Edouard Simon
Directeur de recherche à l’IRIS
L’Union européenne a subi un choc d’autant plus frontal avec l’épidémie du Covid-19 qu’elle n’y était pas préparée et que la crise sanitaire a révélé des failles dans le tissu industriel de bien des Etats membres. Pour survivre à cette crise, l’Union européenne ne doit-elle pas faire preuve d’ambition et s’atteler à la mise en place d’une véritable stratégie industrielle européenne ?
Alors que les Européens peinent encore à s’entendre sur l’ampleur et la forme que devra prendre la relance de l’économie européenne, il faut, ainsi que nous y invite Philippe Herzog, préparer celle-ci dès maintenant, notamment pour flécher les financements importants de cette relance là où ils sont vraiment nécessaires. Dans ce cadre, une véritable stratégie industrielle prenant de front les divergences structurelles au sein de l’UE et tirant parti du processus relatif de démondialisation apparaît plus que jamais nécessaire.
Risque de désintégration du projet européen
Le débat très tendu qui s’est engagé depuis quelques semaines en Europe sur les moyens d’instaurer une solidarité entre Européens révèle des fractures très profondes et renvoie aux divergences de modèles de croissance et donc in fine à la polarisation des structures industrielles au sein de l’UE, en particulier de la zone euro. Les analyses se multiplient pour venir documenter les causes structurelles des déséquilibres macroéconomiques observés au sein de l’Union européenne2. L’introduction de l’euro s’est ainsi accompagnée d’une polarisation des structures industrielles autour d’un cœur industriel très compétitif (autour de l’Allemagne) et au détriment d’une périphérie frappée par une forme sévère de désindustrialisation. De cette situation découlent les divergences de modèles de croissance – l’un alimenté et tiré par les exportations, l’autre par l’endettement – et, in fine, les déséquilibres de balances de paiement qui minent la zone. Les politiques menées à la suite de la crise de la zone euro n’ont pas permis (bien au contraire) de remédier à cette situation qui porte en elle les ferments d’une désintégration du projet européen.
Or, la crise du Covid-19 risque fort d’amplifier ces fractures pour au moins deux raisons. D’une part, les pays les plus touchés par la crise sanitaire et ses conséquences économiques sont également les plus fragiles. D’après les données du FMI3, si la zone euro devrait connaître une récession historique de 7.5%, celle-ci devrait être plus marquée encore en Espagne (-8%), en Italie (-9.5%) ou en Grèce (-10%) et leur potentiel de rebond l’année suivante moins important qu’ailleurs. Par ailleurs, la réponse à la crise que pourront concevoir ces Etats sera sans doute sous-dimensionnée par rapport à l’ampleur de la crise. De récentes recherches4 suggèrent que les dirigeants d’Etats endettés ont naturellement tendance à limiter leur réponse à une crise, anticipant une réaction négative des marchés financiers. On observe aujourd’hui cette tendance en Europe où le plan de soutien allemand à l’économie est bien plus important que celui de l’Italie, par exemple.
Les risques d’une telle approche sont donc économiques (les divergences structurelles menacent à terme la viabilité de la zone euro) mais elles sont également politiques et démocratiques tant ces différences de positions et d’intérêts se reflètent désormais de manière caricaturale dans le débat public. « Club Med » contre « radins », « frugaux » contre « amis de la cohésion », caricature contre caricature, haine contre haine. La situation est particulièrement inquiétante en Italie où l’Allemagne et la France sont désormais perçus comme des pays ennemis5. Pour sortir de cette mécanique infernale et auto-alimentée, il nous faut collectivement admettre la nature structurelle des déséquilibres qui minent la zone euro et l’Union et en faire la pédagogie. Il faut également mettre en œuvre des politiques volontaristes au niveau européen pour contrer cette mécanique de polarisation industrielle car celle-ci profite d’économies d’échelle et d’effets d’agglomération autorenforçants.
La démondialisation est une opportunité
Or, la crise du Covid -19 offre également une opportunité historique de s’attaquer à ces divergences structurelles. Avant même d’éprouver de nouveau les liens qui unissent les Européens entre eux, la crise sanitaire – aidée en cela par l’impréparation générale de nos sociétés et de nos Etats – a accentué la prise de conscience de nos dépendances extra-européennes (vis-à-vis de la Chine, en particulier) dans le cadre d’une globalisation peu régulée. Ne feignons pas de découvrir aujourd’hui des délocalisations qui se sont opérées y compris dans des secteurs traditionnellement considérés comme « stratégiques ». Ce dont les sociétés européennes prennent conscience aujourd’hui – dans un contexte de pénurie mondiale de certains équipements médicaux et médicaments – c’est à quel point des pans entiers de leurs modes de vie (aujourd’hui leurs systèmes de santé) sont affectés par ces dépendances.
La relocalisation de ces activités de production critiques devient un sujet politique majeur pour « le monde d’après », qui fait consensus en France6 et sans doute en Europe et ailleurs. Le Japon a déjà mis en place des incitations financières à destination des entreprises japonaises pour qu’elles rapatrient leurs activités situées en Chine dans l’archipel. Cette question devient donc politiquement incontournable et aura des implications profondes. Elle ouvre également pour l’Europe une opportunité de s’attaquer aux divergences structurelles qui la minent. Le processus de relocalisation d’activités industrielles en Europe et la réorganisation des chaînes de valeur internationales qui était amorcée avant le début de la crise sanitaire pourraient, en effet, permettre de faciliter la formulation d’une réponse politique aux problèmes de polarisation industrielle et de divergence des modèles de croissance en Europe.
Mais cette voie est étroite car les prismes nationaux prévalent lorsqu’il s’agit de relocalisations. Si le Premier ministre portugais a évoqué la nécessité pour l’Europe de réinventer son système de production7, le Président français évoquait, dans son allocution télévisée du 13 avril dernier, la nécessité de « rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française8 »… Or, une telle approche multipliée par 27 est la garantie d’un échec industriel collectif en Europe, l’assurance de créations de nouvelles dépendances vis-à-vis d’Etats tiers et le risque réel d’une fracturation du marché intérieur.
Sortir de l’approche classique
S’il devient urgent que l’Europe se saisisse des problématiques de production et définisse puis mette en œuvre une véritable stratégie industrielle, il est essentiel d’en repenser le cadre de gouvernance et de développer une culture industrielle au niveau européen.
Jusqu’à présent, les questions d’industrie ont toujours été prises au niveau européen à travers le prisme étroit de la base juridique de l’UE dans cette matière. N’étant qu’une compétence d’appui, la politique industrielle de l’UE reste anecdotique et sans force d’entrainement pour le reste des politiques européennes et nationales qu’il faudrait mobiliser. Le volontarisme du Commissaire européen au Marché Intérieur, Thierry Breton, est certes bienvenu, mais il ne change rien à cette réalité politique. La stratégie industrielle dont l’Europe a besoin doit être partagée dans son approche, dans sa conception et dans sa mise en œuvre par les institutions européennes, par les Etats membres et par les industries. La Commission ne peut, elle seule, décider des secteurs stratégiques à l’autonomie de l’Union.
Il faut également construire une culture industrielle au niveau européen. Celle-ci est inexistante et son absence nuit aux inflexions qu’il faudra apporter aux politiques de l’Union (marché intérieur, concurrence, commerce) pour mettre en œuvre cette stratégie.
Alors que la crise du Covid-19 a pointé les limites de notre organisation économique actuelle, elle ouvre en même temps une opportunité d’y remédier. Saisissons-la pour rendre notre Union plus résiliente et plus unie.
1 Institut de relations internationales et stratégiques
2 Voir, par exemple : G. Celi, A. Gintzburg, D. Guarascio & A. Simonazzi, Crisis in the European Monetary Union, Routledge, 2018; C. Gräbner, P. Heimberger, J. Kapeller & B. Schütz, Is the eurozone disintegrating? Macroeconomic divergence, structural polarisation, trade and fragility, Cambridge Journal of Economics, 2020(1).
3 World economic outlook, Fonds Monétaire International, avril 2020
4 C. Rohmer & D. Rohmer, Fiscal space and the aftermath of financial crises: how it matters and why, Brookings paper on economic activity, February 2019
5 Sondage SWG mené du 20 mars au 12 avril 2020 sur un échantillon de 800 personnes.
6 Coronavirus : les Français font des relocalisations la priorité de l’après-crise, Les Echos, 13 avril 2020 : https://www.lesechos.fr/politique-societe/politique/coronavirus-les-francais-font-des-relocalisations-la-priorite-de-lapres-crise-1194424
7 Le Portugal juge « répugnante » l’attitude du ministre néerlandais des Finances, Euractiv, 30 mars 2020 : https://www.euractiv.fr/section/lactu-en-capitales/news/portugal-slams-dutch-finance-minister-for-repugnant-comments/
8 Adresse aux Français, 13 avril 2020 : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/04/13/adresse-aux-francais-13-avril-2020