DROIT DE LA CONCURRENCE – Réformer le droit européen de la concurrence : le retour du politique

René Repasi

Député européen allemand pour le groupe S&D et professeur de droit à l’Université Erasme de Rotterdam

Le droit européen de la concurrence est politique. Son application repose sur des pouvoirs discrétionnaires. Ses notions très générales font l’objet d’une interprétation large. Ces deux éléments impliquent de faire des choix, c’est-à-dire de faire de la politique. L’idée que le droit de la concurrence est apolitique ignore ces éléments.

Ce qui semble apolitique, c’est l’orientation du droit de la concurrence vers le «bien-être des consommateurs» («consumer welfare»). Traditionnellement, le standard du bien-être des consommateurs est compris comme la différence entre ce que les consommateurs auraient été prêts à payer pour un bien et ce qu’ils ont effectivement dû payer. Le bien-être des consommateurs est alors positif si cette différence est positive, de sorte que les consommateurs paient en fait moins que ce qu’ils sont réellement prêts à payer. La Commission européenne a défini ce qu’elle entend du droit de la concurrence comme «promouvoir l’intérêt du consommateur est au cœur de la politique de la concurrence. Une concurrence effective est la meilleure garantie pour les consommateurs de pouvoir acheter des produits de bonne qualité aux prix les plus bas possibles ». Les biens doivent être produits au coût le plus bas possible. C’est ce que les économistes appellent «l’efficacité de l’allocation». En même temps, la concurrence devrait être fondée sur le mérite, de sorte que l’amélioration de la position d’une entreprise sur le marché repose uniquement sur l’innovation. Le principal objectif du droit de la concurrence d’aujourd’hui est alors «le prix, le choix, la qualité ou l’innovation». Ceci est caractérisé comme l’approche « antitrust » de l’école de Chicago. Cette idée de la concurrence repose sur des considérations purement économiques ce qui exclut tenir compte des considérations non-économiques telles que la durabilité, la protection de l’environnement ou de la vie privée, les inégalités économiques ou la protection des droits de l’Homme. Ces considérations – selon la compréhension actuelle du droit de la concurrence – relèvent d’autres domaines politiques et d’autres instruments juridiques. C’est ce qu’a notamment déclaré la Commission européenne dans sa décision de ne pas s’opposer à la fusion de Facebook et de WhatsApp en 2014: «Tout problème lié à la vie privée découlant de la concentration accrue de données sous le contrôle de Facebook à la suite de la transaction ne relève pas du champ d’application des règles du droit de la concurrence de l’UE, mais du champ d’application des règles de l’UE en matière de la protection des données» (paragraphe 164). Un tel point de vue pourrait être considéré comme apolitique.

Pourtant, le droit de la concurrence n’est pas aussi innocent que cette retenue à des considérations purement économiques suggère. Une analyse plus approfondie de la fusion Facebook/WhatsApp le montre. En autorisant la fusion de la première plateforme de médias sociaux avec le service de messagerie le plus utilisé au monde, la Commission a contribué à la création de marchés numériques déséquilibrés, dans lesquels les utilisateurs sont profilés à leur insu – comme cela a été démontré par l’autorité de la concurrence allemande dans son enquête visant Facebook. Ou bien, même si les utilisateurs étaient conscients de ces conséquences, ils n’avaient d’autre choix que d’accepter les conditions générales de Facebook et de WhatsApp qui leur permettaient de profiler les utilisateurs, dans le cas contraire ils perdaient l’accès à de nombreux contacts sociaux sur Internet. Conséquence de ces choix en matière de droit de la concurrence, le législateur européen a dû adopter une loi de large portée avec le «Digital Markets Act» (DMA), qui donne à la Commission de nouveaux outils pour assainir les marchés numériques – une tâche qui serait à l’origine une avancée pour le droit de la concurrence.

Il est donc temps de reconnaître que le droit de la concurrence n’est pas apolitique mais que les choix d’interprétation et d’application du droit de la concurrence qui ont été fait dans le passé sont des choix politiques. Nous devons rappeler ce qui est l’objectif du droit de la concurrence. Le célèbre juge de la Cour suprême des États-Unis, Louis Brandeis, a parlé en 1934 de la «malédiction de la grandeur» lorsqu’il a réfléchi sur l’objectif du droit de la concurrence. Brandeis considère que la concentration du pouvoir économique et de la prise de décision est effectivement nuisible au bien-être des citoyens. L’objectif du droit de la concurrence est donc de «démocratiser» les marchés en réduisant la grandeur des entreprises et en transformant les structures des marchés. Selon son point de vue, les considérations non-économiques telles que la durabilité, la protection de l’environnement ou la réduction des inégalités économiques ne conduisent pas l’action des grandes entreprises. Par conséquent, c’est au droit de la concurrence de garantir que la structure du marché est telle qu’elle soutient des considérations non-économiques. C’est ce que l’on peut appeler le retour de la politique dans un domaine du droit qui s’est déclaré «apolitique» mais qui ne l’a jamais été.

Un regard sur les décisions récentes de la Commission en matière d’aides d’État révèle ce retour de la politique dans un domaine qui n’a en réalité jamais été abandonné par la politique. Après le déclenchement de la crise financière en 2008, la Commission a adopté une série de communications qui permettaient aux États membres de sauver des établissements financiers en échange de modifications structurelles des banques qui ont été sauvées, telles que l’introduction d’un plafond pour la rémunération des dirigeants ou l’obligation de gestionnaires à démissionner en cas de sauvetage par l’État. Ainsi la Commission est parvenue à une réglementation du secteur bancaire sans aucune législation. Ce mécanisme d’approbation des mesures fiscales nationales en échange de changements de politique a été répété pendant la pandémie de Covid-19. Par ailleurs, en matière de droit fiscal, où une possible législation européenne échoue toujours parce qu’il n’y a pas d’unanimité au sein du Conseil, la Commission a examiné plusieurs mécanismes qui favorisent l’évasion fiscale mis en place en Irlande, au Luxembourg et aux Pays-Bas en considérant les avantages fiscaux accordés par ces pays aux entreprises multinationales comme des aides d’État. Bien que certaines de ces enquêtes aient été rejetées par la Cour de justice de l’Union européenne, elles ont eu un impact significatif sur le droit fiscal national de ces pays. Les PaysBas, par exemple, n’ont pas attendu un arrêt de la CJUE mais ont modifié leurs règles fiscales très généreuses en raison d’une telle enquête. En utilisant un outil du droit de la concurrence, la Commission a permis des modifications profondes des règles fiscales nationales, qu’elle n’aurait jamais été en mesure d’obtenir par voie législative. Cela montre le retour audacieux de la politique dans le droit de la concurrence, où la Commission utilise ses pouvoirs exclusifs pour faire de la politique dans des domaines où la législation européenne est bloquée.

De même, le droit de la concurrence – aussi dans les domaines de l’interdiction des cartels, des abus de position dominante et du contrôle des concentrations – doit servir des objectifs non-économiques plus larges tels que la lutte contre le changement climatique ou contre les inégalités économiques. Cette extension des objectifs du droit de la concurrence ne doit pas être illimitée. Elle est liée à la «malédiction de la grandeur ». Les outils du droit de la concurrence doivent être utilisés lorsque des intérêts commerciaux présentent un obstacle à la réalisation des objectifs de durabilité ou de respect de la vie privée. Le droit de la concurrence en tant que moyen de démocratiser les marchés comprend également une autolimitation lorsqu’un comportement anticoncurrentiel des entreprises sert des objectifs non-économiques tels que la conclusion d’accords de durabilité, par lesquels les entreprises promeuvent des biens et services durables au détriment des biens et services moins chers mais aussi moins durables. Un tel changement vers un droit de la concurrence plus politique peut déjà être observé dans les communications publiées par la Commission dans le cadre de la loi sur le climat de l’Union européenne, le « Fit for 55 ».

Une telle politisation du droit de la concurrence doit aller de pair avec une plus grande responsabilité parlementaire de la Commission, d’une manière qui n’est actuellement pas prévue par les traités. Le Parlement européen est notamment largement exclu en matière du droit de la concurrence. Malgré la nécessité d’une modification des Traités aussi dans ce domaine, toute nouvelle politisation nécessite un échange plus intense entre le Parlement et la Commission qui permette au Parlement d’influencer l’agenda politique de la Commission et de tenir la Commission responsable de ses actions. Les défi s liés à la nouvelle mondialisation 2.0 dans un monde où les chaînes d’approvisionnement mondiales sont remodelées à la suite de la pandémie et de la guerre en Ukraine et où la production industrielle stratégiquement pertinente revient en Europe, le droit de la concurrence joue un rôle crucial pour façonner le nouvel ordre du marché. Il doit se rendre compte que les objectifs qu’il sert sont trop étroits et qu’il doit être étendu à des objectifs non-économiques où la grandeur des intérêts des grandes entreprises implique un obstacle à la réalisation de ces intérêts publics.

Livre Vert de la Commission sur la politique de concurrence communautaire et les restrictions verticales, COM(96) 721 final.

CJUE, affaire C-209/10, paragraphe 22.

Commission Européenne, décision C(2014) 7239 final, paragraphe 164 (traduction faite par l’auteur).

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