François Godement
Conseiller pour l’Asie à l’Institut Montaigne
Rival systémique ou partenaire de coopération ? La Chine apparaît de plus en plus comme un concurrent de l’Union européenne sur tous les fronts, économiquement mais aussi politiquement en dénigrant systématiquement les démocraties. L’arrivée du Covid-19 complique encore plus la donne. Explication de François Godement, historien, spécialiste de la Chine.
Des relations UE-Chine, les esprits raisonnables ont souvent dit qu’elles n’étaient pas stratégiques au sens où l’entendent la plupart des officiels chinois : c’est-à-dire fondées sur un alignement de vues. Et pourtant, elles concernaient suffisamment d’intérêts ou de préoccupations communes pour ne pas devenir otages de divergences sur tel ou tel sujet.
Est-ce que ce sera une fois de plus le cas avec l’émergence du Covid-19, qui a déjà tué officiellement 24 fois plus d’Européens que de Chinois, et qui provoque le plus violent choc économique depuis la Seconde Guerre mondiale ? Un certain nombre d’éléments permettent d’en douter.
Tout d’abord ces relations sont arrivées en 2018-19 à une épreuve de vérité. Le sommet UE-Chine de 2018 avait vu les Européens sommer, avec des délais, la Chine de négocier en bonne foi et de conclure des accords auxquels elle se dérobait depuis des années. La Communication stratégique de la Commission et du Service européen pour l’Action extérieure (SEAE) au Conseil de mars 2019 signait un tournant réaliste, fondé sur la défense des intérêts européens, et reconnaissait sans détour que la Chine était un rival systémique et un concurrent stratégique, et non pas seulement un partenaire de coopération. La Chine n’avait que très maigrement répondu aux attentes, signant deux accords techniques mais continuant à se dérober sur un accord d’investissement : sujet fondamental, car les Européens en attendent une réciprocité dans l’ouverture, en matière par exemple de marchés publics et de services. En pratique, tout au long de cette année 2019, les négociateurs chinois avaient consacré leur temps à chercher une solution au conflit commercial sino-américain. Alors que les ventes chinoises aux États-Unis baissaient en 2019, elles étaient en augmentation vers l’Europe – et le déficit commercial européen, qui baissait depuis 2015, remonte chaque année depuis 2017. La relance par la Chine, en décembre 2019, d’un traité de libre-échange apparaissait aux Européens comme une échappatoire commode, alors que ceux-ci demandaient la levée des obstacles à sens unique dans l’économie et la société chinoise. D’autres faits irritants s’aggravaient – au premier rang desquels la politique de répression menée au Xinjiang, avec des camps de rééducation pour une partie de la population et la systématisation de la surveillance digitale de la population.
Un espoir climatique
Au milieu de ce tableau apparaissait encore une lueur d’espoir. La Chine acceptait au sommet avec l’UE de 2019 de signer une déclaration climatique commune, réveillant l’espoir d’une convergence possible dans ce domaine où les États-Unis faisaient défaut. Du reste, souffletés par les menaces de conflit commercial de Donald Trump, gênés par son hostilité aux institutions multilatérales internationales et par son soutien à peine voilé aux éléments politiques les plus hostiles à l’unité européenne – du Royaume-Uni à l’Italie ou à la Hongrie, les Européens se trouvaient souvent pris entre deux fronts politiques et diplomatiques. Cela n’empêchait pas que se mettent en place des instruments de défense économique surtout tournés contre l’expansion en Europe de la machine étatique chinoise – filtrage des investissements étrangers, nouveaux instruments de défense commerciale, et même résistance aux politiques d’influence chinoise. Sans jamais se départir du principe d’une coopération possible avec la Chine, l’Europe allumait des contre-feux.
Dans le même temps, la Chine ne s’embarrassait souvent plus beaucoup de précautions verbales. De la façon la plus frappante, un certain nombre d’ambassadeurs chinois en Europe sont devenus les porte-paroles d’une diplomatie agressive et parfois menaçante. C’est le cas en Europe du Nord – où tous les pays ont eu maille à partir avec leur diplomate résidant chinois, la Suède convoquant celui-ci 40 fois. De façon plus concrète sans doute, les promesses chinoises faites à certains se sont avérées sans suite : en Europe centrale et orientale, les investissements chinois ont stagné. En Italie, premier pays du G7 à signer un mémorandum d’action sur les Routes de le Soie en 2018, ils ont reculé l’année suivante.
Vulnérabilités de l’europe
L’arrivée du Covid-19 n’est donc pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu, mais elle rend plus insaisissables encore les relations entre la Chine et l’Europe. Tout d’abord, la récession profonde des deux ensembles économiques, la rupture de chaînes logistiques et par exemple de la quasi-totalité du transport aérien et maritime suspend toute analyse de la relation économique. Les réunions prévues sont annulées – du sommet 17 + 1 à celui de l’UE avec la Chine, et des réunions annuelles du dialogue économique et sur les Droits de l’Homme. Les négociations sur un traité d’investissement reprennent à peine. Mais surtout l’environnement change. Compte tenu de l’effondrement de la consommation et des prix de l’énergie, comment persuader la Chine d’adopter des éléments du nouveau Green Deal européen, si celui-ci est peut-être remis en question ? A cela s’ajoute un durcissement politique supplémentaire en Chine : expulsion des grands correspondants américains dont l’influence est mondiale, climat de xénophobie rendant difficile aux journalistes d’accomplir leur travail. Ce sont donc de nouveaux sujets de discorde qui apparaissent : au premier rang, les responsabilités chinoises sur l’origine et la propagation du virus. Diplomatiquement, l’Europe remet à plus tard la recherche de responsabilités. Mais politiquement et dans l’opinion publique, la cause est entendue. Les outrances des ambassadeurs chinois – à Paris, le site web de l’ambassade accuse les personnels soignants des EPHAD d’avoir laissé mourir de faim et sans soins les personnes âgées – tendent la situation. Le bilan officiel chinois – 3300 morts, un bilan réévalué ensuite en hausse (de 50 % exactement, à l’unité près !) pour la seule ville de Wuhan – n’est pas crédible en face des plus de 120 000 morts européens. Dans ce climat, le rôle de fournisseur d’équipements de protection que la Chine endosse à partir de la mi-mars, en Europe et ailleurs, nuance ce bilan : gouvernements et acheteurs privés se bousculent en Chine.
De ce même fait, des leçons nouvelles apparaissent : l’Europe est très dépendante de la Chine pour les matières premières des médicaments, et a littéralement renoncé à produire des équipements aussi simples que les masques en raison de la délocalisation de l’industrie textile (et souvent, pétrochimique pour les matériaux non-tissés…). Certaines de ces réactions sont exagérées, et on peut même parler d’un spasme anti-globalisation que suscite en partie la Chine. Mais les vulnérabilités de l’Europe apparaissent en pleine lumière.
Il est hors de doute que les dirigeants européens, comme ceux des Etats membres, préféreraient parvenir à une entente avec la Chine sur les sujets d’intérêt commun. Malgré les efforts de l’administration américaine, la diplomatie personnelle de Donald Trump est trop fantasque pour que quiconque puisse s’y fier : Européens comme Chinois font face à la plus grande incertitude sur l’avenir de la puissance en principe la plus influente au monde.
Et la ligne politique impulsée par Xi Jinping, et encore accentuée à la faveur de la crise du coronavirus, est plus inacceptable encore. Son principal négociateur économique, Liu He, promet certes de consacrer son énergie aux rapports avec l’Europe : jusqu’ici, tout a été tourné vers les États-Unis. Xi Jinping est un adepte du rapport de force, et ses professions de foi en faveur du multilatéralisme ne convainquent pas plus que sa promesse en 2015 de ne pas militariser la Mer de Chine du Sud. La ligne politique propagée par nombre de ses diplomates – agrémentée de menaces commerciales plus ou moins ouvertes suivant les pays – débouche sur une analyse nouvelle : la Chine est passée de l’autopromotion au dénigrement systématique des démocraties, rejoignant la Russie dans l’utilisation des media sociaux et de la cyberguerre.
Par coïncidence, Angela Merkel (l’Allemagne présidant le Conseil européen au second semestre 2020) s’était engagée au début de l’année à tenir un sommet supplémentaire avec la Chine en présence de tous les chefs d’État et de gouvernements européens. Désormais baptisée « Réunion des dirigeants » pour préserver la nature institutionnelle des sommets annuels réguliers, elle est un événement à haut risque qui se tiendra les 14 et 15 septembre à Leipzig. Les dirigeants chinois ont un certain attachement pour le marché unique, mais n’ont guère de compréhension pour le système d’institutions démocratiques qu’incarne l’Europe, et croient peu à son pouvoir réel hors de nos frontières. Il leur faudrait plus de clairvoyance pour faire des concessions à un ensemble qu’ils croient toujours fragile et susceptible d’être remis en cause par les peuples.