QUEL IMPACT AURA LA STRATÉGIE EUROPÉENNE EN FAVEUR DE L’HYDROGÈNE BAS-CARBONE SUR LA CHAINE DE VALEUR DE L’HYDROGÈNE ?

Par Luc Poyer, Président de McPhy

La France et l’Union Européenne ont placé l’hydrogène au cœur de leur stratégie énergétique. « L’hydrogène peut changer la donne pour l’Europe. Nous devons passer du marché de niche au marché de masse pour l’hydrogène » rappelait Ursula von der Leyen en septembre dernier. Alors que l’histoire des politiques énergétiques a déjà connu plusieurs tentatives de développement de cette filière, se heurtant chaque fois au dilemme de l’« œuf ou de la poule », l’originalité retenue par les Européens depuis le Green deal a consisté à avancer résolument sur trois sujets clefs : 

L’appui à une filière industrielle en construction afin de permettre à des équipementiers de passer à l’échelle sur les deux technologies au cœur de la chaîne de valeur de l’hydrogène, l’électrolyse et la pile à combustible ; 

La priorité donnée dans un premier temps à la décarbonation de l’industrie européenne, pour que les réductions de coût résultant des effets d’échelle « ruissellent » ensuite sur les autres usages de l’hydrogène, en particulier la mobilité ; 

L’émergence du marché de l’hydrogène, en créant la Banque de l’Hydrogène, dont l’objectif clairement annoncé est de « combler le déficit d’investissement et de mettre en relation l’offre et la demande futures ». 

Cette capacité à ajouter de toute pièce une nouvelle composante à la transition bioclimatique est à mettre au crédit des Etats comme des institutions européennes, alors même que deux facteurs exogènes sont venus rendre le développement d’une filière hydrogène bas-carbone plus indispensable que jamais : 

La prise de conscience que la lutte contre le changement climatique et la préservation de la biodiversité ne pouvaient plus attendre. Ce phénomène s’est en partie traduit dans le cout des crédits du carbone qui ont vu leur cours plus que tripler en deux ans sur le marché européen des quotas ; 

La guerre en Ukraine qui a révélé que l’hydrogène était non seulement un outil indispensable pour la décarbonation des économies mais aussi un puissant levier pour renforcer la sécurité d’approvisionnement de l’Union Européenne, en particulier vis-à-vis du gaz naturel russe et de ses dérivés, notamment les engrais à base d’ammoniac. C’est tout le sens du doublement des objectifs de l’Union posé dans le cadre du plan REPowerEU en mai 2022. 

Pourtant, dans les faits, le chantier reste immense et le défi considérable : si l’Union européenne témoigne d’un leadership en matière d’innovation, en mesurant son dynamisme à la proportion des brevets déposés, à date les capacités de production d’hydrogène (moins de 200 MW) représentent moins de 0,2% de l’objectif de la Commission européenne pour 2030 (environ 100 GW). 

Dans leur déclaration commune du 5 mai 2022, la Commission européenne et les principaux fabricants d’électrolyseurs ont partagé l’objectif de porter la capacité de production d’électrolyseurs en Europe de 1,75 GW/an à 17,5 GW/an en 2025, puis d’accroitre encore cette capacité pour atteindre les objectifs définis par l’UE en matière de demande d’hydrogène bas-carbone en 2030. Or, à date, si les projets de gigafactories d’électrolyseurs se sont multipliés, le niveau des commandes fermes d’électrolyseurs reste très en deçà des montants nécessaires au décollage attendu de la filière. 

Pour atteindre les objectifs posés au niveau européen, il apparaît dès lors essentiel de renforcer les différentes « briques » de la chaîne de valeur de l’hydrogène de façon cohérente en s’appuyant sur un dispositif de soutien public volontariste sans être excessivement complexe. 

Retenir une approche pragmatique pour définir l’hydrogène décarboné

L’une des mesures phares du plan REPowerEU réside dans l’objectif de produire 10 millions de tonnes d’hydrogène bas-carbone par an d’ici 2030. Pour cela, il apparaît impératif de disposer de signaux clairs pour que l’ensemble des technologies bas-carbone puissent participer à l’indispensable mobilisation. En établissant un mécanisme de soutien public unique et simple pour l’hydrogène décarboné, l’IRA américain a mis en évidence le risque que la réglementation européenne s’écarte du principe de neutralité technologique. 

A titre d’exemple, l’accord provisoire trouvé en trilogue au cours de la nuit du 29 au 30 mars 2023 sur la directive RED3 est encourageant, mais ne laisse qu’une petite place au développement de l’hydrogène bas-carbone dans le secteur de l’industrie. Dans l’état actuel des discussions, l’hydrogène produit à partir d’électricité nucléaire ne sera reconnu qu’a posteriori pour les Etats membres étant parvenus à réduire drastiquement leur consommation d’hydrogène carboné, tout en ayant atteint des objectifs ambitieux de développement de l’hydrogène renouvelable, à l’horizon 2030-2035. De quoi décourager les investissements publics comme privés si ces conditions ne sont pas simplifiées. 

Enfin, si l’on peut souscrire au commentaire de Leo Birnbaum, président d’EON et d’Eurelectric, « Tout type d’hydrogène décarboné est préférable à l’absence d’hydrogène décarboné qui est encore très peu utilisé par les industriels. Je préférerais avoir dix millions de tonnes d’hydrogène de couleurs différentes qu’un demi-million de tonnes d’hydrogène d’une couleur verte parfaite, parce que dix millions de tonnes feront la différence. » il faut conserver à l’esprit que c’est bien par l’électrolyse d’électricité décarbonée que nous réussirons à réduire notre addiction aux énergies fossiles. 

Sécuriser la souveraineté de l’industrie des électrolyseurs 

« Si on substitue au gaz l’hydrogène – qui certes est un moyen plus propre – qui est produit ailleurs, la belle affaire ! On va recréer les dépendances géopolitiques dont nous voyons aujourd’hui tout le prix », rappelait Emmanuel Macron, en septembre dernier, lors de la traditionnelle conférence des ambassadeurs. S’il est nécessaire de produire de l’hydrogène sur notre territoire européen pour garantir notre souveraineté énergétique et industrielle, la participation des Européens au leadership technologique sur la production d’électrolyseurs est tout aussi essentiel pour assurer notre sécurité énergétique et réindustrialiser notre continent. 

Pour rappel, malgré le savoir-faire et l’excellence des technologies européennes, la filière solaire s’est effondrée face au dumping chinois qui contrôle aujourd’hui 80% des processus industriels du photovoltaïque dans le monde. Ce volontarisme si essentiel au succès de la filière risque cependant de manquer sa cible si l’Union européenne en reste à une lecture trop littérale des règles de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC), contrairement à ses principaux concurrents, les Etats-Unis et la Chine. Dans le projet de mécanisme de soutien à la production d’hydrogène renouvelable, un des piliers de la banque de l’hydrogène, le versement des aides européennes à la production d’hydrogène se ferait sans contrepartie en matière de contenu européen pour la demande d’hydrogène bas-carbone en Europe. 

Or l’imposition de contenu local s’est imposée à l’échelle mondiale. La Chine, les Etats-Unis, via l’IRA, mais également le Royaume-Uni, naguère apôtres du libéralisme, imposent qu’une partie des équipements utilisés pour produire de l’hydrogène soient produits localement en contrepartie du versement d’aides publiques. Pourquoi les Européens devraient-ils faire autrement ? La théorie des jeux nous a appris que le dernier joueur (l’Union européenne en l’espèce) à respecter des règles de façon isolée (de l’OMC en l’occurrence) a toutes les chances de terminer perdant. La solution la plus pragmatique consisterait à inclure des critères garantissant à l’utilisateur des standards exigeants relatifs à la qualité, à la sécurité, à l’empreinte carbone et au respect d’un droit du travail protecteur pour la fabrication des équipements destinés à produire de l’hydrogène bas-carbone. Les dispositifs de soutien à la production d’hydrogène bas-carbone devraient être conditionnés au respect de ces standards. 

A cet égard, il faut souligner l’importance de la feuille de route que s’est fixée en mars 2023 la « European clean energy alliance » (ECH2A) afin d’adopter les standards nécessaires à la chaîne de valeur de l’hydrogène bas-carbone depuis sa production jusqu’à ses différents usages. Un premier inventaire a conduit à identifier pas moins de 400 sujets à standardiser. S’agissant de la situation française dans cet ensemble, il faut souligner la recommandation de l’lnspection générale de l’Environnement et du Développement durable dans son dernier rapport sur la sécurité du développement de la filière Hydrogène – publié en janvier 2023, visant à « renforcer la participation des acteurs français publics et privés dans les instances de normalisation au niveau européen et mondial, et organiser une relation fluide sur ces sujets entre les entreprises, les experts publics et les administrations, en ciblant en particulier les stations de distribution, les véhicules et les électrolyseurs »

Cette approche pragmatique n’est en rien incompatible avec le développement de coopérations internationales dans le domaine de l’électrolyse, bien au contraire. Qu’il s’agisse d’accord de partages de licence pour exporter les technologies européennes dans d’autres régions du monde, la prise de participation croisées entre entreprises de différentes régions du monde ou de programmes communs en matière de R&D et d’innovation, dans le respect des principes de la protection de la propriété intellectuelle. 

Dynamiser la demande 

La principale difficulté de la filière est la trop lente accélération de la demande. Les industriels consommateurs d’un hydrogène carboné, aujourd’hui appelé à être décarboné (raffinage, ammoniac, méthanol et industrie chimiques), ainsi que les futurs industriels consommateurs d’hydrogène décarboné par transformation de leurs process (e-fuels, sidérurgie, ciment, etc.) et les donneurs d’ordre public témoignent d’un intérêt croissant pour l’hydrogène bas-carbone. Mais paradoxalement, alors que les projets structurants se multiplient, les décisions d’investissement effectives se font attendre. Les autorités européennes et nationales se sont focalisées sur l’offre technologique et ses outils de production, en dégageant des moyens importants, en particulier dans le cadre du dispositif de soutien aux PIIEC (Projets importants d’intérêt européen commun) sur l’hydrogène. Cet outil a été particulièrement efficace pour permettre aux Etats Membres d’investir dans le développement des technologies nécessaires à la production d’hydrogène, l’Europe ayant autorisé plus de 5 milliards d’aides publiques à 15 pays pour 41 projets dans ce domaine. Mais le développement de la filière exige désormais que la demande « tire » les projets d’usage. 

Pour finir de lancer ainsi la filière et concrétiser les premiers projets structurants, les priorités apparaissent les suivantes : Mettre en place dans chaque état membre les mécanismes de soutien autorisés au niveau européen, avec l’appui de la banque de l’hydrogène, en recherchant le maximum d’effet de levier pour développer la demande mais aussi la simplicité et la vitesse d’exécution, selon l’exemple donné par les Etats-Unis et l’« IRA » (Inflation Reduction Act), déjà en cours de déploiement dans au moins huit hubs régionaux. Sur ce point, le projet de mécanisme de soutien à la production d’hydrogène renouvelable, un des piliers de la banque de l’hydrogène, semble aller dans le bon sens. Disposant d’un budget 800 millions d’euros, il accompagnerait les projets sélectionnés par appel d’offre (le premier devant être lancé d’ici la fin de l’année 2023), en les subventionnant d’une prime en euros par kilogramme d’hydrogène produit, sur une durée de 10 ans.

Finaliser et stabiliser le cadre réglementaire applicable à l’hydrogène pour apporter de la visibilité aux acteurs du secteur et rendre « bancables » au plus vite les projets. L’association professionnelle Hydrogen Europe a recensé pas moins de 15 textes de niveau législatif inclus dans le package « Fit for 55 » conditionnant le développement de la filière bas-carbone et suit leur degré d’avancement. Il est temps de finaliser ces textes et d’adopter des approches plus simples à l’avenir. 

En conclusion, les vingt-quatre prochains mois seront cruciaux pour conforter l’émergence d’une filière industrielle européenne de l’hydrogène bas-carbone et pouvoir compter à l’avenir en Europe d’une base industrielle complète depuis l’extraction des métaux jusqu’à la présence dans plusieurs Etats de leaders mondiaux de l’électrolyse et de la pile à combustible. Avec l’IRA, l’administration américaine a montré sa capacité à dépasser les clivages classiques entre technologies, c’est maintenant au tour des Européens d’y parvenir après avoir ouvert la voie. Dans ce contexte, la formule du président de la République trouve toute sa pertinence : « On est en train de sécuriser toute la chaîne et de tirer les leçons du passé, c’est-à-dire que nous ne développons pas simplement des solutions décarbonées, mais nous nous mettons en situation de produire les solutions industrielles, et de réduire nos dépendances sur toute la chaîne ». Les premiers de cordée se doivent d’arriver au sommet. A plus long terme, c’est bien le travail de fond avec les professionnels de l’éducation – jusqu’à l’élaboration des manuels scolaires- et la pédagogie avec toutes les parties prenantes, ainsi que le déploiement des technologies de l’électrolyse et de la pile à combustible, dans une large gamme de projets et par une variété d’acteurs, qui convaincront que l’hydrogène n’a rien de « la solution miracle » de la transition bioclimatique ou de la « niche » pour les esprits curieux mais qu’il aura bien un rôle déterminant dans la sortie des énergies fossiles, tant il apparait de plus en plus indispensable à la décarbonation de pans entiers de nos économies.

Ursula Van Der Leyen, Discours sur l’état de l’Union 2022, 14 septembre 2022

Selon une étude conjointe entre l’AIE et l’office européen des brevets (janvier 2023 : Hydrogen Patents)

https://www.iea.org/reports/solar-pv-global-supply-chains/executive-summary 

https://climate.ec.europa.eu/eu-action/funding-climate-action/innovation-fund/competitive-bidding

P45, roadmap on hydrogen standardisation, ECH2A, March 2023 

Sécurité du développement de la filière Hydrogène, Inspection générale de l’environnement et du développement durable & Conseil général de l’économie de l’industrie, de l’énergie et des technologies, Novembre 2022

le 11 mai 2023, à l’occasion de l’évenement « Accélérer notre reconquête industrielle »

Article-L.-Poyer-Dossier-hydrogA¨ne

Derniers articles

Articles liés

Leave a reply

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici