DÉCRYPTAGE ET ANALYSE – Élections européennes 2024

Décryptage politique et analyse

Par Sylvain Kahn, Docteur en géographie, professeur agrégé d’histoire et chercheur au Centre d’histoire de Sciences po

Dernier ouvrage paru : « L’Europe face à l’Ukraine », PUF, 2024 

En France en 2019, les Verts et LREM, devenue  Renaissance, appartenaient aux partis et  mouvements politiques qui pensent que les défis qui se posent aux Européens peuvent se résoudre démocratiquement à l’échelle  européenne. Dans cette famille, on trouve  plutôt les partis dont le projet de société est  pleinement, et en première instance, orienté par l’enjeu écologique, et ceux, souvent fondamentalement libéraux et démocrates, tourné vers l’émancipation de l’individu. Écologistes et libéraux sont le plus souvent pro-européens sans réserve : pour ce type de partis, l’Europe fait partie de la solution, voire est la solution.  

d’une dynamique électorale : les Verts, La République en Marche (LREM) et le Rassemblement  national (RN). L’augmentation de la participation d’alors avait surtout profité aux trois partis  politiques qui affichaient une vision extrême ment claire de ce qu’ils attendaient de l’Europe.  En 2019, le RN figurait la déclinaison française  des partis nationalistes et souverainistes,  euro-contestataires ou europhobes. Au Parlement européen, ils se répartissent entre deux groupes, European Conservatives and Reformists (ECR) (auquel s’est récemment affilié  Reconquête) et Identité et Démocratie (ID)  (auquel est affilié le RN). Pour eux, l’Europe fait  partie du problème, voire est le problème.  

Ces familles politiques que tout oppose ont un caractère en commun : sur leur doctrine  européenne, elles sont très cohérentes.  Au RN — c’est son seul point commun avec  Renaissance et les Verts —, il n’y a sur l’Europe ni division ni tensions internes. L’éviction du  Front national d’un Florian Philippot refusant de renoncer au « Frexit » et à la sortie de l’euro,  puis le score insignifiant de sa liste (Les Patriotes)  en 2019 en a été l’illustration. 

A contrario, dans les droites et les gauches  héritées du XXe siècle, celles dont les partis ont été « de gouvernement » et ont construit  l’Europe politique, de la CECA au traité de  Lisbonne, — famille des démocrates-chrétiens et des conservateurs d’une part, famille des socialistes et sociaux-démocrates d’autre part —,  on trouve, dans chaque délégation nationale,  des pro-européens et des bien moins européens, voire des courants souverainistes. Selon les époques, ou selon leur situation (au gouvernement ou dans l’opposition), 

“Dans cette campagne, débats et clivages portent encore moins sur la légitimité  et le bien-fondé de la construction  européenne qu’il y a cinq ans.  Il porte davantage sur la légitimité et la pertinence  de la supranationalité, et   sur le contenu des politiques  publiques ” 

ces ambiguï tés ont été particulièrement prégnantes au  sein de la SFIO et du PS. Le Parti populaire  européen (PPE), lui, à l’image de LR, de Forza  Italia, des Tories britanniques jusqu’au Brexit, de la CSU…, est depuis quarante ans tiraillé  entre « européistes » et « souverainistes », entre partisans de plus ou moins d’Europe supranationale. Le RPR, qui précédait LR comme héritier déclaré du gaullisme, n’a ainsi pas rejoint  le PPE avant 1994.  

En 2019, ces partis, dits « de gouverne ment », n’ont pas attiré les électeurs : la tendance  électorale était à la cohérence idéologique sur l’Europe; le PS et LR ont été sanctionnés pour leur absence de clarté sur la politique européenne. 

Depuis la fin de la guerre froide, on avait  en France des lignes de clivage entre ces partis que l’on appelait pro-européens – UMP, PS  – et d’autres, qu’on appelait anti-européens –  RPF, FN, PC, FG. Dans cette configuration, ces deux grandes familles étaient, avant 2017-2019, positionnées comme européistes. Quelles que fussent leurs ambiguïtés, elles disaient :  

« Il faut faire avancer l’Europe parce que c’est une valeur. Il faut faire avancer l’Europe car  elle conforte nos acquis politiques et notre  communauté nationale, et qu’elle nous prémunit contre les dommages de la mondialisation  et contre la guerre à laquelle mènent les nationalismes. » C’était l’histoire du « European  Rescue of the Nation-State d’Alan Milward »,  des objectifs et des intérêts réputés nationaux atteints et consolidés par l’Europe. Dans des  styles très différents, François  Mitterrand (à partir de 1984), puis Jacques Chirac (à partir  de 1995), ainsi que Lionel Jospin (en 1997) se sont parés d’un costume de dirigeant européen avec ce type de discours, dans une approche qui restait plutôt extérieure à la philosophie politique de la supranationalité. A contrario, il y  avait des partis eurosceptiques et europhobes qui disaient : « Mais non, ce n’est pas à l’échelle  de l’Europe que cela se joue, c’est à l’échelle de la nation, et il faut défendre celle-ci contre  l’Europe, car l’Europe détruit la nation. » 

En 2024, la situation dans laquelle se déroule la campagne est très différente pour deux raisons. Premièrement, l’UE est engagée aux  côtés de l’Ukraine dans sa résistance à l’invasion par la Russie. Deuxièmement, la réponse à la Covid-19 en 2020 clôt la crise des « quinze ans »  ouverte en 2005; elle fait l’effet d’une relance de la construction européenne – analogue à  celles de 1984, 1969, 1955. Avec la réponse à ces deux chocs externes, très préoccupants et  quasi concomitants — Covid-19, agression russe  de l’Ukraine –, la construction européenne est  à nouveau vécue comme une solution dans  l’opinion publique. 

Dans cette campagne, débats et clivages  portent encore moins sur la légitimité et le  bien-fondé de la construction européenne  qu’il y a cinq ans. Ils portent davantage sur la  légitimité et la pertinence de la supranationalité, et bien davantage encore sur le contenu  des politiques publiques à mettre en place à  l’échelle européenne dans le cadre de l’UE. Aucune des forces en présence ne conteste ni la légitimité du plan de relance, ni celle de  l’emprunt européen; mais elles s’opposent sur  la primauté du droit européen et sur la conditionnalité de l’accès aux financements au respect de l’État de droit. Aucune ne demande à  supprimer Frontex, mais elles s’opposent sur  ses missions. S’agissant de la construction européenne, la ligne Orbán, au pouvoir depuis 2010, s’est imposée dans toute la famille européenne des droites radicales et extrêmes, le programme du RN y figure le prototype  d’un parti d’extrême droite anciennement  europhobe et « orbanisé » : l’UE, en dépit de  cette Commission supranationale qu’il faut soit infiltrer soit éroder, est une ressource pour  protéger chaque nation contre le monde non  européen et faire prospérer non seulement  l’économie, mais aussi l’« illibéralisme ». 

Dans ce paysage, l’inflation des prix agri coles et de l’énergie a imposé une ligne de  front : le Pacte vert, stop ou encore? Adhère t-on à l’UE comme modèle de lutte contre le changement climatique et de monde habitable,  ou à l’UE comme modèle de croissance et de  société à la fois industrielle et postindustrielle (au sens de Bell et Touraine)? Dans ce débat,  le RN est plus attractif que LR, puisque le PPE  auquel est affilié LR a porté le Pacte vert jusqu’à  l’été 2023 et que Nicolas Sarkozy fut à l’initiative  du Grenelle de l’environnement. La ligne « en core » semble bénéficier davantage au PS et à  Renaissance qu’aux Verts, car ces derniers, à  tort ou à raison, et à la différence des écologistes allemands, sont perçus comme doctrinaires ou radicaux par une partie de l’électorat  soucieux de développer la lutte contre le changement climatique et pour la transition;  ils sont aussi perçus, à tort ou à raison, s’ils gouvernaient, comme prêts à embrasser la  cause de la décroissance et de la sortie de la  société de consommation au lieu de proposer comment adapter cette dernière.  

La politique migratoire européenne est un  autre sujet polarisant. Derrière cet intitulé se confrontent des représentations antagonistes. D’une part, un fondamentalisme islamiste perçu comme protéiforme ou très localisé, expansif ou circonscrit; d’autre part, une cohésion  de la société qui serait d’abord un problème social et de solidarité, ou plutôt un problème  culturel et d’affirmation communautaire. Il y a  donc les partis pour lesquels le scandale  est d’abord constitué par les naufrages en  Méditerranée et dans la Manche et par l’« en campement » (Michel Agier) des personnes  migrantes; et les partis pour lesquels le scandale  réside d’abord dans le départ et l’arrivée de  personnes migrantes sans autorisation ni visa. Il y a ceux qui considèrent que le respect de  l’État de droit est d’abord le respect des procédures du droit d’asile et l’accueil a priori, et ceux qui considèrent que le respect de l’État  de droit est d’abord le respect des décisions rendues par les juridictions du droit d’asile et le respect des OQTF.  

Dans ce contexte, au Parlement européen, tous les partis français sauf un, Renaissance, ont choisi de voter contre tout ou partie du  Pacte européen pour l’asile et la migration, et  d’en faire un argument électoral. Paradoxe quand on sait, notamment, tout le travail accompli en amont de ce vote au sein des deux  grands groupes PPE et S&D du PSE. 

À l’étonnement d’un nombre certain de commentateurs, l’Ukraine est peu clivante et peu différenciante. Autant, en 2017 et en 2019, la France s’était singularisée par le clivage structurant entre pro russes et admirateurs du  régime de Poutine d’un côté, et de l’autre, adeptes de l’Alliance atlantique et d’une politique visant à contenir dans des limites accep tables l’impérialisme mafieux russe; autant,  depuis février 2022, le soutien à l’Ukraine et la condamnation de la Russie est devenue une politique consensuelle. Une petite partie des  forces politiques – LFI, le PCF et Reconquête! – est explicitement contre le soutien à l’effort de guerre en Ukraine. Sur ce sujet, le RN fait  profil bas, cultive le flou et l’ambiguïté. Son  groupe s’est abstenu lors du scrutin du 12 mars  2024 à l’Assemblée nationale sur la politique française de soutien à l’Ukraine. 

En 2024, par rapport à 2019, le positionnement très européiste d’Emmanuel Macron et de Renaissance est affaibli par les réformes franco-françaises voulues par le Président de la République: une partie de son électorat  de 2017 et 2022 lui reproche la réforme des retraites et la loi sur l’immigration qui a été  votée avec la droite et l’extrême droite. Lui  reproche-t-on, également, ses changements  de pied sur, non pas le soutien à l’Ukraine, mais la place à accorder à Poutine et à la Russie  dans la politique étrangère et de défense européenne ? Sur ces différents sujets,  Raphaël Glucksmann, pour ces électeurs-ci,  apporte une rectitude et un ancrage. Il conviendra toutefois de suivre de près le programme  de sa liste au-delà de son discours personnel :  le PS a eu en effet sur les questions européennes, par le passé, des positions parfois floues ou ambiguës. 

Il est possible que, plus on se rapproche  du vote, plus se rejoue la dynamique de 2019: à savoir le choix pour une des listes pour qui l’Europe est clairement et sans ambiguïté la  solution, avec l’idée que mieux vaut un bon compromis entre Européens pour avancer, tout  court et ensemble, que l’inverse, au risque de faire du surplace pour ne pas compromettre de supposés grands principes, comme on le  voit sur le Pacte asile et migration. Dans cette  hypothèse, les raisons qui ont favorisé l’attraction macroniste sur une partie de l’électorat PS en 2017, puis en 2019, pourraient produire des effets analogues en 2024, mais sur un mode atténué. À cette aune, le positionnement de  Valérie Hayer, qui fait résolument une campagne de sortants, revendiquant le bilan de la mandature et de la Commission – un bilan qui,  objectivement, est particulièrement dense, d’autant qu’il inclut de facto une relance de la  construction européenne – pourrait, peut-être,  être un pari finalement gagnant. Les autres  partis qui pourraient revendiquer ce bilan et ces avancées s’y refusent, même les Verts, qui ont pourtant marqué de leur empreinte les réalisations des cinq années écoulées.  

Cela peut-il suffire à convaincre celles et ceux qu’il est convenu d’appeler les macronistes de gauche et autres déçus du bilan présidentiel? La réponse pourrait en partie figurer dans la capacité d’entraînement, éventuelle, du second discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron.  

Quoi qu’il en soit, la forte attractivité cumulée des deux listes de droite radicale et extrême est favorisée par l’abandon de leur discours europhobe et de retour au franc, au profit d’une posture souverainiste et de prise de pouvoir dans l’UE.  

Les résultats des élections européennes en France détermineront la couleur des 81 sièges français, mais il faudra compter avec l’ensemble des 720 sièges au Parlement pour définir la nouvelle coalition et la nouvelle dynamique pour ce mandat. 

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