RELATION FRANCO-ALLEMANDE – Comment construire une vision Franco-Allemande du réveil géopolitique de l’Europe?

Par Stefan Seidendorf, Directeur adjoint de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg, administrateur de Confrontations Europe – LA REVUE #136.

Un an après le début de l’attaque russe sur l’Ukraine et quelques semaines après les soixante ans du traité de l’Élysée, se pose plus que jamais la question de comment surmonter les divergences franco-allemandes afin de construire une vision commune du réveil géopolitique de l’Europe. Au centre se trouvent, une fois de plus, la relation avec l’allié américain et le rôle de l’OTAN. Un deuxième élément concerne la vision géopolitique du continent européen, avec l’avenir de l’Union européenne (UE), tiraillée une fois de plus entre élargissement et approfondissement.

Comme par le passé, pour chacune de ces questions, un compromis franco-allemand semble nécessaire, avant de pouvoir envisager d’avancer ensemble en tant qu’Européens.

Avec l’attaque russe sur l’Ukraine, toute l’Europe s’est retrouvée face à quelques réalités gênantes, mais d’autant plus importantes à évoquer.

  • Olaf Scholz, le chancelier allemand, était le premier à reconnaître que l’UE se trouve face à un «tournant d’époque», un changement structurel qui concerne jusqu’aux fondamentaux géopolitiques que nous tenions pour acquis depuis la réunification allemande.
  • Cependant, face à ce séisme géopolitique, l’Union européenne, et notamment l’Allemagne, est nue: cela vaut pour la souveraineté énergétique, et encore plus pour la capacité à se défendre (1*).
  • Finalement, si l’Ukraine résiste aujourd’hui, c’est très peu grâce aux aides militaires des Européens et surtout le fait du soutien américain. Au-delà du soutien militaire, les débats européens et franco-allemands depuis février 2022 ont surtout montré que la guerre à l’Est renvoie l’UE dans les bras des États-Unis.

À la place d’un «moment européen», une manifestation des capacités de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et de la Coopération structurée permanente (CSP), les États européens se précipitent, en ordre dispersé, pour retrouver des garanties de la part des États-Unis, et plus un pays se trouve à l’Est de l’Europe, plus cet automatisme semble aller de soi.

Pour l’Allemagne, le chancelier Scholz met l’accent sur une approche commune, transatlantique, dans le cadre de l’OTAN. Pour cela, il est désormais prêt à respecter l’objectif de l’OTAN d’investir annuellement 2% du PIB dans les capacités de défense et va jusqu’à ajouter une dotation «spéciale» de 100 Mds€ pour rapidement équiper l’armée allemande, sans mentionner la dimension franco-allemande ou européenne de ce programme de modernisation. À cela, il ajoute une nouvelle initiative multilatérale, visant à développer une défense anti-aérienne européenne (« European Sky Shield Initiative ») qui sera rejointe par 14 États membres de l’OTAN ou de l’UE (voir des deux, mais ni par la France, ni par l’Italie) et qui sera développée parallèlement au projet franco-italien et européen «Twister» (qui s’inscrit, sous leadership français, dans le cadre de la CSP) (2*).

La manœuvre de Scholz autour de la livraison de chars lourds en Ukraine ne fait que souligner ce constat. Sous pressionde l’Ukraine, d’une partie des Européens et des Américains, le chancelier consent à la livraison des chars «Leopard II», mais uniquement après la confirmation de la livraison de quelques chars américains «Abrams». Il sera ainsi plus difficile pour les États-Unis, pense Scholz, de se désolidariser du théâtre européen, notamment sous l’impulsion de la nouvelle majorité (républicaine) du Congrès américain.

Du côté français, des observations similaires peuvent être faites, quoique dans l’autre sens.

  • La France peine à livrer ses chars « Leclerc» car l’armée française elle-même en est sous-équipée. Et le président français a d’ores et déjà clarifié que l’aide à l’Ukraine ne pour- rait se faire aux dépens des capacités de l’armée française, qui manque de matériel lourd pour défendre le territoire européen et son propre sol.
  • Dans cette situation, il n’y a pas de contribution stratégique française ou allemande quant au rôle de l’UE dans cette guerre. Dans ses discours de la Sorbonne et d’Athènes, le Président français avait bien évoqué l’Europe de la défense et son objectif «d’autonomie stratégique», partagé entretemps sur le papier par l’Allemagne. Mais la CSP, une disposition du Traité de Lisbonne, depuis et entretemps mise en place sous l’impulsion de la France, semble surtout confirmer l’impossibilité des Européens de se mettre d’accord tous ensemble sur une approche stratégique.

Au lendemain des festivités qui ont accompagné les 60 ans du traité de l’Élysée, on peut ainsi constater le retour de l’histoire: comme en 1962-63, face à un conflit géopolitique majeur qui menace l’Europe, c’est à nouveau le rapport aux États-Unis et le rôle que ces derniers devraient jouer en Europe qui posent question. La construction du Mur de Berlin (1961) et la crise des missiles à Cuba (1962) précédaient le rapprochement franco-allemand (1963). Mais dès la ratification du traité de l’Élysée, le Parlement allemand s’empressa de faire marche arrière, en décidant un préambule qui clarifiait que le traité franco-allemand ne devait pas servir à s’éloigner des États-Unis.

Aujourd’hui, à nouveau renvoyés par la guerre dans les bras des États-Unis, les Européens cherchent un stratagème pour arrimer solidement l’allié transatlantique à l’Europe. Cependant, nous ne sommes pas à l’aune d’une nouvelle guerre froide avec la Russie; vu de Washington, c’est plutôt la rivalité avec la Chine qui devrait imposer sa marque à l’avenir.

Devant ce constat, l’Europe, et donc la France et l’Allemagne, doivent accepter quelques réalités avant de pouvoir se mettre d’accord sur une approche géopolitique.

  • La présence américaine en Europe reste nécessaire pour garantir notre sécurité. Elle continuera à se déployer à travers l’OTAN et la plupart des Européens semblent d’ailleurs se réjouir de son existence, au point que deux nouveaux pays demandent à entrer dans l’alliance. La guerre en Ukraine donne à nouveau tout son sens à l’alliance transatlantique. En envoyant les « chars lourds» en Ukraine, et en organisant sa défense territoriale sur le flanc est, elle retrouve même sa première raison d’être.
  • Cependant, l’urgence de la guerre et l’activisme de l’immédiat ne suffiront pas pour empêcher le glissement géopolitique des États-Unis vers l’espace Pacifique. À moyen terme, les membres Européens vont devoir prendre une plus grande part de responsabilité au sein de l’OTAN. Dans le cadre du fameux «pilier européen» de l’OTAN, ils devront consentir plus de moyens à la défense commune. Dès lors, se pose la question de savoir si cet investissement viendra avec plus d’influence et «d’autonomie stratégique» au sein de l’alliance. Cela passera par la capacité matérielle de pouvoir agir en tant qu’Européens, indépendants des États-Unis, et ensuite par une doctrine, compatible avec l’OTAN, mais centrée sur le rôle des membres européens de l’alliance. Le tout devra également donner des gages sérieux quant à la continuité de la protection américaine de l’Europe. Sans oublier les garanties pour les États-Unis que les Européens participeront plus, mais sans se tourner un jour contre les États-Unis…

Si nous revenons à la France et à l’Allemagne, il s’agit donc, dans une situation de conflit «chaud», de retrouver très rapidement une capacité d’action suffisante pour la défense territoriale. Pour l’armée allemande, cela pas- sera très certainement par l’acquisition de matériel américain, rapidement disponible et homologué dans le cadre de l’OTAN. Dans un deuxième temps, il s’agit de relancer les efforts pour structurer le chemin vers l’établissement d’une «culture stratégique commune», tant au niveau européen (« boussole stratégique ») qu’au niveau franco-allemand (Traité d’Aix-la- Chapelle, articles 3 et 4). L’instauration d’un «conseil franco-allemand de défense et de sécurité» (art. 4.1.) donne même l’instrument par lequel le rapprochement des politiques de sécurité et de défense pourrait se faire. Cependant, cet instrument existe depuis 1988, en tant que protocole annexe du traité de l’Élysée, sans qu’il ait exercé une quelconque influence décisive depuis. Aujourd’hui, l’expérience montre qu’en matière de sécurité et de défense, un instrument institutionnel ne suffit pas, de même que des provisions dans un traité. Une volonté politique affirmée et une vision, au moins générale, du rôle de son pays en Europe, et de l’Europe au sein de l’OTAN et dans le monde, paraissent nécessaires.

C’est peut-être en laissant de côté momentanément la dimension militaire d’une vision géopolitique commune qu’un compromis entre approche française et allemande pourrait se dessiner. Si l’on veut bien admettre que la situation militaire restera pour le moment ce qu’elle est – l’Europe est défendue par l’OTAN – il demeure la grande question de l’ordre géopolitique qui sera construit à la fin des hostilités. Dans une compréhension « géopolitique » de l’UE, soutenue notamment par l’Allemagne, l’Union a ouvert sa porte aux «Balkans occidentaux». Entamé en 2003, le «processus d’adhésion» a abouti pour quatre des six pays sous le statut officiel de « pays candidat» (Macédoine du Nord, Albanie, Serbie, Monténégro). Deux autres pays sont des «candidats potentiels» (Bosnie-Herzégovine, Kosovo). Si l’Allemagne a soutenu leur de- mande d’adhésion, notamment pour des rai- sons géopolitiques, la France de Jacques Chirac à Emmanuel Macron a été beaucoup plus réticente. Emmanuel Macron met notamment la priorité sur une réforme en profondeur de l’UE et de sa capacité de décider politique- ment («souveraineté européenne») avant chaque élargissement. Or, pendant de longues années, la France et l’Allemagne sont restées leurs positions. L’Allemagne, tout en soutenant les pays candidats, n’a pas cherché à faire évoluer la position française, en adressant les préoccupations de Paris.

Illustration-ville-en ruine.

L’idée lancée par le gouvernement français d’une « Communauté politique européenne » (CPE) et, face à la guerre, les promesses d’adhésion rapides faites à l’Ukraine et à la Moldavie, ont permis d’évoluer. La CPE pourrait ainsi devenir le chaînon manquant entre pays membres de l’UE, pays-candidats et autres pays européens qui permettra de tisser un ordre géopolitique. Avec la première réunion de la CPE à 44 États à Prague (6 octobre 2022) et un deuxième sommet prévu à Chisinau (Moldavie), au printemps 2023, cette structure pourrait contribuer à stabiliser le continent. À travers des coopérations dans des domaines d’intérêt commun, elle permettra aux Européens de gérer ensemble les nombreuses interdépendances qui existent entre eux. Bien mené, la CPE permettra avant tout de retrouver la confiance entre États, à travers des engagements tangibles, là où ces dernières années les pays membres se cachaient derrière un processus (d’adhésion) que la Commission européenne était bien souvent la seule à mener concrètement.

Quel sera le véhicule : CPE, processus d’adhésion, OSCE ou Conseil de l’Europe ? Il est cependant clair que ces institutions n’ont pas le pouvoir politique de s’imposer à la place des élus, et avant tout des chefs d’État et de gouvernement. Notamment les gouvernements allemands et français y retrouvent toute la responsabilité qui est la leur, non pas de dominer l’Europe, mais de faire en sorte que des solutions de coopération et d’intégration européenne puissent prendre le dessus sur les actions unilatérales, mais également sur les coalitions « ad-hoc». Pour cela, la volonté politique des seuls chefs d’État et de gouvernement ne suffira pas. Mais si elle ne s’affiche pas, les institutions ne suffiront pas non plus.

1*Comme l’inspecteur de l’armée de terre allemande, le général (3S) Alfons Mais, l’a reconnu le matin même de l’attaque russe: “Du wachst morgens auf und stellst fest: Es herrscht Krieg in Europa. Ich hätte in meinem 41. Dienstjahr im Frieden nicht geglaubt, noch einen Krieg erleben zu müssen. Und die Bundeswehr, das Heer, das ich führen darf, steht mehr oder weniger blank da.”

2* https://www.swp-berlin.org/publikation/germanys-fragile-leadership-role-in-european-air-defence

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