CONVERGENCE ÉCONOMIQUE – L’évolution de la résilience de la zone Euro en temps de crise

Par Paschal Donohoe, Président de l’Eurogroupe – LA REVUE #136.

Alors que les deux premières décennies de l’euro en remplacement des monnaies nationales ont été difficiles, les niveaux de revenu et le niveau de vie dans la zone euro ont continué de s’améliorer avec un niveau élevé de convergence économique. C’est un signe concret de la façon dont l’euro, en tant que projet politique, a réussi à résister à des tempêtes très différentes tout au long de son existence et à tenir son engagement à construire un avenir commun qui nous aide à accomplir beaucoup plus collectivement qu’individuellement. En janvier, nous avons accueilli la Croatie en tant que vingtième membre, prouvant une fois de plus l’attrait et la résilience de notre monnaie commune, même en cette période de grande incertitude et de grande difficulté.

L’impact humanitaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie est au premier plan de nos préoccupations, et l’UE et de nombreux autres pays fournissent une aide vitale à l’Ukraine. La zone euro est également confrontée aux impacts économiques importants de la guerre. Il s’agit notamment de la menace de niveaux d’inflation toujours plus élevés, des répercussions sur le coût de la vie et de l’incertitude, ainsi que des risques amplifiés associés à l’énergie et à d’autres enjeux plus généraux de la chaîne d’approvisionnement. Cependant, les antécédents récents de la zone euro et sa résilience face aux chocs importants signifient que les États membres sont bien placés pour rebondir après celui subi par l’activité économique. La preuve en est que, malgré les défis liés à la guerre, et avant cela à la pandémie, l’économie de la zone euro s’est bien comportée en 2022, avec une croissance de 3,5 %, dépassant ainsi les attentes.

La guerre en Ukraine marque le quatrième bouleversement majeur de la zone euro en deux décennies. Les deux premiers – la crise financière mondiale et la crise de la dette souveraine de la fin des années 2000 – ont souligné le fait que la zone euro n’était au départ pas entièrement équipée en cas de crise importante. Cela a entraîné une série de changements d’envergure dans l’architecture de la zone euro. De nouvelles institutions ont été créées pour renforcer les marchés des capitaux et le secteur bancaire européens. Le mécanisme européen de stabilité a été établi en tant que prêteur de dernier recours. Des structures de surveillance bancaire nouvelles et améliorées ont été introduites par le biais du Mécanisme de surveillance unique (MSU) et du Conseil de résolution unique (CRU). Il y a eu également plusieurs réformes du cadre de gouvernance économique visant à renforcer la surveillance macroéconomique et à améliorer la coordination des politiques dans la zone euro. Grâce à ces améliorations, la zone euro était beaucoup mieux placée pour faire face à la menace représentée parle troisième grand choc – la pandémie de Covid-19, ainsi que les conséquences de la guerre.

COVID-19 et réponse de la zone euro

Cette pandémie a entraîné des coûts immédiats et inimaginables pour la santé publique et la vie quotidienne. Elle a remis en question les libertés les plus fondamentales de l’UE – la liberté de circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Cette crise sanitaire, qui est devenue une crise économique, a représenté un immense défi pour l’Europe étant donné son ampleur et sa nature sans précédent. Au départ, lorsque la pandémie s’est propagée au début de 2020, un certain nombre de me- sures d’urgence à court terme ont été adoptées par les États membres, principalement pour limiter les mouvements. Inévitablement, des erreurs ont été commises, avec des frustrations liées aux restrictions et à la rapidité des vaccinations. Cependant, après réflexion, les gouvernements et les institutions européennes ont agi rapidement et, contrairement aux crises précédentes, de manière coordonnée et unifiée.

La décision rapide de l’UE de suspendre les règles fiscales et de faciliter les aides d’État aux entreprises a clairement indiqué que la réponse à cette crise serait très différente de celle de la crise financière mondiale et de la crise de la dette souveraine. Les systèmes fiscaux et de protection sociale des États membres ont été pleinement déployés pour protéger les revenus. Il y a également eu une série de nouvelles aides temporaires au revenu (principalement des régimes de subventions salariales) ainsi que des aides plus larges aux entreprises. Celles-ci ont été conçues et mises en œuvre pour protéger davantage les moyens de subsistance et rassurer les citoyens dans un moment de grande incertitude. En outre, trois nouveaux grands filets de sécurité à l’échelle de l’UE ont été dévoilés, pour un montant de 540 Mds d’euros: l’instrument SURE de la Commission européenne visant à maintenir l’emploi via des programmes de subventions salariales, le nouveau fonds de garantie paneuropéen de la Banque européenne d’investissement pour les entreprises et la nouvelle ligne de crédit de soutien dans le cadre de la crise pandémique du Mécanisme européen de stabilité.

La politique budgétaire dans la zone euro a été exceptionnellement favorable, avec des niveaux sans précédent de dépenses et d’emprunts alors que les pays géraient leurs réponses à la pandémie. Les dépenses de santé ont augmenté très rapidement pour atteindre des sommets historiques, afin de contrer la hausse des infections et de mettre au point des vaccins. Il y a également eu un accord sur une large panoplie de garanties et d’aides de trésorerie pour le secteur des entreprises.

De même, la politique monétaire a été extraordinairement favorable. La BCE a agi rapidement et de manière décisive, en utilisant à la fois des outils normaux et de nouveaux instruments, tels que le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP) temporaire, pour protéger le mécanisme de transmission de la politique monétaire. Par conséquent, les conditions de financement sont restées favorables pour les entreprises et les États souverains, ce qui a grandement facilité la réponse de la politique budgétaire à grande échelle au Covid-19.

Une autre innovation clé a été la conception et l’accord sur un plan de relance de 750 Mds d’euros pour l’Europe – «NextGenerationEU» (NGEU). Ce vaste plan de relance visait à donner la priorité aux réformes structurelles et aux investissements axés sur les projets verts et numériques. Il a été accepté rapidement (en juillet 2020) après une série de longues discussions au Conseil européen. Cette situation a été com- parée au «moment hamiltonien» de l’Europe, qui a permis à la Commission d’emprunter au nom des États membres. Cela a créé un actif sans risque européen hautement coté, qui a enrichi les marchés des capitaux européens. Une caractéristique principale du NGEU est qu’une grande partie de son financement (près de 50 %) est assurée par des subventions, ce qui ajoute au cadre européen de gestion de crise.

Ces actions ont donné aux États membres la marge de manœuvre nécessaire pour lutter contre la pandémie. L’Europe et ses institutions ont travaillé en étroite collaboration, et les mesures politiques ont été bien coordonnées et de ces bornes particulières s’inscrivait en revanche dans une unité plus large: l’Empire romain, dont la citoyenneté s’arrêtait où començait sa périphérie barbare, le long de la frontière tangible du limes.

De la répression de la Vendée pendant la Révolution française à l’impérialisme anglais en Grande-Bretagne et en Amérique, la construction d’une culture et d’une identité nationale homogènes fut pourtant souvent le fruit d’une violence elle-même barbaresque. Car dès lors que l’enfer, c’est les autres, les attributs choisis pour marquer la différence deviennent toujours plus qu’accessoires. Umberto Eco en examine les ressorts dans des pages classiques: dès lors qu’un impératif d’unité se fait jour, une implacable mécanique se met en branle par laquelle se construit un ennemi tantôt réel, tantôt imaginaire, mais qui apparaît toujours sous la forme d’un miroir déformant ou inversé. C’est ainsi que s’unirent Athènes et Sparte, aux prémices de l’Europe, pour faire face à l’Empire perse. L’Europe finit par inventer l’État-nation comme forme par défaut de la communauté humaine au XVIIe siècle. Mais il naquit de même dans le sang, et grâce à une conjonction contingente et inédite entre les notions de souveraineté, de territoire, de peuple et de gouvernement.

Être géopolitique ou ne pas l’être?

Andrew Hurrell (4) identifie environ 15000 groupes culturels distincts de par le monde. Et de citer Boutros Boutros-Ghali, en 1994 : «Si chaque groupe ethnique, religieux ou linguistique revendiquait son État, il n’y aurait aucune limite à la fragmentation du monde». En l’absence d’empire ou d’État-nation pour la figer, où s’arrêter en effet dans la détermination à produire de la limite? Il n’est pas impossible, après tout, que le XXIe siècle finisse par se résoudre à ce que tous les individus soient différents, que leurs préoccupations soient incommunicables et que la véritable frontière soit celle qui sépare un être humain d’un autre.

Le temps long est toutefois parsemé aussi de cas contraires. La puissance et la gloire des souverains perses qui succédèrent à Cyrus le Grand, par exemple, ne reposaient pas sur l’imposition d’un système juridique, religieux ou culturel unique. Elles se mesuraient à l’inverse au nombre età la diversité des sujets de l’empire, dans une forme de rapport à l’altérité qui semblait faire fi de la limite. Hérodote rapportait ainsi que les rois perses ne se contentaient pas de tolérer diverses coutumes et religions, mais adoptaient celles qu’ils jugeaient désirables, comme le plastron égyptien et la robe courte de combat. Le Moyen Âge, avec ses multitudes de souverainetés qui s’imbriquaient sur un territoire unique, était d’ailleurs peut-être mieux équipé que la modernité pour résoudre la contradiction, et éviter à ces identités en palimpseste de finir par s’exclure mutuellement.

Ainsi, Rousseau ne voyait-il pas de contra- diction à écrire que le « sentiment d’humanité» n’est susceptible de naître qu’au sein d’une communauté limitée et cohérente, et que pourtant «le patriotisme et l’humanité sont, par exemple, deux vertus incompatibles dans leur énergie, et surtout chez un peuple entier». Cicéron parlait, lui, de «l’infinité de degrés de proximité et de séparation dans la société humaine». En procédant « à partir du lien universel de l’humanité commune, l’on arrive aux liens plus particuliers » et un peu plus fermes entre la famille, la tribu, la cité ou la nation. Il considérait donc parfaitement légitime que les obligations éthiques soient plus fortes entre ceux «qui partagent cité, forums, temples, colonnades, rues, statuts, lois, cours de justice, droits de vote; sans parler des divers cercles commerciaux, sociaux et amicaux»(5).

Le continent palimpseste

Reste qu’il est une distinction drastique entre une mondialisation qui tend à uniformiser et une mise en rapport qui multiplie les relations en préservant leur singularité. L’Europe est-elle la plus mal placée pour comprendre et s’adapter à cette anarchie normalisée? Cela suppose de ne pas dissoudre ce cercle d’identité restreint au sein duquel les peuples sont ancrés et se sentent écoutés et en contrôle. C’est même sans doute la condition de possibilité de la délégation vers un pouvoir supranational, comme de la création de cercles d’identité plus larges. Cela nécessite aussi cependant un travail certain car, comme a coutume de le rappeler Zadie Smith à propos des identités hybrides, « la flexibilité est quelque chose qui nécessite du travail si elle doit être maintenue » (6). En somme, la limite serait la condition de possibilité de son propre dépassement. Le poète Seamus Heaney rappelait ainsi que dans le temple dédié à Jupiter au Capitole, la stèle du dieu Terminus était placée sous une percée du toit, et donc ouverte à tous les cieux. Le gardien des bornes lui-même ne voulait pas de toit au-dessus de sa tête, peut-être car la limite a ses limites.

Il ne s’agit pourtant pas uniquement de renouveler les réponses: elles abondent déjà, péremptoires et définitives, sur les réseaux et dans les quotidiens. Il s’agit surtout de poser les questions différemment. Imaginer un futur européen figé dans une alternative entre nationalisme et fédéralisme, c’est se fermer par avance toute possibilité d’invention d’un futur dont le modèle n’existe pas encore. Renvoyer dos à dos les grands totalitarismes collectifs du XXe siècle et les petits individus libres, insatisfaits et tyranniques du XXIe permet certes de se dissocier d’un passé et d’un présent qui paraissent tous deux à bout de souffle, mais n’aide que modérément à échafauder l’avenir ou penser l’Europe à nouveaux frais – et peut-être contre elle-même – qui comme un continent palimpseste, qui comme un laboratoire au sein duquel les hybrides contemporains ne cessent de re-fabriquer de concert l’individu et la communauté, la nation et le continent, l’identité et la république, le village et l’horizon. Une Europe qui cherche moins à bricoler un pot-pourri d’identités fixes, introverties et réactives qu’elle ne découvre son fond commun, quoique changeant toujours et perpétuellement à façonner. Cette œuvre, le Vieux Continent n’en a pas encore mesuré l’ampleur.

Imaginer un futur européen figé dans une alternative entre nationalisme et fédéralisme, c’est se fermer… toute possibilité d’intervention d’un futur dont le modèle n’existe pas encore.

Paschal Donohoe
  • (4)Voir Hurrell, A. (2007). On Global Order Power, Values, And the Constitution Of International Society. Oxford, Oxford University Press.
  • (5)Voir Cicéron, De Officiis, livre I ainsi que l’analyse de Hurrell à ce propos (2007), Ibid.
  • (6) Voir Vanessa Guignery «Zadie Smith’s NW or the art of line-crossing». Revue électronique d’études sur le monde anglophone, Laboratoire d’Études et de Recherche sur le Monde Anglophone, 2014.

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