la nécessaire réforme du marché européen de l’énergie. Quels sont selon vous, les grands axes structurants de cette réforme? Comment la réforme du marché européen de l’énergie pourrait permettre, notamment, d’intensifier les financements privés destinés au développement d’un mix énergétique décarboné au sein de l’UE?

E. W.: De mon point de vue, la réforme du marché de l’électricité doit répondre à trois grands objectifs: garantir la sécurité d’approvisionnement, permettre aux consommateurs d’être protégés en cas de crise et accélérer la transition énergétique.

Pour cela, il faut conserver ce qui fonctionne, c’est-à-dire le marché de gros de court et moyen terme qui permet un équilibre entre l’offre et la demande efficace au niveau européen. Cependant, pour accompagner ce marché de court terme, il est nécessaire de développer des éléments de long terme moins soumis aux variations de prix. Ce segment de long terme peut être développé avec des outils tels que les contrats de gré à gré, les «power purchase agreement» (PPA) et les «contracts for difference» (CfD).

En complément du soutien public, qui se situe à différents niveaux dans chaque État membre, la dimension à plus long terme du marché devra encourager les investissements privés dans les énergies décarbonées. Les PPA sont par exemple des outils utiles pour les industriels qui souhaitent contractualiser

Le premier levier dont dispose l’UE est celui de la prise de conscience collective, aujourd’hui très forte, de la nécessité d’agir.

Emmanuelle Wargon

directement avec des producteurs d’énergie décarbonée et ainsi assurer une partie de leur approvisionnement à un prix stable.

Enfin, j’estime que la mise en place d’obli­gations prudentielles pour les fournisseurs (couverture de l’approvisionnement, dispositifs assurantiels) permettrait de renforcer la protec­tion des consommateurs contre la volatilité des prix.

Le cas de interconnexions

M. D.: La décarbonation du mix énergétique européen devra s’accompagner d’infrastructures de transport d’électricité au sein de l’Union. Comment voyez-vous le développement des interconnexions électriques entre les États membres à l’horizon 2030? Et au-delà la coopération entre GRT et GRD des 27 États membres?

E. W.: En 2030, le mix énergétique européen sera composé d’une plus grande part d’énergies renouvelables, l’objectif de « Re­ power UE» étant fixé à 45%. Pour compenser la variabilité de leur production, mais également élargir leurs débouchés, la flexibilité des réseaux et les capacités d’échange entre pays doivent croître dans les prochaines années. Actuelle­ ment, la France dispose de 15 GW d’inter­ connexions électriques. A l’horizon 2035, cette capacité d’échange pourrait être doublée. En ce sens, je me réjouis de l’accord qui vient d’être trouvé avec notre homologue espagnol sur la nouvelle interconnexion électrique de 2 GW dans le Golfe de Gascogne, qui sera mise en service en 2028. C’est une excellente nouvelle pour nos deux pays et pour l’Europe.

Bien entendu, pour accompagner cette transformation il faut améliorer l’efficacité du marché européen. Les GRT et GRD seront concernés au premier chef et devront renforcer leur coopération aux niveaux nationaux et européen. L’enjeu est d’assurer la bonne inté­gration des énergies renouvelables, dont une large part est produite au niveau des réseaux de distribution. Une entité représentant les GRD européens a d’ailleurs été créée afin d’apporter la vision des distributeurs dans la planification des infrastructures.

Politique

M. D.: Dans un contexte marqué par une forte tension sur la sécurité d’approvisionnement énergétique et la perspective d’une économie de guerre en Europe, comment voyez-vous l’évolution du cadre européen des régulateurs? Quels pas supplémentaires envisager quant à la coopération entre eux et quant à leur articulation avec la Commission européenne?

E. W. : Le cadre de coopération entre les régulateurs européens de l’énergie est aujourd’hui bien structuré avec d’une part, le CEER, le Conseil des régulateurs européens de l’énergie créé en 2000, et l’ACER, l’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie fondée en 2011. S’agissant de l’ACER, des mis­sions supplémentaires lui ont été confiées dans le cadre de la crise, comme la mise en œuvre du mécanisme de correction du marché ainsi que la collecte et le traitement des données du marché du GNL en 2023. Par ailleurs, il est envisagé une révision du règlement REMIT afin de renforcer la surveillance sur les marchés de gros de l’électricité. Ces missions supplé­mentaires ne doivent pas changer la raison d’être de l’ACER, à savoir une agence de coo­pération des régulateurs de l’énergie et non une agence supranationale qui viendrait contre­ venir au principe de subsidiarité. L’articulation actuelle avec la Commission européenne est tout à fait satisfaisante et ne nécessite pas d’évolution forte.

En complément de ces échanges multi­ latéraux, la CRE réalise régulièrement des coopérations bilatérales pour apporter son soutien à la construction et au renforcement des systèmes énergétiques. Dans ce cadre, une coopération avec le régulateur albanais est en cours sur les enjeux relatifs à la surveillance des marchés.

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