Philippe Herzog
Président-fondateur de Confrontations Europe
Nous faisons face à une pandémie inédite qu’on ne peut comprendre qu’en la situant dans le cadre de la mondialisation. On parle d’incertitude radicale mais les avertissements n’avaient pas manqué, il s’agit donc surtout d’une impréparation radicale. Dès 2016, la Banque mondiale et de nombreux chercheurs alertaient sur les risques d’une pandémie dont le foyer initial serait en Chine. Aujourd’hui les réactions sont essentiellement nationales alors que le virus n’a pas de frontières. On parle de solidarités internationales, or celles-ci sont très insuffisantes bien qu’indispensables puisque nous vivons dans un monde interdépendant et profondément inégal. La pandémie a accéléré et fait exploser une crise qui couvait dans une économie globale extrêmement instable. Nous étions plusieurs qui, en septembre 2019, annonçaient une récession inéluctable. Nous y sommes, et il faut absolument empêcher que la dépression qui va suivre ne fasse des ravages irrémédiables. Il faut dès maintenant nous préparer à de grandes transformations pour ouvrir un horizon de sortie de crise porteur d’une espérance collective.
Dans l’immédiat nous faisons face à une contradiction redoutable entre confinement et activité, il faut impérativement la résoudre. Les mécanismes de soutien ne seront pas à la mesure des dégâts si cette tension devait se prolonger longtemps, ce qui est probable. Les risques de faillites, de pertes de valeur, de destruction de capital et de chômage massif sont évidents.
La nouvelle crise du capitalisme global est beaucoup plus grave que celle qui a éclaté en 2008. Peu après l’éclatement des bulles de surendettement, la Chine et les Etats-Unis avaient massivement relancé leur économie en investissant. Aujourd’hui ces deux puissances ne serviront plus de locomotives pour tirer la demande de l’économie globale. Leur régime de croissance se grippe et surtout leur compétition s’est transformée en rivalité stratégique. D’autre part, l’Union européenne, qui n’avait pas relancé son économie mais seulement stabilisé son secteur bancaire, s’est divisée et affaiblie dans une décennie perdue au point qu’elle est menacée de désintégration.
Cette fois elle réagit tôt. Sous le choc sanitaire elle mobilise des masses d’argent afin de constituer un « bazooka financier » pour soutenir l’économie. Les Etats membres acceptent des déficits publics massifs et accumulent de nouvelles dettes. Au niveau de l’Union les soutiens consistent en crédits dont les garanties de remboursement reposent sur les budgets nationaux. Le programme SURE contribue à financer le chômage technique à l’initiative de la Commission. L’action de la Banque Centrale est la plus significative sous forme de liquidités immédiates et de reprise de dettes pesant sur les Etats. Ce « bazooka » reste conventionnel : on ajoute de la dette à la dette en espérant une reprise de croissance ultérieure. Or la coordination interétatique n’est pas encore une véritable coopération.
Les pays membres de l’UE sont foncièrement inégaux en termes de compétitivité et de fragilité. Les plus exposés ne sont guère séduits par le Mécanisme européen de solidarité (MES) et ce serait se leurrer que de sous-estimer le fardeau des dettes publiques. Il n’y a pas de miracle, elles ne seront pas effacées et les investisseurs financiers privés ne vont pas se presser à financer une reprise. D’ailleurs leurs fonds s’éloignent de l’Europe. Dans la dernière décennie, l’endettement des entreprises s’est considérablement accru et déjà de grandes entreprises demandent des soutiens. La masse des travailleurs des petites et moyennes entreprises risquent d’être jetés au chômage. Des pays comme l’Italie voire l’Espagne n’accepteront pas d’être traités comme l’a été la Grèce. Il faut lever plusieurs tabous.
La création monétaire de la BCE ne devra pas seulement racheter des dettes mais offrir du cash (sans remboursement). Aux Etats- Unis la FED va offrir un chèque à chaque individu, c’est l’« Helicopter money ». En Europe mieux vaudrait que la BCE crée de la monnaie pour offrir des quasi-fonds propres aux PME en grand besoin de trésorerie, et contribue à financer la restructuration du système productif européen.
D’autre part la mutualisation de la dette entre les pays membres doit prendre une dimension communautaire. L’idée de créer des eurobonds est judicieuse mais il faut prêter plus d’attention à clarifier le sens des solidarités. Les Scandinaves et les Allemands ont une qualité de cohésion sociale enviée mais aussi leurs propres difficultés politiques ; quant aux Etats du Sud et la France, ils n’ont pas de leçons à donner en matière de solidarité. A mon avis, une dette commune ne doit pas simplement soulager les Etats mais surtout financer des projets d’intérêt européen qui tisseront des solidarités entre les populations sur tous les territoires de l’Union. Je rappelle que Jean Monnet a mutualisé des politiques industrielles, pas des dettes d’Etats (et ceux-ci ont bénéficié du plan Marshall américain).
Il est urgent de bâtir un véritable budget européen (par transformation de l’actuel). Sa fonction serait de créer des biens publics communs en finançant des projets humains et productifs mutualisés. A cet effet il alimenterait la création d’un grand Fonds d’investissement, avec à ses côtés la BCE, la BEI, les banques publiques nationales et les assureurs… Ce Fonds prendrait des participations dans des fonds décentralisés. Le budget européen devra disposer de ressources propres : un impôt européen sur les profits des grandes sociétés multinationales et une taxe carbone incluant les produits importés.
Ces propositions visent à aller à l’essentiel : le bon usage des fonds. Il faut en désigner l’objectif sociétal : un meilleur et un plein emploi avec un nouveau mode développement impliquant une stratégie européenne industrielle européenne de repositionnement dans les chaînes de création de la valeur. Des secteurs essentiels comme la santé et la formation, l’alimentation et le transport, le traitement des données, doivent être considérés comme des biens communs. Une nouvelle cohésion entre les Européens doit reposer sur une sorte de division du travail ; à cet effet un Pacte européen de solidarités humaines et productives est nécessaire. Les Etats devront l’accompagner et non pas conduire la manœuvre. Il faut mobiliser les entreprises et les collectivités publiques territoriales, établir leurs responsabilités communes par des partenariats dans les secteurs essentiels, et bâtir des plateformes de projets transfrontières. Ceci implique qu’un réseau paneuropéen de prospective et de planification s’organise aux côtés de la Commission. Pour le moment le « Green Deal » n’est pas adossé à une stratégie de réhabilitation durable des systèmes productifs et des habitats.
Les rivalités de puissances qui vont s’aggraver sont un énorme souci. Les Etats-Unis tournent le dos à la coopération internationale. La Chine dispose de capacités de production sous utilisées qui pourront nous couler quand nous voudrons répondre nous-mêmes à la demande dans la sortie de crise. La notion de « souveraineté européenne » est donc ambiguë : s’agit-il de protéger nos « champions » en rompant avec le dogme de la concurrence qui règne dans l’Union ou de consolider nos territoires de production en commun ? Et avec quelle politique commerciale ? Une protection légitime ne vaut que si l’Europe est capable de mettre en place des coopérations d’intérêt mutuel avec les autres régions du monde, dont la Chine bien entendu (lui faire porter toute la responsabilité du virus n’augure rien de bon). Le monde émergent est déjà touché, les plus fragiles connaîtront des situations gravissimes. Le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a alerté les Européens : « Faites attention à ce que vos manquements ne vous reviennent en boomerang ! ». L’Afrique se mobilise mais la famine menace et le financement externe se réduit. Il ne s’agit pas simplement d’accorder un moratoire sur le service des dettes (un bien faible effort pour les pays riches!), il faut que le FMI offre d’abondantes liquidités en émettant des Droits de Tirage Spéciaux. Et l’Europe doit s’engager massivement aux côtés des Africains en participant à leurs projets de développement industriel et en abaissant le coût du capital par un partage des risques. Sachant les immenses potentiels de développement de ce continent, c’est d’intérêt vital pour notre propre avenir.
Les risques de crise sociale et politique vont s’accroître et je comprends l’appel à l’unité nationale. Mais je ne crois pas au « retour de l’Etat ». Certes il est une solution face à la crise mais tout autant un problème ! C’est la mobilisation d’une société civile responsable et solidaire qui sera déterminante. D’autre part l’unité des Européens n’est nullement acquise, d’ailleurs les inégalités vont s’accroître ; la France elle-même est fragilisée. Le vivier du potentiel humain est immense en Europe mais il est en friches. Repenser le projet européen est nécessaire pour réduire l’incertitude radicale et planifier l’espérance.
Que doit faire l’Europe face à la nouvelle crise du système capitaliste globalisé ? – www.entretiens-europeens.org
J’emprunte le titre de cet article au très beau livre du regretté Claude Gruson qui fut mon mentor à la Prévision dans les années 1960.