Le Grand entretien – Thierry Breton : « La force qui est la nôtre, c’est la solidarité. »

Thierry Breton

Commissaire européen en charge du marché intérieur

À la faveur d’une rencontre le 13 octobre dernier au Berlaymont, Thierry Breton a accepté de revenir sur ses trois années de mandat, marquées par la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine et la flambée des prix de l’énergie dans toute l’Union. Dans un échange de plus d’une heure, Thierry Breton trace le chemin d’une Commission politique, à la fois ciment et levier d’une Europe solidaire dans la tempête et dessine les contours des deux prochaines années de son mandat.

Michel Derdevet : Ma première question est très personnelle : quel est votre ressenti par rapport à ces trois dernières années sur le fonctionnement des institutions et l’action publique européenne ?

Thierry Breton : J’ai enseigné « la gouvernance » pendant plusieurs années aux États-Unis, après mes fonctions de ministre des Finances en France. C’est donc sous l’angle de la gouvernance que je voudrais donner un éclairage à cette action publique européenne. La gouvernance, c’est l’intégralité des responsabilités d’un acteur dans un champ nouveau. Pour moi, la Commission européenne était sans aucun doute un champ nouveau. Mais j’ai eu le sentiment, pour avoir vécu pendant de très nombreuses années aux États-Unis, de retrouver à Bruxelles un peu de ce que je connaissais à Washington. Comparaison n’est pas raison mais nous gérons à Bruxelles, dans le cadre des traités, un continent régi par des règles démocratiques fondées sur l’État de droit. C’est un peu le cas aussi à Washington. Au fond, la Commission fonctionne à certains égards comme l’exécutif américain : elle porte les directives ou les règlements devant nos co-législateurs, le Parlement européen et le Conseil, comme le gouvernement américain porte ses propositions devant la Chambre des Représentants et le Sénat.

MD. : Depuis le 24 février et l’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie, la question de l’Europe de la défense et du rôle géopolitique de l’Union monte en puissance dans le débat public. De votre point de vue, comment cette guerre constitue un élément d’accélération de l’Europe de la défense et comment la Commission européenne peut-elle être un élément intégrateur des démarches nationales, comme celle que nous pouvons observer en Allemagne ?

TB. : L’Europe de la défense s’inscrit dans l’histoire de l’intégration européenne dans son ensemble, depuis 1954 et le refus français de la Communauté européenne de défense. J’ai porté moi-même, c’est un peu le hasard de l’histoire, un projet d’intégration européenne des politiques de défense. En 2016, j’ai proposé à Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission, l’esquisse de ce que pourrait être un fonds européen de défense. J’avais alors eu l’occasion d’échanger avec une série de dirigeants européens à ce sujet, dont le Président français de l’époque, François Hollande, ou la ministre allemande de la défense, qui n’était autre à l’époque qu’Ursula von der Leyen.

La Commission s’est ensuite emparée de l’idée au travers d’un projet pilote proposé en 2018. Et en 2019, par les hasards de la vie, je deviens le Commissaire en charge du marché intérieur mais aussi de la défense. Le fonds européen de défense, tel qu’il est intégré dans l’actuel cadre fi nancier pluriannuel est doté d’un montant significatif de 8 milliards d’euros qui permettra de lever entre 30 et 40 milliards d’euros d’investissements mutualisés entre 26 États membres sur 27. Par ailleurs, il constitue un instrument permettant l’émergence d’une vision commune entre les États membres, les institutions européennes et le tissu industriel de défense. Cette guerre a bien entendu accéléré ce processus, d’abord au travers du soutien européen à l’armée ukrainienne, via les livraisons d’armes coordonnées entre les États membres. Elle a poussé les États membres à augmenter leurs dépenses en matière de défense à 2% du PIB. Le respect de cet engagement pris de longue date dans le cadre de l’OTAN et que certains États membres dits « frugaux » n’honoraient pas jusqu’ici, permettra de lever annuellement jusqu’à 163 milliards d’euros d’investissements supplémentaires dans le domaine de la défense. Je n’oublie pas pour autant l’importance du respect des critères de Maastricht. J’ai moi-même contribué, en tant qu’ancien ministre des Finances (de 2005 à 2007, NDLR), à ramener la dette française à 62% en 2007, quand l’Allemagne en était à l’époque à 67 %.Il y a eu par la suite, la crise des « subprimes ». La France l’a mal gérée sous Nicolas Sarkozy, augmentant drastiquement les dépenses publiques alors que l’Allemagne a su en sortir en bonne position. En tout état de cause, il faut réussir à articuler cette exigence de modération dans la dépense publique et l’impératif d’investissements dans notre industrie de défense et je me réjouis que ce tabou disparaisse dans certaines capitales, notamment à Berlin, La Haye ou Copenhague.

En marge de ce fond et afin de renflouer nos réserves, notamment en matière de munitions, la Commission européenne propose le développement d’un nouvel instrument baptisé EDIRPA «European Defence Industry Reinforcement through Common Procurement Act», qui a vocation à inciter les États membres à procéder à des achats de matériel militaire en commun au sein du marché unique. Je crois que c’est la meilleure manière de construire progressivement un affectio societatis, une volonté de travailler ensemble.

Mon rôle en tant que Commissaire chargé de ce dossier est de faire en sorte que ces fonds servent notre industrie de défense pour accroître l’autonomie stratégique de notre continent. Cela ne remet en aucun cas en cause le cadre essentiel de nos alliances, en particulier au sein de l’OTAN, dont quasiment tous les États membres font partie depuis les récentes décisions de la Finlande et de la Suède d’intégrer l’organisation, ce qui fait de l’UE un pilier majeur de l’alliance Atlantique.

MD.: Je voulais aborder à ce stade, la question de l’Europe de l’énergie. Nous constatons aujourd’hui à quel point l’agression russe a ré-interpellé l’Europe sur l’enjeu de la sécurité d’approvisionnement. Comment peut-on rapidement changer la donne et essayer de construire une autonomie stratégique européenne dans ce domaine? Cette agression ne fragilise-t-elle pas le Pacte vert européen?

TB.: Je voudrais d’abord rappeler une chose: le projet européen représente 27 États membres et 455 millions d’habitants, soit une fois et demie les États-Unis. Cela nous donne une force d’attractivité mais aussi une responsabilité immense. Depuis que je suis Commissaire, je prends un peu plus chaque jour la mesure des tentatives de Vladimir Poutine et de ses affidés pour affaiblir le projet européen. On ne le disait peut-être pas aussi ouvertement mais je le constate dans tous les domaines que couvre mon portefeuille.

Nous nous battons également pour permettre aux États membres de diminuer leurs importations de gaz russe, qui atteignaient 40% du mix européen avant la guerre. Cela a été possible notamment grâce à un accroissement significatif de nos importations de gaz naturel liquéfié, auprès du Qatar et des États-Unis. C’est grâce à cette stratégie que nous pourrons passer l’hiver sans black-out. Nous avons également augmenté sensiblement notre production d’énergies renouvelables. Il nous faut maintenant réduire de 10 à 15% notre consommation, une ambition tout à fait atteignable pour chacun d’entre nous. Cette démarche de sobriété est globalement positive à long terme car elle nous accoutumera à traiter l’énergie comme une ressource rare et à concourir aux ambitions du «Green Deal».

Cette transition majeure a généré une augmentation très significative des coûts de l’énergie qui implique d’accompagner socialement nos concitoyens européens dans cette période. Nous entrons collectivement dans une période d’inflation, voire d’hyper inflation dans certains États membres. Cette séquence avait débuté avant la guerre mais elle s’est considérablement accélérée depuis le 24 février, pour atteindre les sommets que nous connaissons. Cette inflation risque de s’inscrire dans le temps long et il est du rôle des États membres d’accompagner autant que faire se peut tous ceux qui sont victimes de ces augmentations du coût de la vie. Certains, comme en France, ont mis en place un bouclier tarifaire. Une mesure particulièrement efficace puisque la France est le pays qui maitrise le mieux son inflation. Je suis personnellement favorable à ce type de mesure, malgré leurs coûts importants en matière de finance publique.

Mais ces politiques doivent également être complétées par des aides ciblées à destination des entreprises. Je pense en particulier à la sidérurgie, à l’aluminium ou à la chimie, à des secteurs entiers qui sont très impactés par l’augmentation significatives des prix de l’énergie. Sans une stratégie commune à l’échelle européenne, nous faisons face à un risque de fragmentation du marché intérieur, entre des États membres où l’énergie serait très subventionnée et vendue à des prix peu élevés et ceux qui n’en bénéficieraient pas. Par ailleurs, nous nous trouvons face à un risque de délocalisation de nos filières les plus énergivores, notamment vers les États-Unis où l’énergie, aujourd’hui, est beaucoup moins chère qu’en Europe. J’ajoute que les États-Unis viennent d’adopter un «Inflation Reduction Act» grâce auquel ils attirent toutes les entreprises industrielles opérant dans les énergies renouvelables en leur proposant des subventions très significatives.

La réponse à cette crise ne pourra être qu’européenne: c’est un choc symétrique qui nécessite des réponses symétriques. Aucun État membre, l’Allemagne la première, n’a le premier euro vaillant pour faire face à cette situation. Tous vont devoir emprunter pour amortir le choc. Avec mon collègue Paolo Gentiloni, Commissaire européen en charge de l’économie, nous avons alerté sur l’urgence de faire face à l’explosion des prix de l’énergie car il y a un risque à très court terme de désindustrialisation, certains secteurs comme l’énergie, le verre, la chimie, le papier, l’acier, l’aluminium étant touchés de plein fouet. C’est maintenant qu’il faut réagir, pas dans six mois. En revanche, il est très important que nous fassions attention aux distorsions de concurrence que ces plans nationaux pourraient créer au sein du marché intérieur, certains États ayant une capacité d’emprunt plus favorable que d’autres. Je suis donc en faveur, comme nous l’avons fait durant la pandémie de Covid-19, d’un mécanisme européen qui permettrait d’obtenir sur les marchés des taux d’intérêt à la fois préférentiels et harmonisés pour les 27. À charge pour les États membres, ensuite, de rembourser.

Vient enfin la question, fondamentale, de notre transition vers la neutralité carbone à l’horizon 2050. Elle implique, comme vous le savez, l’augmentation de notre production d’électricité par des moyens décarbonés et le développement de nos interconnexions. Ces interconnexions vont devenir essentielles, notamment à travers le «grid management», c’est à dire la gestion de la demande et de la puissance au pic de la consommation. Plus généralement, le «grid management» pose la question du développement des infrastructures et des investissements publics et privés nécessaires dans ce domaine. C’est ce travail qu’il nous reste à faire et qui sera proposé au début de l’année prochaine. Nous disposons de deux ou trois mois pour aboutir à une proposition de loi en matière d’énergie, ce qui devrait nous permettre de revoir les points essentiels: la régulation du marché, le développement des énergies renouvelables et l’augmentation de notre production d’énergie nucléaire qui devra correspondre à 20% de nos capacités. C’est nécessaire et fondamental pour assurer la continuité et la stabilité du réseau. Le nucléaire a évidemment toute sa place dans le mix énergétique européen et je suis, à la Commission, celui qui porte cette voix. Et il nous faudra investir dans la formation de nos jeunes et dans l’innovation en matière de gestion des déchets, de développement des SMR et, pourquoi pas un jour, de la fusion contrôlée.

MD.: Vous étiez en première ligne de la réaction européenne pendant la pandémie de Covid-19. Comment cette expérience éclaire-t-elle votre action politique dans la situation actuelle?

TB.: Il s’agit de notre histoire et de notre gouvernance. La Commission européenne est une institution politique. On dit souvent que la Commission européenne est bureaucratique. C’est faux. Les Commissaires sont des femmes et des hommes politiques.

Notre action, faut-il le rappeler, s’inscrit bien évidemment dans le cadre des traités. Lors de la pandémie de Covid-19, le continent était totalement à l’arrêt alors qu’il était absolument nécessaire de maintenir le savoir-faire, les équipements, les infrastructures. Durant cette période, j’ai été effectivement très actif puisque la Présidente m’a confié la responsabilité industrielle des vaccins. L’UE a pu devenir le premier fabricant au monde des vaccins contre la Covid-19 et par là même, le premier exportateur mondial. Un tel exploit, car il s’agit bien d’un exploit, a été rendu possible par la solidarité entre les États membres que nous avons mise en avant, notamment dans le cadre du plan «Next Generation EU». Ce plan a pu voir le jour grâce au soutien sans faille du président de la République française et de la chancelière allemande Angela Merkel, qui ont usé de leur leadership politique pour finalement convaincre l’ensemble des États membres. La pandémie a démontré la capacité de mobilisation et d’action de l’UE qui, pour la circonstance, est devenue «la pharmacie du monde».

Je rappelle au passage que les Américains refusaient d’exporter leurs principes actifs durant cette période et qu’il aura d’ailleurs fallu que j’exerce ici un rôle de gendarme et milite pour la création d’un instrument de réciprocité. J’ai dit à mon homologue américain que nous ne pourrions pas leur délivrer les substances actives qu’ils souhaitaient s’ils ne nous permettaient pas eux-mêmes de récupérer les nôtres, produites aux États-Unis. Le rapport de force a fonctionné et nous sommes redevenu les meilleurs amis du monde. Cela démontre bien que cette logique de rapport de force qui a prévalu, même avec nos meilleurs alliés, prévaut dans le monde tel qu’il est. Cela ne remet pas en cause nos alliances mais pour être un bon allié, il faut être certain de sa force, faute de quoi on devient vassal. Ainsi, nous avons commencé à acheter ensemble des vaccins et cela a fonctionné, bien que la santé reste une prérogative des États membres. De plus, nous avons décidé d’exporter la moitié de la production européenne pour vacciner le reste du monde. Il faut se rendre compte que la force qui est la nôtre, c’est la solidarité.

MD.: Vous avez porté deux législations majeures ces derniers mois, le «Digital Market Act» (DMA) et le «Digital Services Act» (DSA), adoptés par le Parlement européen en séance plénière le 5 juillet dernier. Est-ce que vous pouvez revenir sur l’importance capitale de ces deux textes et leur mise en application prévue pour le début de l’année 2023?

TB.: L’organisation de notre espace informationnel est un sujet sur lequel je réfléchis depuis de très nombreuses années et j’ai pu observer à quel point cet espace a pris une importance capitale dans nos vies. Mais cet univers n’était pas réglementé. Nous avons donc cherché à le réguler sur le thème suivant: tout ce qui est autorisé dans l’espace physique doit l’être dans l’espace numérique. C’est ce principe fondamental qui a inspiré l’architecture du texte qui porte aujourd’hui le nom de «Digital Services Act». Et puis, il y a le deuxième volet qui concerne la régulation des grands acteurs dans ce domaine. Il s’agit des grandes plateformes, principalement américaines mais pas seulement. Il existe des règles en droit de la concurrence qui régulent la vie économique et luttent contre les cartels. Mais l’espace numérique échappait à ces règles. C’est pour lutter contre cette situation de «Far-West» que nous avons élaboré le «Digital Market Act». Cette législation s’impose à l’ensemble des plateformes désireuses d’opérer dans le marché unique, le premier au monde. Nous créons en ce moment, au sein de la DG CONNECT, une équipe qui aura pour mission de surveiller le respect du DMA. Ces textes rentreront bien en vigueur dès l’année prochaine.

MD.: Nous aurions beaucoup d’autres sujets à aborder, l’Europe spatiale, la protection des matières premières… Mais j’aimerais terminer cet entretien par une phrase du grand sociologue et philosophe français, Bruno Latour, décédé le 9 octobre dernier. Il s’interrogeait dans un entretien paru en mai dans la revue le Grand Continent: «Le sol européen est-il en train de changer sous nos pieds ? Guerre nucléaire, guerre climatique, dans cet interrègne, à quoi nous raccrocher sur notre continent?» Comment, selon vous, donner aujourd’hui du sens à celles et ceux qui croient en l’Europe et qui ont envie de faire en sorte que cette Europe soit plus grande, plus forte, plus résiliente?

TB.: Bruno Latour a été le philosophe de cette complexité que vous décrivez et de l’interconnexion entre tous les citoyens. Notre destin commun est d’abord de comprendre qui nous sommes. Comprendre que nous sommes plus forts ensemble. C’est la raison pour laquelle il y a un triptyque qui me semble caractériser notre action: le leadership, la solidarité et l’unité. C’est notre destin commun en Europe.

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