Eric Frachon
Conseiller Numérique – Confrontations Europe
A l’heure où plus de trois milliards de personnes sont confinées partout dans le monde, où les entreprises se réorganisent pour subvenir aux besoins stratégiques des Etats, où le système éducatif bascule brutalement dans la virtualisation, nous prenons conscience de l’importance vitale du cloud, des réseaux de télécommunication et du numérique et de la réalité de l’illectronisme.
La crise sanitaire du Covid-19 a agi comme un véritable catalyseur. Elle confirme la réalité de la fracture numérique et en amplifie les conséquences, met en évidence la dépendance totale des Européens vis-à-vis des puissances américaines et chinoises et de leurs multinationales (GAFA, BATX)
La stratégie de l’union européenne en matière de numérique de l’ère von der Leyen
A l’échelon européen, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a fait du numérique la troisième de ses six orientations politiques. Dans cette perspective, elle a présenté fin février 2020 sa stratégie numérique en matière de données.
l’UE est en retard dans le domaine de l’industrie du cloud computing (ce secteur étant dominé par cinq fournisseurs – Amazon, Microsoft, IBM, Google et Huawei, sous gouvernance politique des États-Unis ou de la Chine) alors que les services de cloud sont devenus essentiels aussi bien pour les entreprises du secteur privé que les institutions publiques (services, enseignement, formation, applications, stockage…).
Ursula von der Leyen a elle-même reconnu cet important retard : « peut-être trop tard pour reproduire des géants du numérique, mais encore temps de parvenir à une souveraineté technologique dans certains domaines essentiels. »
Les données, considérées par beaucoup d’observateurs comme l’or noir du 21ème siècle, en font à juste titre partie. Mais se limiter aux seules données, sans se préoccuper des infrastructures et de la fracture numérique nous conduirait à disposer de carburant et d’avions, sans équipages ni aéroports pour les faire voler.
Il y a avant le covid-19, il y aura un après.
Les politiques européennes en matière de santé, de production industrielle et d’économie seront probablement profondément repensées au lendemain de la crise sanitaire.
Il apparait tout aussi nécessaire de repenser la stratégie européenne et des états membres sur le numérique pour lutter contre les inégalités, répondre au bon équilibre entre la protection des données et le potentiel de développement économique au service des biens communs (santé notamment) tout en réduisant nos dépendances aux acteurs politiques et économiques extérieurs à l’Union Européenne.
De la disponibilité des plateformes, et de la capacité de nos concitoyens à les utiliser dépend directement, le risque de ne plus pouvoir accomplir des démarches administratives ou commerciales, de participer plus difficilement à une partie de la vie démocratique, de ne pas pouvoir accéder à la formation et à l’enseignement, de s’exclure du monde du travail.
Selon une étude de l’INSEE, réalisée en Octobre 2019 : « 15% des personnes de 15 ans ou plus n’ont pas utilisé Internet au cours de l’année, tandis que 38 % des usagers manquent d’au moins une compétence numérique de base et 2% sont dépourvus de toute compétence. Ainsi, l’illectronisme, ou illettrisme numérique, concerne 17% de la population. Une personne sur quatre ne sait pas s’informer et une sur cinq est incapable de communiquer via Internet. Les personnes les plus âgées, les moins diplômées, aux revenus modestes, celles vivant seules ou en couple sans enfant ou encore résidant dans les DOM sont les plus touchées par le défaut d’équipement comme par le manque de compétences »
Nul doute que l’expérience du confinement nous conduirait à considérer différemment ces indicateurs et mettrait en évidence qu’une proportion bien plus importante de la population est touchée en réalité par la fracture numérique dans nos territoires. (La crise du Covid-19 montre qu’il n’est plus suffisant de disposer d’un ordinateur, d’un accès internet et de quelques compétences de base pour ne pas faire partie des exclus).
Il est temps de réfléchir à une nouvelle politique de la CE offensive et incitative
Jusqu’à la Commission von der Leyen, l’Union européenne a eu une approche en matière de numérique essentiellement défensive et de régulation, face à une prédominance de géants dont la puissance économique semble sans limites.
Imaginons le temps d’un instant ce que serait la situation des pays européens en cette période de post confinement, sans moyens numérique. Il y a clairement un risque de dépendance excessive à l’égard des technologies étrangères et la protection des données individuelles semble devoir être repensée pour permettre un usage plus naturel au service des biens communs.
Mais plus encore le recours massif au télétravail et au téléenseignement met en évidence l’importance du savoir-faire de façon individuelle et non plus seulement de façon collective. Que deviendrait nos sociétés et nos économies si une partie importante de nos concitoyens et de nos entreprises demeuraient exclue du monde digital ?
Eviter une « précarité numérique » nouveau facteur de fractures.
Il nous faut combattre la précarité numérique et limiter le risque de « décrochage » d’une partie de la population face à la réalité de la fracture numérique.
La lutte contre les inégalités ne peut être efficace sans d’une part amplifier les financements nécessaires aux déploiements des infrastructures collectives (au titre du service public, les Etats européens en négociation avec les opérateurs de télécommunications et les territoires doivent accélérer le déploiement d’internet dans l’objectif de couvrir au plus tôt 100% de leur territoire en haut débit) et des équipements individuels pour les familles et pour les personnes en situation précaire et d’autre part repenser l’éducation et la formation.
La maitrise des outils numériques est aussi un enjeu de formation concernant l’ensemble de la population, du citoyen qu’il ne faut pas marginaliser dans ses démarches quotidiennes, du travailleur dont la compétence dans le domaine pèsera sur l’employabilité et du dirigeant qui ne peut décider de la numérisation de son activité sans pouvoir en comprendre les tenants et les aboutissements.
Ignorer cette réalité n’aurait d’autre conséquences que l’amplification des inégalités, l’exclusion d’une part grandissante de la population de toute vie sociale et professionnelle et la destruction de PME/PMI, faute d’avoir pu s’adapter en utilisant les possibilités offertes par le monde digital.
Le système éducatif se doit d’intégrer l’apprentissage des outils digitaux et des méthodes de travail « Collaboratives » tout au long des cycles d’enseignement avec la même importance que les autres disciplines. La mise en pratique, en conservant par ex une part de « télé-enseignement » dans les programmes, doit permettre d’en vérifier l’appropriation mais aussi la réalité de l’accès et de la disponibilité des moyens et des ressources.
Les pouvoirs publics quant à eux se devant de garantir que chaque étudiant dispose de l’équipement nécessaires et ce sans discrimination. La crise actuelle et le confinement des populations démontrent qu’il ne suffit plus d’avoir un ordinateur par foyer, mais qu’il est nécessaire d’avoir un équipement par personne.
Enfin, une réflexion est à mener par les pouvoirs publics et les acteurs sociaux pour définir les mesures d’accompagnement de certaines catégories de population afin de leur garantir un accès équitable aux administrations et aux services publics.
Il y a les populations âgées et/ou dépendantes, pour lesquelles des solutions de proximités sont déjà mise en place, mais il existe aussi toute les personnes en situation précaire (demandeur d’emploi, sdf, marginaux,…) qui, faute d’avoir un logement et des revenus, n’ont accès ni à internet, ni aux services numériques pourtant vitaux au regard de leur situation.