Le capitalisme européen à l’heure des biens communs

Marcel Grignard

Président de Confrontations Europe

Dans la tourmente du Covid-19, l’Union européenne et les Etats membres se sont d’abord concentrés sur la crise sanitaire et l’appui aux entreprises et aux travailleurs. Mais c’est sur la relance économique que l’Europe est très attendue et, en particulier, sur le sens qu’il faut lui donner.

Les prises de positions sur le monde ou l’Europe « d’après » ne manquent pas. Certains veulent tout conditionner aux enjeux climatiques, d’autres attendent un allègement des contraintes et ne voient le salut que dans un nouveau saut de productivité quand d’autres prédisent la fin proche du libéralisme… En l’absence d’un diagnostic partagé, les clivages habituels ressurgissent.  Forcément improductifs.

La crise du Covid-19 a rendu plus visible une crise de civilisation qui n’appelle pas seulement une transition face à des enjeux climatiques ou sociaux. Les enjeux de solidarité, de liberté sont au cœur de notre futur commun d’Européen qui doit aussi faire face à la crise du capitalisme ; c’est ce qui nous fait questionner aujourd’hui les conditions à mettre en place pour un « capitalisme européen coopératif1 ». Ce sont aussi des repères pour des réformes structurelles donnant sens à la relance économique européenne.

Crise du capitalisme antérieure au Covid-19

La pandémie du Covid-19 révèle la fragilité des chaînes de production et leur imbrication qui nous rend dépendants de l’activité des autres régions du monde, privant entre autres l’Europe des médicaments indispensables. Et l’affaiblissement du multilatéralisme et des instances de gouvernance mondiale handicape une réponse coordonnée face à un virus menaçant la population de la planète et laisse se développer la loi du plus fort et l’affrontement des puissances dont Etats-Unis comme Chine espèrent sortir vainqueur. Le redémarrage de l’économie va très probablement accentuer les concurrences entre des Etats, des entreprises qui auront beaucoup souffert et beaucoup perdu. En découlera  une progression des inégalités. Elles étaient déjà insupportables avec les grands gagnants de la globalisation2 :  les très riches, les classes intermédiaires des pays émergents ; les grands perdants étant les classes pauvres des pays émergents et les classes intermédiaires des pays développés. La surpuissance du capitalisme financier globalisé et l’organisation des chaînes de valeur à l’échelle mondiale fait de chaque interface client/fournisseur un lieu de concurrence (réglementaire, économique, social, environnemental…) producteur d’inégalités. Les décisions (économiques, stratégiques…) prises loin de là où elles se mettent en œuvre dessaisissent les citoyens, les territoires de la maîtrise des choix collectifs et alimentent la crise de la démocratie et le sentiment d’abandon. Et beaucoup de citoyens des pays développés se considèrent comme les grands perdants de cette globalisation. La crise sanitaire va renforcer une tendance au repli alors que l’épuisement de la planète (biodiversité, risques climatiques) confirme à la fois que nos modes de production ne sont pas soutenables en termes de ressources et de conditions de vie pour l’humanité et que nous sommes co-responsables de la situation et interdépendants dans les solutions à mettre en œuvre.

Profonde crise démocratique

Délitement des partis historiques, montée des   forces antisystèmes jouant sur les peurs, poussant au repli et se nourrissant du désarroi des laissés-pour-compte. Défiance qui affecte institutions, élus, médias, responsables économiques… Parole publique décrédibilisée, corps intermédiaires fragilisés. Développement des réseaux sociaux qui permettent l’expression directe des citoyens, la construction de réseaux solidaires, mais aussi la diffusion de la haine et des fake news et l’enfermement dans la communauté de ses semblables. La crise démocratique est profonde.

La tâche du politique est redoutable, les réponses à construire incertaines. Comment résoudre l’équation d’une croissance profondément réinterrogée par les enjeux environnementaux et sociaux ?  Comment financer nos systèmes de protections et de redistributions indispensables à la cohésion de nos sociétés, renforcer des solidarités qui s’étiolent ? Comment rebâtir un multilatéralisme maîtrisant la mondialisation, dans laquelle l’Europe assure sa souveraineté, favorise les rééquilibrages entre pays développés et émergents et le développement de l’Afrique ?

Une crise mondiale, des enjeux européens. Bien des aspects des crises interrogent la capacité de régulation et d’intervention de la puissance publique, souvent de dimension mondiale. Mais qu’attendre sérieusement du G20, des institutions internationales ?

L’Europe, menacée par l’affrontement entre les puissances, ne peut attendre. La crise du capitalisme y est moins violente qu’ailleurs parce qu’elle est un espace plus régulé, que les dispositifs sociaux et de protection collectives y sont inégalés, mais son « compromis social » a été pris de court par la financiarisation de l’économie.

Au-delà des objectifs communs affichés, ce sont 27 capitalismes nationaux qui se font concurrence. Les efforts et les progrès (ceux réalisés depuis la crise de 2008 sont très utiles dans la crise actuelle), sont contraints aux compromis diplomatiques préservant les intérêts nationaux. Les Européens affrontent les mêmes problèmes, mais leur perception et la manière de les traiter ont des caractéristiques nationales fortes résultat d’histoires et traditions diverses, d’enjeux politiques, religieux, culturels, de trajectoires de développement économiques et de niveaux de croissance différents.

A travers cette nouvelle trajectoire de développement, et la nécessaire construction d’un capitalisme européen coopératif, se profilent des enjeux incontournables.

De démocratie tout d’abord. Les transformations d’ampleur à venir ne pourront se faire sans les citoyens. Leur implication peut conduire à un consensus politique remettant l’humain à la place qui doit être la sienne dans un avenir incertain alors que les peurs imprègnent le débat public, que le coût humain, social et économique très élevé est un risque de crises sociales et démocratiques.  Cela interroge le fonctionnement d’institutions centralisées et éloignées des citoyens alors que les processus de démocratie participative sont balbutiants. Il s’agit de faire confiance aux acteurs (sociaux, économiques, associatifs, élus des territoires…), de leur donner une autonomie d’action appuyée par des institutions décentralisées pour des projets partagés est un chalenge.  Dans le même esprit, il faut repenser un dialogue social européen et en Europe afin d’associer, dans l’entreprise l’ensemble de ses parties constituantes, engageant un dialogue avec les parties prenantes externes, participant d’une dynamique de coopération au sein des filières.

De biens communs. La crise sanitaire confirme que les frontières public/privé étaient dépassables au nom du « bien commun ». C’est là une condition pour faire société. La définition et le champ des biens communs sont de la responsabilité des pouvoirs publics ; la coopération public/privé est un amplificateur de leur développement. Le rôle de plus en plus central de l’entreprise dans la société doit être pris en compte. Ambivalente, elle peut tout autant être prédatrice que génératrice de biens communs, ce qui devrait ranger au rayon des oubliettes les fables sur l’auto-régulation. Citoyens, territoires, acteurs de la société, puissances publiques (aux différents niveaux), chacun a sa part (de responsabilité et d’action) à prendre.  La santé pourrait être un des premiers cas d’école de « biens communs européens » obligeant à réinterroger plusieurs pans des politiques européennes.

Et comment compter ? Les limites du PIB (référence planétaire) sont bien connues.  Les Etats traitent les investissements comme des dépenses courantes. Les budgets cadrés dans la contrainte annuelle ne permettent pas de s’inscrire dans le long terme. Les normes comptables (importées des Etats-Unis) ont été pensées pour répondre aux exigences de rentabilité financière de court terme. Les décisions conduisant à la structuration des chaînes de valeurs ne prennent pas (ou trop peu) en compte leurs vulnérabilités, les externalités (sociales, environnementales…) qu’elles génèrent. A contrario, il faut valoriser l’investissement socialement responsable qui a su intégrer des éléments extra financiers dans la gestion de leurs placements.

Oui, cette crise effroyable peut être un levier pour bâtir à l’échelle européenne, un capitalisme coopératif, incluant, humain, forcément humain. « Rappelons-nous que l’Europe a toujours été le continent de l’inquiétude et donc de l’interrogation, à la recherche d’un humanisme accordé à son temps à l’origine des idées qui font le tour du monde 3 ». 

 

1  En référence au colloque « un capitalisme européen coopératif ? » dont les actes sont accessibles sur le site de Confrontations Europe : https://confrontations.org/gjacquemelleconfrontations-org/actes-du-colloque-un-capitalisme-europeen-cooperatif/

2  Ce que montre  Branko Milanovic, ancien  économiste en chef de la Banque Mondiale, dans son livre Inégalités mondiales: Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances, Ed.La découverte, 2018.

3  Propos de Jacques Delors en 1989 cités par le Président du sénat Gérard Larcher en introduction de notre colloque sur le « capitalisme européen coopératif ? » du 5 décembre dernier.

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