VERS UNE DIPLOMATIE FÉMINISTE EUROPÉENNE?

DEBORAH ROUACH, Co-fondatrice et co-directrice de l’Institut du Genre en Géopolitique 

DELPHINE O, Ambassadrice, secrétaire générale du Forum Génération Égalité 2020 de l’ONU

Dans cet article collaboratif, Delphine O, Ambassadrice, secrétaire générale du Forum Génération Égalité 2020 de l’ONU et Déborah Rouach, Co-fondatrice et co-directrice de l’Institut du Genre en Géopolitique, nous éclairent sur le sens d’une diplomatie féministe européenne, « une idée novatrice, radicale en ce qu’elle requiert de concevoir l’ensemble de la politique extérieure à travers l’angle du genre » mais encore peu connue. Une ambition donc, un horizon possible pour la diplomatie européenne. 

L’engagement de l’Union européenne pour la promotion et la défense de l’égalité entre les femmes et les hommes remonte au traité de Rome en 1957, qui garantissait notamment “l’égalité de rémunération entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail” (article 119). Depuis, de nombreux textes juridiques et mesures politiques ont été adoptés en faveur de l’égalité des genres au sein de l’UE, consacrée par l’article 23 de la Charte européenne des droits fondamentaux. 

La Stratégie de la Commission européenne en faveur de l’égalité hommes-femmes 2020-2025, pour une Europe respectueuse des droits des femmes et des filles dans toute leur diversité, marque un véritable tournant dans les engagements pris par l’UE sur ces questions. 

Au lancement de cette « Union de l’égalité », Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne depuis 2019, déclarait que : « L’égalité entre les femmes et les hommes est un principe fondamental de l’Union européenne, mais elle n’est pas encore une réalité ». 

Cette stratégie, qui mentionne explicitement une approche intersectionnelle, a pour objectif de mettre un terme aux violences, discriminations et inégalités fondées sur le genre, d’assurer l’égalité des genres dans les secteurs économiques et le monde du travail et de promouvoir la participation pleine et active des femmes dans les instances de décision politiques. 

La tout première “Stratégie en faveur de l’égalité des personnes LGBTIQ 2020-2025″ vient la compléter, démontrant le rôle essentiel que l’Union européenne joue dans la lutte contre tous les types de discriminations à l’encontre de minorités sur son territoire. 

Ces stratégies ciblent les actions menées au sein de l’UE, tout en étant en accord avec le troisième plan d’action de l’UE sur l’égalité des genres et l’émancipation des femmes dans les relations extérieures 2021-2025, aussi appelée GAP III (Gender Action Plan). 

Ce plan fait de l’égalité des genres et des droits des femmes un volet prioritaire de la politique étrangère de l’Union européenne, et réaffirme l’alignement de l’action de l’UE avec les textes fondateurs des Nations Unies en la matière : la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW, 1979), la Déclaration et la Plateforme de de Pékin (1995), l’Agenda Femmes, Paix et Sécurité (2020), ainsi que l’Agenda 2030 et les Objectifs de Développement Durable. Il met en avant une vision stratégique et transformatrice qui se veut exemplaire en matière d’intégration de l’égalité des genres dans les actions menées dans le cadre des relations extérieures. Ce plan ambitionne également de consolider une approche commune et de coopération entre les États membres de l’UE, ainsi que les partenaires au niveau national, régional et multilatéral. 

Sur le plan de l’aide publique au développement (APD), l’UE s’est fixée un objectif très ambitieux dans le GAP III : 85% des actions extérieures devront avoir pour objectif principal ou significatif l’égalité entre les hommes et les femmes d’ici 2025. Cette cible est en voie de réalisation, avec 72% des projets d’APD de l’UE remplissant les critères en 2022 (64,71 % en 2019.2). En termes de représentation et de parité, les femmes représentaient en 2023 

« 47% des cadres supérieurs de la Commission, 31 % au Service européen pour l’action extérieure, 37 % dans les délégations de l’UE et 28 % dans les missions civiles de la politique de sécurité et de défense commune ». 

La Commission s’est également dotée d’un poste d’ambassadeur/ambassadrice pour l’égalité des genres et la diversité, occupé depuis 2021 par une diplomate néerlandaise, Stella Ronner-Grubačić, qui coordonne l’action en faveur de l’égalité des genres au sein du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) et est placée auprès du Secrétaire général. Le SEAE a lancé en mars 2023 son premier “Agenda pour la diversité et l’inclusion 2023-2025”. 

Toujours selon le Rapport conjoint à mi-parcours sur la mise en œuvre du plan d’action de l’UE en faveur de l’égalité des genres, les engagements financiers de l’UE qui promeuvent l’égalité des genres et l’autonomisation des femmes comme objectif significatif ou principal sont passés de « 74,2 % en 2021 (9 325 millions d’euros sur un total de 12 588 millions d’euros), à 77,5 % en 2022 (13 075 millions d’euros) sur un total de 16 880 millions d’euros) ». 

Ces avancées demeurent cependant limitées : au sein des structures de décision de la Commission et du Conseil, les hommes sont toujours largement majoritaires, et de nombreux domaines d’action de l’UE pèchent encore en matière d’intégration de genre, démontrant une difficulté à aligner les engagements pris avec la réalité. Le changement de paradigme nécessaire au sein de l’Union pour atteindre les objectifs fixés par les différentes stratégies et plans sur l’égalité des genres est en outre compromis par la montée en puissance de gouvernements conservateurs parmi ses États membres, gouvernements qui se positionnement ouvertement contre l’usage d’un langage progressiste en faveur des droits des femmes et des personnes LGBTI+ et l’intégration de l’égalité des genres dans les directives européennes. Ainsi, le gouvernement hongrois mené par Viktor Orban s’oppose-t il systématiquement au terme “gender equality” (malgré un usage généralisé depuis plusieurs décennies au sein des institutions multilatérales), au profit de l’expression “equality between men and women” qui remet en cause la distinction établie entre sexe et genre et exclut par la même occasion les personnes LGBTQI+. 

À l’inverse, d’autres pays de l’UE ont choisi une voix progressiste. À date, cinq États membres se sont dotés d’une politique étrangère féministe : la France, l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas et la Slovénie.

Ce concept, initié par la Suède en 2014 sous l’impulsion de sa ministre des Affaires étrangères Margot Wallström, engage les pays à la fois à prioriser les droits des femmes dans leur politique étrangère, et à transversaliser l’égalité des genres dans toutes les composantes de leur diplomatie (développement et coopération, mais aussi sécurité internationale, commerce extérieur, diplomatie culturelle, diplomatie environnementale…). Avec l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de coalition incluant l’extrême droite en 2022, la Suède a pourtant abandonné sa politique étrangère féministe. Cet abandon a constitué à la fois un signal d’alerte inquiétant, dans un pays historiquement champion de la cause des femmes, et un déclencheur, puisque d’autres pays ont annoncé se doter d’une politique étrangère féministe par la suite (Allemagne, Pays-bas, Slovénie). 

On notera d’ailleurs que les deux pays moteurs de l’Europe, la France et l’Allemagne, rivalisent d’initiatives et de discours portant haut la diplomatie féministe, dans un contexte de saine émulation. La ministre allemande, Annalaena Baerbock, et la précédente ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna, ont ainsi affiché à plusieurs reprises leur complicité et la coopération franco-allemande en la matière. En janvier 2023, lors d’un déplacement conjoint en Ethiopie, à la suite de l’accord de paix conclu en décembre 2022, les deux ministres ont volontairement placé la question des violences sexuelles commises dans le cadre du conflit et des réparations au cœur de leurs échanges. Le document-cadre de la diplomatie féministe allemande mentionne d’ailleurs explicitement l’ambition de Berlin ”initier un dialogue avec les ministres des Affaires étrangères de l’UE en faveur d’une politique étrangère et de sécurité qui adopte des orientations féministes” et de “poser les fondations d’une politique étrangère européenne qui place au centre les préoccupations des femmes”. 

S’engager sur la voie d’une politique étrangère féministe au niveau communautaire pourrait non seulement inciter les États membres à adopter ce concept au niveau individuel, mais également à positionner clairement l’Union dans la lutte contre la montée en puissance de mouvements anti-droits et de politiques réactionnaires. Les Européens se présenteraient ainsi comme chefs de file sur la scène internationale pour porter cette dynamique au sein d’autres instances régionales et internationales. Il s’agirait d’une nouvelle étape dans la concrétisation de la promotion de l’égalité des genres et la défense des droits des femmes, des filles, des personnes LGBTIQ+ et marginalisées dans tous les domaines de l’action extérieure de l’UE. 

Pour cela, il faut que l’Union européenne adopte et mette en place de manière concrète une politique étrangère féministe dont le fondement serait une approche fondée sur les droits, holistique, inclusive et à caractère intersectionnel, cohérente avec les mesures prises au sein de l’UE et transversale à tous les domaines de la politique étrangère. Cette politique défendrait une vision transformatrice de la société en faveur de l’égalité des genres et de la lutte contre toutes les formes de violences et de discriminations envers les femmes, les filles et les personnes LGBTI+ et marginalisées. Des moyens humains et financiers adaptés pour l’appliquer devront y être assignés. La coopération avec les associations féministes du Nord et du Sud et avec le secteur de la recherche en constituerait la colonne vertébrale. La raison d’être de la politique étrangère féministe est de promouvoir et défendre les droits humains et l’émancipation de toutes les femmes, quels que soient leur origine, leur couleur de peau, leur statut économique, leur orientation sexuelle, leur religion ou leur appartenance. 

Ces critères, que l’on retrouve dans les rapports de l’Institut du Genre en Géopolitique (dont une des autrices est co-directrice), requièrent de la part de l’UE de revoir son approche militarisée de la sécurité et de reconsidérer l’exportation d’armements qui contribuent à l’augmentation de violences contre les personnes civiles, notamment les femmes et les filles, sans proposer de solutions aux causes structurelles de l’inégalité des genres et de l’insécurité. L’UE doit intensifier son action en faveur du désarmement et de la non prolifération, l’application de l’Agenda Femmes, Paix et Sécurité, la prévention des conflits et l’intégration du genre dans les processus de reconstruction post-conflits. 

L’application d’une approche féministe de la politique étrangère, et plus particulièrement la promotion des principes de l’Agenda Femmes, Paix et Sécurité, revêtent une importance particulière dans le contexte de la guerre en Ukraine, qui a vu revenir la réalité d’un conflit armé sur le territoire européen. La résolution 1325 (2020) du Conseil de sécurité s’appuie sur quatre piliers : le rôle des femmes dans la prévention des conflits, la participation des femmes à la consolidation de la paix, la protection des droits des femmes et des filles pendant et après les conflits, et leurs besoins spécifiques lors du rapatriement et de la réinstallation. Dans ce contexte, de nombreux pays dont la France et l’Allemagne ont rapidement pris en compte l’impact dévastateur de la guerre sur les femmes et les filles ukrainiennes, qu’elles soient en Ukraine ou exilées dans les pays limitrophes. L’attention a été portée notamment aux victimes de violences sexuelles commises par l’armée russe, avec un soutien spécifique aux forces de police et de justice ukrainiennes pour collecter des preuves et mener les enquêtes nécessaires à la poursuite en justice – en Ukraine ou par la Cour pénale internationale – des auteurs de ces violences. 

récente parmi les pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne. Alors que la promotion et la défense des droits des femmes ne constituaient pas un critère majeur dans le processus d’élargissement de 2004, la situation a considérablement changé deux décennies plus tard – tant du point de vue de la “stratégie” d’adhésion des pays candidats que de celui de l’Union dans son processus d’évaluation. La composante “respect des droits humains” et égalité des genres est ainsi devenue fondamentale, et les pays candidats sont scrutés sur leurs politiques internes et externes en la matière tout au long du processus d’adhésion, ce chapitre étant le premier ouvert et le dernier clos. 

En miroir, nous observons un volontarisme fort de la part de plusieurs pays candidats pour démontrer leur dynamisme en matière de droits des femmes, avec l’adoption récente de législations nationales et l’adhésion à des instruments internationaux de référence. Ainsi, parmi les trois derniers pays du Conseil de l’Europe ayant ratifié la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes – convention considérée comme le traité international le plus abouti dans ce domaine -, deux sont des pays candidats à l’UE : l’Ukraine et la Moldavie, qui ont ratifié le texte en 2022. L’Albanie, le Monténégro, la Géorgie, la Macédoine du Nord et la Bosnie-Herzégovine ont multiplié les initiatives législatives pour lutter contre les violences domestiques, promouvoir la place des femmes dans la politique et l’économie. Le Kosovo, quant à lui, se démarque par un engagement fort en faveur de l’Agenda Femmes, Paix et Sécurité, thème sur lequel il organise chaque année un forum mondial de haut niveau. 

En allant plus loin, la Macédoine du Nord et la Moldavie ont signalé leur intérêt pour le concept de politique étrangère féministe. Ces deux pays ont envoyé des délégations en France et sont engagés dans un échange de bonnes pratiques avec le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères pour développer leur compréhension du concept et l’adapter aux réalités de leur politique étrangère et de leur environnement géographique. Il est clair que ce volontarisme participe d’une part d’un souhait de s’aligner sur les meilleures pratiques au sein de l’Union européenne, d’autre part, d’un positionnement stratégique et idéologique qui tranche ostensiblement avec la Russie, à l’heure du conflit ukrainien. 

Le discours misogyne, anti-genre et anti-LGBTQI+ de Vladimir Poutine, qui dénonce “la décadence de l’Occident”, prône un retour aux valeurs patriarcales et à la centralité de la “famille” (entendue au sens exclusif d’un homme et d’une femme) et a comparé l’agression de l’Ukraine à un “viol” dont la victime serait responsable, incite donc les pays d’Europe centrale et orientale à se démarquer clairement des prises de positions russes et à affirmer leur progressisme sur le plan des valeurs. 

La politique étrangère féministe, une idée novatrice, radicale en ce qu’elle requiert de concevoir l’ensemble de la politique extérieure à travers l’angle du genre, et encore peu connue , constitue un horizon davantage qu’une réalité dans les relations internationales. 

Mise doublement à l’épreuve par le regain de popularité de discours réactionnaires et conservateurs d’une part, et par le retour de la guerre et la militarisation accrue des États d’autre part, elle n’en reste pas moins un horizon souhaitable, comme en témoigne l’intérêt appuyé des pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne. 

Article-Diplomatie-Féministe-Delphine-O-et-Déborah-Rouach-22-avril

Derniers articles

Articles liés

Leave a reply

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici