Henri Isaac, Président du think tank Renaissance Numérique, maître de conférences à l’Université Paris Dauphine-PSL et Jennyfer Chrétien, Déléguée générale du think tank Renaissance Numérique
Présenté le 15 décembre 2020, le projet européen de législation sur les marchés numériques (Digital Markets Act, dite “DMA”) vise à garantir leurs ouvertures au sein de l’Union européenne (UE). Il s’agit de résoudre les problématiques de concurrence que peuvent soulever les grandes plateformes numériques, et dans une certaine mesure l’impuissance des régulateurs, en termes de moyens à leur disposition pour réguler ces acteurs. Or, ce texte soulève diverses interrogations qu’il convient d’éclairer, afin d’éviter les potentiels « effets de bord » pour l’économie et le droit au niveau européen.
Économie numérique : nouveaux enjeux de régulation
D’un point de vue économique, le numérique est un objet complexe à analyser et réguler, tant il est à la fois un secteur économique, avec de multiples marchés, et un vecteur de transformation des autres secteurs économiques. L’économie numérique a permis l’émergence des plateformes numériques, entre marchés et entreprises(2). Elle présente des défis inédits pour l’UE et les effets de réseaux sur lesquels elle repose tendent ainsi à une trans- formation oligopolistique des marchés concernés. Toutefois, ce phénomène de concentration n’est pas inédit en soi et existe sur nombre d’entre eux(3). Ce qui est inédit, c’est la vitesse à laquelle cette concentration s’est opérée et les capacités qu’ont développées les plus grandes de ces plateformes numériques, au premier rang desquelles les GAFAM (Google, Facebook, Amazon, Apple et Microsoft). Les protocoles et normes des infrastructures technologiques qui les sous-tendent peuvent être à l’origine de problèmes concurrentiels complexes à appréhender par les régulateurs : collusion algorithmique et discrimination dans les transactions notamment. L’application du droit de la concurrence serait ainsi rendue difficile dans le champ numérique, au regard de l’asymétrie de moyens et d’information entre ces acteurs et les régulateurs. À l’heure où l’étude de volumétrie de données croissantes dans les opérations contrôlées, et l’analyse de ces marchés, prend une place toujours plus importante, cet écart rend l’analyse des marchés et donc le contrôle de la concurrence par les régulateurs, délicat. Il est, par exemple, particulièrement complexe de comprendre les impacts d’une très grande puissance de calcul sur des marchés différents. Dès lors, le temps de la procédure se trouverait en décalage avec le temps de l’innovation et de la transformation sur ces marchés, et les remèdes proposés deviendraient anachroniques(4). Le cas Google Shopping en serait l’illustration.
Dans ce contexte, la Commission européenne propose à l’UE de se doter d’un nouvel outil pour garantir l’ouverture sur ces marchés en renforçant sa capacité de contrôle. C’est l’objet de la proposition de législation sur les marchés numériques. À mi-chemin entre le droit de la concurrence et la régulation sectorielle, le DMA repose sur trois grands principes: une régulation asymétrique qui cible les grandes plateformes numériques qualifiées de contrôleurs d’accès (“gatekeepers”), une régulation ex ante, imposant aux contrôleurs d’accès un certain nombre d’obligations, et des moyens renforcés pour permettre à la Commission européenne d’assurer sa mission de surveillance.
Du point de vue juridique, ce projet législatif apparaît constituer une rupture à maints égards avec la construction du droit de l’UE, et pourrait, à ce titre, créer un précédent portant atteinte au principe de sécurité juridique. Du point de vue économique, les mesures pro- posées interrogent tant sur la robustesse de la définition des problèmes visés, que sur la compréhension des modèles d’affaires des acteurs concernés, et sur les conséquences qu’elles pourraient induire pour l’innovation au sein du marché unique européen.
Une construction inédite, entre régulation sectorielle et droit de la concurrence, qui pose la question de la stabilité juridique
Par sa construction inédite, entre régulation sectorielle et droit de la concurrence, le projet de législation sur les marchés numériques interroge quant à sa légitimité et son efficacité. Présenté sur un fondement, le marché unique, c’est-à-dire le rapprochement des législations afin d’en éviter une fragmentation, le texte semble, pourtant, prétendre adresser une problématique d’une autre nature, la concurrence, soit des comportements d’entreprises. Or, le projet de législation sur les marchés numériques offre un renverse- ment de perspective par rapport au droit de la concurrence. À la différence de ce dernier, le régulateur ne part pas, en effet, d’une défaillance de marché, pour ensuite proposer un remède et résoudre cette défaillance. Il présuppose que la puissance de l’acteur — définie par sa taille — constitue per se une défaillance de marché et instaure ainsi un régime de présomption d’atteinte au fonctionnement des marchés. À ce titre, les concepts importants sur lesquels repose cette nouvelle régulation sont définis de manière assez imprécise, qu’il s’agisse des «contrôleurs d’accès» ou des «services essentiels» concernés. Des critères assez flous pour désigner les plateformes numériques et les activités visées sont déduits des remèdes généraux, ce qui induit une rupture d’égalité devant de la loi. Par ailleurs, le texte instaure des mécanismes de révision qui laissent une grande place à l’interprétation et, par conséquent, offrent peu de stabilité juridique aux acteurs. Dès lors, il convient de s’interroger sur l’impact que pour- rait avoir cette nouvelle architecture du droit européen sur d’autres secteurs économiques, si cette approche était étendue au-delà du numérique.
Quelle séparation des pouvoirs et répartition des compétences, demain au sein de l’UE?
En l’état, ce texte soulève des interrogations quant à la séparation des pouvoirs au niveau des institutions de l’UE et la possible confusion des rôles dans la chaîne juridique qui se pose lorsqu’un même organe, en l’occurrence la Commission européenne, participe de la définition de la règle, en instruit l’éventuelle violation, détermine la sanction et finalement l’adapte. Cette nouvelle régulation devrait être l’occasion de penser à une collaboration étendue entre les régulateurs européens, en tirant profit des compétences existantes. Mais l’articulation avec les autorités de concurrence nationales et la logique de réseau sont peu abordées par le texte. Il en va de même concernant les chevauchements des différents textes européens entourant les services numériques. Ce texte est d’ailleurs complété par la proposition de légis- lation sur les services numériques (Digital Services Act, « DSA »), qui vise, elle, à réviser les règles relatives à la responsabilité des fournisseurs de services numériques sur les contenus et produits qu’ils relaient(5). À ce titre, présenté comme un paquet législatif commun encadrant les plateformes numériques, ce double portage pose une question d’articulation. Il repose, en effet, sur deux logiques de coordination des régulateurs différentes et n’usent pas des mêmes définitions pour désigner souvent les mêmes acteurs.
Il convient également de relever que le champ des garanties procédurales semble particulièrement étroit au sein du projet de DMA. Or, ce n’est pas seulement une question de respect de droit de la défense d’entreprises, mais aussi des principes de respect de la propriété et de la protection des investissements qui apparaissent affaiblis. En l’état, les éléments de procédure que le DMA instaure, demeurent restreints et tendent à s’enfermer sur un dialogue bilatéral entre la Commission européenne et les « contrôleurs d’accès ». En cela, cette proposition législative s’éloigne des fondements de la régulation du marché des télécoms et du droit de la concurrence dont elle s’est inspirée et qui reposent sur un dialogue ouvert avec les parties prenantes. Dès lors, on peut s’interroger quant aux raisons pour lesquelles la Commission n’a pas repris ces procédures dans leur entièreté, en particulier en matière de règlement des différends. Cette question est d’autant plus importante que le texte promeut un principe de régulation ex ante et que les obligations évoquées invitent à des spécifications tech- niques qui nécessitent, pour être mises en œuvre, un dialogue approfondi.
Une difficulté à appréhender les modèles d’affaires
de l’économie numérique
Derrière la question de l’appréhension des modèles d’affaires, se pose un enjeu de stabilité juridique sur le marché unique numérique. Du point de vue économique, celle-ci nécessite une plus grande précision que celle qu’offre la proposition de législation sur les marchés numériques. En effet, les remèdes envisagés par le texte conduisent, pour nombre d’entre eux, à exiger une modification du modèle d’affaires des plateformes numériques concernées: c’est notamment le cas pour les places de marché et les magasins d’applications. Concernant la publicité en ligne, si la transparence exigée par le texte sur les prix et la rémunération des éditeurs est bienvenue, dans un marché où la formation des prix et le partage de la valeur entre les intervenants du marché sont complexes, il est à craindre que cela ne suffise pour développer la concurrence sur ce marché. À ce titre, il conviendrait de faire avan- cer la réflexion sur les modes de régulation en temps réel. Si l’on considère que les marchés publicitaires, fonctionnant en temps réel, sont des places de marché, alors une régulation de type «supervision financière» est envisageable, avec une séparation des activités des différents maillons de la chaîne de valeur. Par ailleurs, la régulation, en se fondant sur des logiques de seuils est, porteuse de plusieurs risques sur les dynamiques des start-up européennes qu’il convient également d’anticiper. Le risque que des opérations, à l’instar de certaines acquisitions, soient bloquées par la Commission européenne n’est pas nul, ce qui constituerait pour les start-up qui souhaitent être rachetées une perte d’opportunité. En cela, instaurer un principe de réglementation ex ante nécessite un dialogue particulièrement ouvert avec les parties prenantes.
Par sa construction inédite, entre régulation sectorielle et droit de la concurrence, le projet de législation sur les marchés numériques interroge quant à sa légitimité et son efficacité. Tel qu’actuellement rédigé, avant son passage au Parlement européen, le texte, dans sa logique d’application, suscite beaucoup de questionnements. Sa logique veut que les «contrôleurs d’accès » s’auto-déclarent et, par eux-mêmes, mettent en œuvre les obligations contenues dans le texte sous le contrôle de la Commission européenne et de sa nouvelle unité spécifique prévue dans le texte. Quelle sera l’efficacité d’une telle procédure? Le texte parviendra-t-il à atteindre son objectif de développer la concurrence sur ces marchés? Permettra-t-il de voir se développer des plateformes numériques européennes puissantes et aptes à rivaliser avec leurs concurrentes chinoises et américaines ? Dans un contexte où l’innovation est rapide et permanente, que fera la Commission européenne face à de nouveaux types de plateformes qui ne seraient pas couverts par le périmètre du DMA?
(1) Cet article est issu de la note publiée par le think tank Renaissance Numérique le 29 mars 2021 :
«Digital Markets Act: Contradiction ou révolution juridique?».
(2) Renaissance Numérique, «Réguler les plateformes numériques: Pourquoi? Comment?», mai 2020, p.48.
(3) Renaissance Numérique, «Plateformes et dynamiques concurrentielles», octobre 2015, p.34
(4) Cabral, L., Haucap, J., Parker, G., Petropoulos, G., Valletti, T., and Van Alstyne, M., “The EU Digital Markets Act”, Publications Office of the European Union, Luxembourg, 2021, ISBN 978-92-76-29788-8, doi:10.2760/139337, JRC122910.
5) Commission européenne, “Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à un marché intérieur des services numériques et modifiant la directive 2000/31/CE”, 15 décembre 2020.