Par Sabine Weyand, Directrice générale pour le Commerce (DG TRADE), Commission européenne -LA REVUE #136.
Parfois, les chiffres en disent plus que les mots. Une plus grande ouverture (1%) en Europe et avec le reste du monde augmente notre productivité de 0,6%. L’accord de libre-échange que nous sommes en train de négocier avec l’Australie ferait à lui seul passer de 24 à 46 % la part des matières premières essentielles que nous recevons de nos partenaires commerciaux préférentiels proches. Nos sanctions ont découplé 57 % de nos importations et 36 % de nos exportations vers la Russie, qui traverse une récession grave et soutenue.
Tous ces chiffres répondent à la question de savoir comment nous pouvons renforcer la puissance géopolitique de l’UE dans le domaine de la politique commerciale et au-delà. Ils montrent qu’il y a plus d’une dimension dans cette quête.
La première dimension fondamentale de la puissance géopolitique de l’UE est la puissance économique. C’est peut-être une évidence pour beaucoup. Mais, de nos jours, la puissance économique fondamentale de la disponibilité et de l’efficacité de l’ensemble des instruments géopolitiques de l’Europe est trop souvent négligée. Pour ne donner que quelques exemples, la puissance économique est essentielle à notre capacité de développer et de produire les technologies clés dont nous avons besoin pour lutter contre le changement climatique. Elle est fondamentale pour notre prospérité, qui assure également la stabilité politique dont nous avons besoin dans les différentes crises. Paul Kennedy, dans son célèbre livre Naissance et déclin des grandes puissances, a souligné le lien fondamental entre la performance économique et la force militaire, la composante la plus difficile de la puissance géopolitique. La modernisation militaire comme la «Zeitenwende» de l’Allemagne, la capacité à contrer l’invasion de la Russie par une vaste aide militaire fournie à l’Ukraine et des sanctions sévères, la lutte contre le changement climatique rien de tout cela n’est possible sans une économie durable, forte et innovante.
Comment construire et optimiser une telle puissance économique, en général, et en particulier au niveau de l’UE, compte tenu de sa position, de la structure et des forces de son économie ?
C’est là qu’intervient le premier chiffre. L’ouverture est la clé de la puissance économique de l’Europe. Ces dernières semaines, des questions ont été soulevées sur le rôle que les subventions doivent jouer pour maintenir la vigueur de l’industrie verte européenne, à la lumière des politiques de subventions massives des pays tiers. Cela a évolué en un débat plus large sur la question de savoir si nous devrions
L’ouverture est la clé de la puissance économique de l’Europe
Sabine Weyand
rester aussi ouverts vers l’extérieur que nous l’avons été par le passé ou plutôt nous tourner vers l’intérieur parce que cela nous rendrait plus fort dans un monde plus géopolitique et mercantiliste. Mais on ne peut pas séparer les subventions et les questions internes, et ce qu’elles font pour notre puissance économique, de la question du commerce et de l’ouverture, et de ce qu’ils font pour elle.
Il est clair que nous avons besoin de subventions pour réagir à l’évolution de la situation et la Présidente Von Der Leyen a annoncé la création d’un Fonds européen de souveraineté ainsi que l’adaptation des règles en matière d’aides d’État. Mais si nous sommes dans une course aux subventions et que celle-ci s’intensifie, nous endommagerons le marché intérieur une de nos forces géopolitiques clés et, par conséquent, nous perdrons plus que nous ne gagnerons. 80 % des marchés des technologies vertes en forte croissance se trouvent en dehors de l’UE. Au cours des cinq prochaines années, 90% de la croissance mondiale se fera en dehors de l’UE. Nous perdrions donc la puissance économique en nous déconnectant de ces marchés l’effet net pour notre puissance géopolitique serait largement négatif.
C’est pourquoi l’OMC est si importante pour l’UE: plus les règles du commerce international seront respectées et plus nous mettrons des garde-fous pour lutter contre «la loi du plus fort», plus notre sécurité et notre performance économiques seront grandes. L’OMC doit jouer un plus grand rôle en clarifiant la façon de soutenir les investissements verts d’une manière qui n’alimente pas une course aux subventions et qui ne favorise pas les politiques du chacun pour soi. Nous avons besoin de règles claires qui limitent au maximum les distorsions des échanges, fondées sur des principes tels que la pertinence, l’effet incitatif, la proportionnalité et la transparence.
Passons au deuxième chiffre présenté ci-dessus, et à une deuxième dimension clé pour la puissance géopolitique de l’Europe. Notre vaste ensemble d’accords de libre-échange, le plus vaste au monde, nous donne, à nous et à nos partenaires, un accès préférentiel aux marchés des autres, intensifie les échanges commerciaux entre nous et est essentiel à des relations commerciales diversifiées qui réduisent les dépendances stratégiques. L’accord de libre-échange (ALE) avec l’Australie en est une illustration éloquente. Ainsi, tirer le meilleur parti de notre ensemble d’ALE grâce à sa mise en œuvre complète et à son expansion nous rend plus fort. C’est pourquoi, d’une part, nous investissons autant dans l’avancée des négociations avec l’Australie, l’Inde et l’Indonésie, et que d’autre part nous avons l’intention d’aller de l’avant avec la ratification des accords avec le Mexique, le Chili et la Nouvelle-Zélande, et enfin, que nous réfléchissons à la façon d’avancer avec le Mercosur. Si nous tenons vraiment à nous diversifier et à renforcer notre puissance géopolitique dans la région clé qu’est l’Amérique latine, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser un vide que d’autres combleront. Parallèlement, nous avons élargi notre boîte à outils des relations bilatérales pour devenir un acteur géopolitique plus souple là où cela est nécessaire. Le plus grand atout stratégique est d’avoir une boîte à outils aussi grande que possible des accords de libre-échange aux approches et partenariats ciblés comme nos partenariats commerciaux numériques, les partenariats de matières premières ou le Conseil du commerce et des technologies plutôt que de se limiter à certains de ces outils.
Enfin, la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine a souligné de manière exceptionnellement brutale ce que nous avions déjà remarqué auparavant à savoir que dans une nouvelle ère de mondialisation, un paradigme géopolitique a émergé. L’UE devait pouvoir s’affirmer d’abord et avant tout pour défendre les principes fondamentaux de l’ordre de sécurité européen et aider les Ukrainiens à se défendre.
Nos sanctions et le troisième chiffre ci-dessus montrent comment, avec nos partenaires, nous avons élaboré des sanctions massives, et pourtant ciblées. Elles minent la capacité de la Russie à mener et à financer la guerre, la privent de technologies et de marchés critiques et affaiblissent sa base économique à court et moyen terme. Les sanctions ont démontré la valeur géopolitique des politiques géo-économiques communes de l’UE comme un régime de contrôle des exportations à l’échelle de l’UE, la façon dont les institutions de l’UE ont proposé des mesures politiques, en étroite coopération avec les États membres, et ceux-ci les ont adoptés à l’unanimité dans un esprit de solidarité et de paix en Europe.
Même au-delà de la guerre en Ukraine, l’UE doit pouvoir s’affirmer et défendre ses intérêts et ses valeurs là où les relations commerciales sont maintenant façonnées par des rapports de force en négociation plutôt que par des règles. Nous n’avons pas cessé de renforcer cette capacité au cours des dernières années. En octobre 2020, le règlement sur le filtrage des investissements directs étrangers est entré en vigueur, suivi peu de temps après par le nouveau règlement d’application, qui nous permet de défendre nos intérêts lorsque l’arbitrage de l’OMC est bloqué. Ensuite, nous avons révisé les contrôles à l’exportation de l’UE pour les adapter à l’ère géopolitique, et proposé en décembre 2021 l’instrument de lutte contre la criminalité, mesure de dissuasion économique de l’UE que nous devons adopter dès que possible.
Nous utilisons nos instruments de défense commerciale pour protéger les intérêts des entreprises européennes et défendre le marché unique contre les pratiques commerciales dé- loyales au besoin. Nous avons actuellement 178 mesures de défense commerciale qui couvrent divers secteurs et 491300 emplois. De plus, nous avons maintenant en place l’instrument relatif aux marchés publics internationaux qui permet de réclamer plus de réciprocité ainsi que l’instrument pour corriger les distorsions que les subventions étrangères créent sur notre marché. La mise en œuvre et l’application sont des priorités claires pour cette Commission, et nous continuerons à utiliser tous les outils de notre arsenal en accordant une attention particulière aux secteurs clés de la stratégie de l’UE en matière de neutralité carbone.
L’affirmation de soi dans la politique commerciale de l’UE est un complément nécessaire à l’ouverture et au développement durable. Mais ce n’est de loin pas la seule dimension du renforcement de la puissance géopolitique de l’UE. Les chiffres évoqués racontent une histoire plus complexe. Il est vrai que nous ne pouvons pas nous permettre d’être naïfs dans un monde géopolitique. Mais nous ne pouvons pas non plus nous permettre d’être naïfs sur ce qui renforce notre puissance économique et géo- politique. Nous devons nous pencher sur l’affirmation de soi et sur notre réseau d’ouverture et d’échanges, parce que le paradigme géopolitique n’a pas remplacé le paradigme de l’efficacité dans l’ordre mondial d’aujourd’hui. Si nous n’avons pas une stratégie globale qui optimise réellement notre puissance économique dans cette nouvelle ère, nous déconstruirons notre puissance géopolitique en essayant de la renforcer.