Shahin Vallée
Chercheur au DGAP (German Council on Foreign Relations)
La crise du Covid-19 aggrave les divergences entre économies européennes et menace l’intégrité et la solidité de la monnaie unique dans la zone euro. L’économiste Shahin Vallée analyse les choix qui ont été faits mais réaffirme que, sans mandat politique pour une mutualisation et monétisation du coût de la crise, la soutenabilité de la zone euro est en jeu.
La crise actuelle va coûter très cher, si cher qu’elle pourrait bien provoquer le pire choc économique depuis un siècle. Compte tenu de nos niveaux de dette, ce sera le moment de vérité pour l’Europe aussi bien sur le plan économique que politique. Alors que tous les pays européens sont frappés de manière relativement symétrique par une catastrophe qui n’a fait qu’illustrer leur interdépendance, les réponses s’avèrent très disparates et majoritairement domestiques, au risque de rendre la crise asymétrique. À l’heure actuelle, le coup de pouce fiscal de l’Allemagne à son économie est bien plus vigoureux qu’en Italie ou en Espagne. Et la situation sanitaire sous contrôle devrait permettre de relancer la machine plus tôt. Résultat : la crise risque d’accentuer les divergences entre les économies européennes, ce qui, dans la zone euro, menacerait l’intégrité et la solidité de la monnaie unique.
Pour l’instant, c’est la Banque Centrale européenne qui s’est chargée d’acheter des stocks importants de dettes gouvernementales des Etats membres, apportant de facto la réponse fiscale commune que les gouvernements européens ont négligée. Mais une telle stratégie n’est pas tenable à long terme. La Banque centrale européenne ne pourra efficacement mutualiser et monétiser le coût de la crise sur le long terme sans véritable mandat politique. Les gouvernements doivent autoriser un certain niveau de mutualisation fiscale, qui permettra à la BCE d’assumer une partie du coût de la crise. De notre capacité collective à rendre cette mutualisation possible dans les prochains mois dépendra dans une large mesure la forme que prendront l’économie et la politique européenne pour une génération. Sans mutualisation et monétisation, les Européens oscilleront entre le Charybde de l’austérité et de la consolidation et la Scylla de la restructuration de la dette, deux écueils qui pourrait détruire la monnaie unique et la construction communautaire toute entière.
« La France est désenchantée, l’Italie affaiblie et divisée »
Ces débats rappellent les tensions nées de la crise de la dette dans la zone euro et soulèvent les mêmes inquiétudes, sur fond de changements majeurs dans les opinions publiques. En Allemagne, une large coalition d’économistes appelle de ses vœux une réponse fiscale commune, avec le soutien d’une grande partie de la presse et, visiblement, des sondages d’opinion. À la différence de ce qui s’est passé lors de la crise grecque, les Allemands semblent comprendre le besoin de solidarité, y compris à la lumière de leur intérêt bien compris. En Italie, après une décennie de défis fiscaux, de crise migratoire et de soubresauts politiques, l’opinion est si épuisée que la pandémie mine l’adhésion à l’Union Européenne et à la monnaie unique. À la différence des Grecs en 2015, une majorité d’Italiens pensent désormais que leur pays aurait intérêt à abandonner l’euro. En France, au terme de trois ans d’initiatives franco-allemandes aussi nombreuses qu’infructueuses, une certaine lassitude se fait jour. Que ce soit sur le front militaire, où l’Allemagne vient d’annoncer l’achat d’une nouvelle flotte d’avions de chasse F18 américains, ou sur le front de l’union monétaire, les progrès semblent très modestes, et l’influence française très limitée. En Espagne, pays que le traumatisme de la crise de l’euro et les affrontements politique ont laissé divisé et sans perspective de consensus, l’envie d’une grande avancée européenne est bien réelle. Mais avec quel allié ? La France est désenchantée, l’Italie affaiblie et divisée. Dans le même temps, les pays nordiques ont augmenté une coopération qu’ils considèrent comme indispensable après la défection du Royaume-Uni – qu’il s’agisse de la nouvelle Ligue hanséatique1, ou de l’alliance des « Frugal Four »2 dans les négociations sur le budget. La réalité est que l’UE est de plus en plus divisée et sans véritable leader, ce qui représente un défi fondamental pour la zone euro à moyen terme.
« Il existe une alternative qui nécessite un bond dans l’intégration communautaire »
Au final, cette crise, comme la précédente, soulève des questions profondes sur l’accord politique qui sous-tend le Traité de Maastricht. Après une décennie initiale de grande modération, ces dix dernières années ont révélé la vulnérabilité profonde de la monnaie unique. Réécrire le Traité pour permettre un véritable partage du risque fiscal serait cependant très risqué. Pour l’heure, l’Allemagne demande qu’une telle mutualisation soit garantie par un contrôle sur les politiques fiscales nationales. Un point de vue qui peut se comprendre, et qui est dans la droite ligne des principes sacrés du Mécanisme Européen de Stabilité (MES), mais qui serait fatal sur le plan politique. En Italie, le recours au MES provoquerait très certainement une crise politique, la chute du gouvernement et fracturerait encore davantage l’affectio societatis indispensable à la survie de l’UE. Il existe pourtant une alternative, à la fois plus efficace économiquement et plus acceptable politiquement, mais qui nécessite un bond dans l’intégration communautaire. Il s’agirait d’une forme de fédéralisme fiscal européen qui doterait l’UE d’un vrai pouvoir d’imposition, d’emprunt et de dépense sous le contrôle d’un fonctionnaire désigné démocratiquement par le Parlement Européen. Il est possible que l’urgence actuelle ouvre cette voie, mais on ne pourra pas faire l’économie d’une profonde révision des traités. Pour preuve : la Cour constitutionnelle allemande (BVerfG)3 répugne pour l’instant à transférer davantage de responsabilités fiscales et politiques à l’Union européenne car elle considère que le Traité de Lisbonne – et notamment le Parlement Européen – n’offre pas de garanties démocratiques suffisantes. Les Européens n’échapperont donc pas aux questions de démocratie et de transparence que pose l’Allemagne à raison. Avant d’en arriver là, nous devons nous mettre d’accord sur une forme de mutualisation fiscale sans plus attendre. Mais les enjeux sont si énormes qu’il ne faut pas s’attendre à une réponse entièrement binaire. Le compromis laissera sans doute beaucoup de place à l’interprétation et aux chemins de traverse. Pourtant, en l’absence d’accord suffisamment ambigu pour être constructif, les marchés financiers considéreront que l’engagement des Européens en faveur d’une mutualisation est trop faible. Ce qui mettrait en péril la pérennité de l’euro et de l’Union européenne toute entière.
1 La nouvelle Ligue hanséatique, baptisée aussi « anti-club Med », créée en 2028 à l’initiative des Pays-Bas, est un club informel rassemblant le Danemark, la Suède et l’Autriche dans le premier cercle, ainsi que l’Irlande, la Finlande et les pays baltes et prône un strict respect des règles de la zone euro.
2 En français, les « Frugal Four » (Autriche, Pays-Bas, Suède, Danemark) sont appelés les « quatre sobres » ou « austères » ou « radins ». Ces quatre pays sont les plus grands contributeurs nets par habitant au budget et défendent une enveloppe stable à 1% du Revenu national brut européen.
3 Nom officiel : Tribunal constitutionnel fédéral