QUELLE PRODUCTION D’HYDROGÈNE VERT DANS L’UE ET SON VOISINAGE À L’HORIZON 2050 ?

Par Thierry Lepercq, Fondateur et Président de HyDeal Ambition

REPowerEU et l’irruption de l’hydrogène vert dans la stratégie énergétique européenne

En mai 2022 la Commission européenne présentait le plan REPowerEU, destiné à faire face à la crise énergétique aggravée par la guerre en Ukraine. Un des volets essentiels – et néanmoins peu commenté – de ce plan concernait l’hydrogène vert – issu de l’électrolyse de l’eau à partir d’électricité renouvelable – avec un objectif de 20 millions de tonnes par an à l’horizon 2030, dont la moitié importée. 

Cet hydrogène a vocation à contribuer de manière significative à résoudre le trilemme énergétique européen (sécurité d’approvisionnement, compétitivité et décarbonation) et à soutenir le système énergétique via (i) la substitution de combustibles fossiles dans l’industrie (acier, chimie, verre) et la mobilité (bus, poids lourds, trains, navires) et (ii) le soutien au système énergétique (chaleur, froid, électricité) au moyen d’une molécule massivement stockable (via des cavités souterraines) et donc pilotable. 

Les objectifs de REPowerEU semblent raisonnables : 4.6% de la consommation primaire d’énergie en Europe en 2021, environ un quart des importations de combustibles fossiles (gaz, pétrole et charbon) en provenance de Russie avant la guerre en Ukraine. 

Mais ils sont aussi considérables : l’équivalent de 80 tranches nucléaires à construire en quelques années, un besoin de financement atteignant 500 milliards d’euros pour la seule part amont et transport sur la base des projets les plus compétitifs (dont 220 milliards d’euros pour la production d’électricité, 230 milliards d’euros pour l’électrolyse et 60 milliards d’euros pour le transport et le stockage), voire plus de 1 000 milliards d’euros sur la base de projets moins compétitifs. 

Au-delà des objectifs 2030, dont peu d’observateurs ont encore pris la mesure, se pose la question essentielle du potentiel à plus long terme. L’hydrogène vert est-il un vecteur énergétique parmi d’autres sur la route de la neutralité carbone en 2050, ou peut-il remplacer à lui seul les combustibles fossiles consommés en Europe ? 

Répondre à cette question suppose de traiter deux problématiques : (i) la volumétrie d’hydrogène vert nécessaire et les conditions économiques à remplir pour répondre à l’enjeu du remplacement des combustibles fossiles et (ii) la localisation possible de cette production dans l’UE et dans son voisinage et les modalités possibles de son déploiement. 

Quels objectifs de volumes et de coûts pour remplacer les combustibles fossiles par l’hydrogène vert dans l’UE ? 

Selon Eurostat la consommation primaire d’énergie de l’UE a atteint 61 229 pétajoules (17 021 TWh) en 2021, dont 68.4% issue de combustibles fossiles (pétrole 34,5%, gaz naturel 23,7%, charbon 10.7%), 81% de ces combustibles étant importés. 

En suivant une approche conservatrice – c’est-à-dire en ne prenant pas en compte les effets de l’électrification et de l’efficacité énergétique qui réduiront mécaniquement la demande de combustibles fossiles en Europe à l’horizon 2050, et si l’on adopte l’hypothèse (évidemment maximaliste) que l’ensemble de ces combustibles fossiles seraient remplacés par de l’hydrogène vert, la demande de l’UE atteindrait 298,5 millions de tonnes en 2050 – soit près de 15 fois l’objectif fixé pour 2030, l’équivalent de 18,7 millions de barils de pétrole par jour (soit une fois et demie la production de pétrole des Etats-Unis). 

Compte tenu du rendement énergétique des électrolyseurs (estimé à 75% à terme), les besoins en électricité renouvelable nécessaires pour atteindre cet objectif se monteraient à 15 523 TWh, soit environ 15 fois la production actuelle de l’UE. Les besoins en eau s’établiraient quant à eux à environ 4,4 milliards de m3 par an. Ces chiffres, même s’ils sont une estimation forcément large, paraissent difficilement envisageables à première vue. 

Encore faut-il rajouter une contrainte supplémentaire, celle du modèle économique et des coûts de production de l’hydrogène vert. Des volumes aussi importants ne pourraient pas se concevoir à terme avec des subventions, même minimes. Une approche fondée sur les prix de marché et le « design-to-cost » s’impose en l’espèce. 

S’il n’y a pas encore de marché de l’hydrogène vert à ce stade, une approche synthétique est d’ores et déjà retenue par certains acteurs, sur la base des cotations de deux marchés profonds et liquides, l’hydrogène vert pouvant se concevoir simplement comme un gaz décarboné : le marché du gaz naturel (TTF coté aux Pays-Bas) et celui du CO2 (marché ETS). 

Nous ne disposons évidemment pas de cotation sur ces marchés à l’horizon 2050 mais les contrats à terme les plus lointains sur le TTF (2028) font ressortir un prix de l’ordre de 30 euros par MWh. Si l’on prend les estimations de l’Agence Internationale de l’Energie sur long terme (150 euros par tonne de CO2), on obtient un prix synthétique à terme pour l’hydrogène vert de l’ordre 50 euros par MWh (ou 2 euros par kg), un niveau équivalent à 95 dollars par baril de pétrole, proche des cours actuels. 

Pour atteindre un tel objectif, compte tenu des coûts et des rendements des électrolyseurs, des compresseurs et autres équipements (sans oublier l’eau), le coût de l’électricité (production, transport, stockage batteries) ne pourra excéder 20 euros par MWh. 

Plusieurs conclusions s’imposent : la production d’hydrogène ne peut ainsi s’envisager que hors réseau électrique (les coûts du réseau électrique pesant sinon beaucoup trop lourd), et la plupart des sources de production d’électricité renouvelable (notamment l’éolien ou l’hydraulique) ne pourront raisonnablement jamais être compétitives, même à long terme, sauf cas tout à fait exceptionnels. 

Seul le solaire photovoltaïque, pour lequel le seuil de 20 euros par MWh a déjà été franchi dans certains appels d’offres (notamment au Moyen-Orient) et dont les coûts restent fondamentalement orientés à la baisse, peut donc être envisagé à grande échelle, et encore, dans les zones à forte irradiation solaire. 

A ceci s’ajoute une dernière contrainte, celle du transport. Compte tenu de la nature de la molécule d’hydrogène, son transport par voie maritime (hydrogène liquéfié, transport par vecteur hydrocarbure ou sous forme d’ammoniac) est au minimum dix fois plus onéreux que son transport par pipeline. Il sera donc très difficile pour l’Europe d’importer de l’hydrogène au-delà d’un rayon de 3 000 km. 

Quelle localisation géographique et quelles modalités de déploiement pour la production à très grande échelle d’hydrogène vert compétitif pour l’UE et son voisinage ? 

Toute analyse prospective de la ressource d’hydrogène vert en Europe doit nécessairement prendre en compte les objectifs de volumes et les contraintes de coûts. Produire de l’électricité solaire à moins de 20 euros par MWh n’est envisageable que dans les régions les plus ensoleillées, qui disposent d’espaces disponibles significatifs, où les contraintes administratives ne sont pas trop fortes, et où les coûts de construction et de financement sont raisonnables. A cela il faut rajouter la disponibilité d’eau, le cas échéant par désalinisation, ce qui impose une relative proximité des côtes – et les contraintes de transport et de stockage. 

En Europe, deux pays seulement répondent à l’ensemble de ces exigences : l’Espagne et le Portugal, mais leurs ressources ne sont pas illimitées. Le sud de la Méditerranée, qui fait l’objet d’attentions croissantes de l’UE dans le cadre de sa politique de voisinage, de coopération économique et de gestion des migrations, s’impose quant à lui comme un partenaire évident. 

La donnée la plus importante à prendre en compte est la superficie des 8 pays ibériques et d’Afrique du Nord (Espagne, Portugal, Maroc, Mauritanie, Algérie, Tunisie, Lybie et Egypte), qui représente un total de 7.65 millions de km² – étant entendu que ces pays disposent d’une ressource solaire parmi les meilleures du monde. Le simple nombre de ces pays sous-tend une diversification des risques d’approvisionnement, aucun d’entre eux n’étant susceptible d’acquérir l’importance autrefois acquise par la Russie. 

Produire 15 523 TWh dans les pays concernés nécessiterait (net de l’effacement des pointes solaires, environ 4%, pour optimiser le design des systèmes de production d’hydrogène) une puissance installée de 6 200 GW de solaire photovoltaïque et de 4 840 GW d’électrolyseurs. Les installations de production couvriraient une surface de 62 000 km², soit 0.8% de la superficie totale, une part tout à fait raisonnable s’agissant de territoires constitués d’importants espaces désertiques. 

Les volumes à installer peuvent paraitre considérables mais ils convient de les relativiser. Selon le consultant ACEA la capacité de production de cellules et modules photovoltaïques dans le monde (dont le principal matériau de base, le silicium, représente 28% de l’écorce terrestre) devrait franchir le seuil symbolique de 1 000 GW par an en 2024 – et continuer de croitre fortement dans les années suivantes. 

Installer 248 GW par an de solaire photovoltaïque en moyenne au cours du prochain quart de siècle parait donc relativement proportionné (moins d’un quart de la capacité actuelle de production dans le monde). Il n’en va pas de même à ce jour pour les électrolyseurs, mais les programmes d’investissements annoncés (principalement en Asie) laissent présager un développement exponentiel comparable à celui du photovoltaïque et des batteries. 

La consommation de 4,4 milliards de m3 d’eau ne serait pas non plus hors de portée : elle représenterait l’équivalent de 12 usines de dessalement du type Ras Al Khair, un site en exploitation en Arabie Saoudite depuis 2014. 

Fournir ces volumes d’hydrogène vert en Europe par pipeline – et en assurer le stockage souterrain pour assurer la sécurité d’approvisionnement face aux aléas éventuels (techniques et géopolitiques) – nécessiterait un investissement non supérieur à celui consenti par les Etats-Unis au cours des deux dernières décennies à l’occasion de la révolution du pétrole et du gaz de schiste. 

Enfin un surdimensionnement modeste des installations destinées à l’exportation vers le Nord de l’UE permettrait de dynamiser considérablement l’accès à l’eau et à une énergie propre des régions sud-méditerranéennes, contribuant au lancement de nombreux projets industriels, vecteurs de millions d’emplois, une arme puissante pour réguler les vagues de migration des populations africaines vers l’Europe. 

L’hydrogène vert se positionne ainsi comme le futur pétrole vert de l’UE et de son voisinage méditerranéen, une réédition de la révolution du gaz et du pétrole de schiste américain – sans le carbone. Il deviendrait alors possible de relever simultanément les défis climatiques, économiques mais aussi sociaux et géopolitiques qui vont marquer le Nord comme le Sud de la Méditerranée au cours des prochaines décennies.

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