Un an après l’agression russe, les enjeux de la reconstruction de l’Ukraine

Par Julien Vercueil, Centre de recherche Europe Eurasie, Inalco

Même provisoire, le bilan économique de la guerre d’invasion menée par la Russie en Ukraine est difficile à tirer. La partie la plus touchée par les destructions reste une zone de conflit que les autorités ukrainiennes, pour des raisons évidentes de sécurité, n’autorisent pas à arpenter avec le soin qui serait nécessaire à un recueil systématique de données. Quant aux régions encore occupées par l’armée russe (20 % du territoire ukrainien), l’accès au terrain y est impossible. Par ailleurs, aucune des deux parties n’a intérêt à fournir une évaluation très précise des dommages : côté ukrainien, on peut craindre que les informations divulguées puissent être exploitées par l’ennemi ; côté russe, on a pris pour parti de nier la réalité même de la guerre pour nourrir le narratif nationaliste.

On sait déjà néanmoins que le conflit a emporté plusieurs dizaines de milliers de vies civiles et militaires ukrainiennes (1), provoqué des déplacements massifs de population (2) et entraîné des destructions très importantes, mais d’ampleur inégale sur l’ensemble du territoire. La guerre détourne aussi une partie de la population ukrainienne des activités civiles au profit du combat ou de l’effort de guerre, ce qui provoque des pertes économiques supplémentaires.

Dans ce contexte, il faut trouver un juste compromis entre les urgences du soutien au jour le jour à la résistance ukrainienne à l’agression, la gestion de l’afflux inédit d’aide internationale et la planification de la reconstruction d’après-guerre. Nous distinguons dans cet article trois domaines de réflexion et d’action : l’évaluation des besoins, la mobilisation des soutiens et leur coordination, la définition des priorités pour la reconstruction.

  1. ÉVALUER LES BESOINS

La première étude systématique des destructions liées à la guerre en Ukraine a été publiée par la Banque mondiale, le gouvernement ukrainien et la Commission européenne en septembre 2022. Elle couvre la période février-juin 2022, période significative mais trop courte pour donner une idée précise de l’impact actuel du conflit. Sa méthodologie consiste à distinguer trois approches pour l’évaluation : les dommages causés directement aux actifs physiques, les pertes d’activité économique provoquées par la guerre et les besoins en reconstruction en prenant pour référence les standards européens de qualité.

Pour la période février-juin 2022, les besoins estimés atteignent 349 milliards de dollars (World Bank, 2022). Ils concernent pour un peu moins des deux tiers les infrastructures de transports, le logement et la décontamination des terrains minés (20 à 21 % chacun). Les autres secteurs importants sont les infrastructures de santé et de protection sociale, l’agriculture, le commerce l’industrie et le secteur financier (8 à 10 % chacun). Puis viennent les services municipaux, l’énergie et l’éducation (3 % chacun) (graphique 1).

A partir de cette base, une simple extrapolation linéaire produirait une évaluation des besoins en reconstruction à plus de 1000 milliards de dollars, après un an de conflit. Mais d’une part, l’intensité des destructions est fortement corrélée à l’étendue géographique des combats, qui s’est quelque peu réduite depuis les revers militaires de la Russie. D’autre part, l’armée russe a modifié sa stratégie en se repliant derrière une ligne de front recomposée pour préparer de nouvelles offensives terrestres tout en ciblant à distance des infrastructures critiques qu’elle cherche à détruire systématiquement (3). Ces évolutions ont donc modifié la dynamique et la composition des destructions, ce qui interdit de se contenter de l’évaluation d’août 2022 et nécessite un nouvel inventaire par enquêtes de terrain.

  1. MOBILISER, COORDONNER

Les soutiens financiers promis et apportés à l’Ukraine sont d’une ampleur inédite. Les dons publics ont afflué de plus de 40 pays, les soutiens privés de davantage encore (4). Néanmoins, l’hypothèse d’une « fatigue d’Ukraine » s’installant à la longue chez les donateurs n’est pas à prendre à la légère, du fait du surgissement d’autres motifs de mobilisation (comme le tremblement de terre dévastateur survenu en Turquie en février 2023) et de l’évolution même des problèmes à résoudre, sans compter le travail continu de désinformation orchestré par la propagande russe auprès des populations occidentales, qui n’est pas dénué d’effet. Le sujet deviendra d’autant plus sensible lorsque le conflit aura baissé en intensité – transformé soit en un conflit de plus basse intensité proche de celui qui préexistait à l’invasion, soit en une paix véritable ou une paix armée -, car la mobilisation des opinions publiques concernées sera alors plus difficile à maintenir.

L’ampleur des besoins pour la reconstruction nécessite une instance de coordination des financements. Pour des raisons évidentes de souveraineté, la coordination politique ne peut être assurée que par les autorités ukrainiennes. En complément, une coordination technique des différents domaines de soutien – stabilisation macroéconomique, reconstruction sectorielle, développement structurel – devra être assurée entre les organes et administrations ukrainiens dédiés (ministère de l’économie et des finances, ministères sectoriels, banque centrale), les organisations financières internationales (FMI, Banque mondiale, Banque européenne d’investissement, Banque centrale européenne, Union Européenne, BERD) et les instances bilatérales de coopération. A défaut, le risque est la dilution des effets de l’assistance et des expertises dans les redondances, l’incohérence voire les conflits. Une solution institutionnelle pourrait être de constituer un conseil de surveillance ad hoc dont le mandat serait de s’assurer de la complémentarité de chaque projet financé avec l’existant.

  1. PRIORISER : DES INFRASTRUCTURES AUX INSTITUTIONS

L’urgence commande de servir à la fois les besoins courants – en premier lieu, la capacité de l’Etat à continuer à assurer ses missions – et de réparer les destructions les plus handicapantes pour le maintien des activités économiques sur le territoire. Pour l’année 2023, les prévisions macroéconomiques tablent sur une relative stabilisation avec la fin de la chute du PIB et la décrue de l’inflation (Menu et Repko, 2022). Dans son scénario central, le FMI estime à 39,5 milliards de dollars les besoins budgétaires et de la balance des paiements pour cette année. Dans le scénario pessimiste, ces besoins atteindraient 57 milliards de dollars (IMF, 2022). On mesure le caractère vital pour l’Ukraine de l’assistance macroéconomique du FMI en rapportant ces besoins au PIB du pays, qui pourrait se situer en 2023 aux alentours de 130 milliards de dollars au taux de change courant – environ dix fois inférieur à celui de la Russie.

Sur le plan structurel, la priorité est de financer la remise en état des infrastructures publiques qui sont porteuses des externalités économiques et sociales positives les plus puissantes – transport et communications, énergie, assainissement et adduction d’eau, logement social, éducation, santé et environnement, justice et sécurité publique -. Dans le secteur privé, le système financier, l’agriculture et les industries exportatrices devraient figurer parmi les priorités des mesures de soutien, car elles sont nécessaires à la stabilité de l’ensemble en favorisant l’afflux des devises nécessaires à la stabilisation macroéconomique, une fois que le FMI commencera à réduire ses volumes d’intervention. A ce stade le rôle de la BERD deviendra crucial, nourri par son expérience du terrain ukrainien et sa capacité à mettre en réseau les financements publics et privés.

Durant tout ce processus, la dimension institutionnelle de la reconstruction devra être au cœur des préoccupations des autorités et des bailleurs de fonds internationaux. L’une des causes profondes de la stagnation économique de l’Ukraine depuis trente ans a été l’incapacité structurelle de ses élites politiques à mettre sur pied un système d’institutions porteuses de développement pour le pays. La corruption, les comportements de prédation et de recherche de rente y ont proliféré sans entrave, un peu à la manière de ce que l’on a pu observer en Russie et dans d’autres pays de l’espace postsoviétique. L’attention à l’indépendance de la justice, l’aversion au conflit d’intérêts, l’intolérance envers la petite et la grande corruption ne sont pas encore ancrés dans les comportements. C’est cet héritage de la période soviétique qui doit progressivement s’effacer à la faveur de la reconstruction. Tâche d’autant plus délicate que les sommes en jeu seront importantes, porteuses de tentations pour les édiles de tous niveaux, dans une économie dont le niveau de revenu moyen est inférieur de moitié à celui du plus pauvre des membres actuels de l’Union Européenne (5).

Là est donc l’enjeu essentiel, à notre sens, de la période de reconstruction : non seulement permettre l’édification en Ukraine de nouvelles infrastructures physiques de meilleure qualité que les anciennes, mais aussi aider au renforcement de ces infrastructures immatérielles de l’interaction sociale que sont les institutions d’un pays. L’Union Européenne ne jouera pleinement son rôle en Ukraine que si elle y promeut efficacement un système institutionnel cohérent et solide, débarrassé des logiques rentières et capable de soutenir les initiatives locales de développement dans une perspective de long terme.

NOTES 

(1) Les autorités ukrainiennes ne communiquent pas d’information fiable sur les pertes humaines militaires liées à la guerre. Les chiffres publiés (quelques milliers de tués) sont considérés comme très largement sous-estimés par les experts militaires occidentaux. En février 2023, les estimations du Haut commissariat aux droits de l’hommes des Nations Unies sont d’environ 19000 blessés ou tués parmi les civils ukrainiens. Source: https://ukraine.un.org/sites/default/files/2023-02/Ukraine%20- %20civilian%20casualty%20update%20as%20of%2012%20February%202023%20ENG.pdf).

(2) Début 2023, plus de 8 millions d’Ukrainiens étaient réfugiés dans des pays européens. Le nombre de déplacés internes en Ukraine est estimé à 5,3 millions. Source: https://data.unhcr.org/en/situations/ukraine

(3) Entre le 10 et le 24 octobre 2022, 14 installations critiques de production et de transmission électrique ukrainiennes (sur un total de 97) ont été touchées par les bombardements russes. Source : https://reliefweb.int/report/ukraine/ukraine-energy-infrastructure-damage-situationoverview-10-24th-october-2022

(4) L’Ukraine Private Sector Donation Tracker recense 770 donations institutionnelles par 482 organismes privés (fondations, ONG, entreprises) pour un total de 1,6 milliards de dollars. Source: https://data.humdata.org/viz-ukraine-ps-tracker/

(5) En 2021, la Bulgarie affichait un PIB par tête de 28000 dollars de parités de pouvoir d’achat. L’Ukraine, 14200. Depuis, l’écart s’est creusé.

Source: Banque Mondiale

RÉFÉRENCES

IMF, “Ukraine. Program monitoring with board involvement”, IMF Country Report, N°22/38 (décembre 2022).

IOM, Ukraine returns report. International Office for Migrations. UN Migration Global Data Institute (23 janvier 2023).

Menu Dominique, Repko Maria, « L’Ukraine en guerre : quelle résilience économique ? », Revue d’économie financière, n°147 (décembre 2022).

Vercueil Julien, Economie politique de la Russie. 1918-2018, Paris, le Seuil – points (2019).

World Bank, Ukraine Rapid Damage Needs Assessment, The World Bank – Governement of Ukraine – European Commission (août 2022).

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