Conseil européen : la revanche de Spinelli et Delors ?

Mario Telò

Professeur de sciences politiques à la LUISS (Libera Università Internazionale degli Studi Sociali) à Rome et à l’ULB (Université libre de Bruxelles)

L’accord atteint par le Conseil européen du 23 avril est inespéré, notamment, grâce au nouveau Fonds pour la relance économique doté de 1000 à 1500 milliards d’euros. Mais, la crise du Covid-19 permettra-t-elle de réconcilier les Italiens avec l’Union européenne ?

Malgré oscillations et hésitations, l’UE semble vouloir sortir de la pire crise depuis 1929 par deux décisions politiques radicalement innovatrices : en premier lieu, le « keynésianisme européen » prôné par Jacques Delors depuis sa rupture avec Jean-Pierre Chevènement en 1983 qui revient à la une ! Et en deuxième lieu, le choix d’un renforcement du budget européen communautaire, qui passerait de 1 au 2% du PIB, toujours réclamé par Altiero Spinelli. Le degré d’innovation pourrait varier selon les moyens de financement, mais le terrain de la négociation est quand même déjà très avancé. Cette grave crise, au tragique bilan, pourrait ouvrir une nouvelle phase de l’intégration économique et politique européenne.

Pour les commentateurs italiens, mis à part Salvini et l’extrême droite de toute façon en pleine déconfiture, c’est la preuve que les excuses explicites de la Présidente de la Commission von der Leyen envers l’Italie1, n’étaient pas que de mots mais l’antichambre de décisions concrètes. Cette fois, l’Europe est aux côtés de l’Italie et des pays en difficulté ! Ce qui n’était pas évident du tout, pour trois raisons qui demanderont beaucoup de travail pédagogique à toutes les forces politiques, sociales et intellectuelles (y compris le Pape) qui combattent la dérive populiste d’extrême droite en Italie.

Tout d’abord, la proposition des « corona bonds » avait été mal présentée par ses promoteurs, alors qu’il fallait depuis le début clarifier qu’ils ne porteraient pas sur les dettes antérieures à la crise, pour ne pas offrir des arguments aux populistes d’extrême droite en Allemagne, aux Pays bas, en Finlande ou en Autriche. Cela n’avait pas été précisé et a contribué à la rupture du 25 mars. Autre explication, le Premier ministre italien Giuseppe Conte, porté au pouvoir en 2018 par le mouvement populiste « 5 Etoiles », avait un temps exagérément fustigé les erreurs commises par l’UE contre l’Italie et l’« égoïsme allemand », ce qui, encore récemment, le conduisait à refuser le Mécanisme européen de stabilité (MES), présenté comme un instrument obsolète et maléfique, visant à écraser l’autonomie de l’Italie et affamer les Italiens.  Petit à petit, il a nuancé sa position et, après sa rupture avec Matteo Salvini et la formation, en juillet 2019, de son nouveau gouvernement, en coalition avec le Parti démocratique, ses qualités et convictions pro-UE ont émergé. Enfin, troisième raison, l’euroscepticisme, qui s’est largement enraciné en Italie depuis quelques années en raison du sentiment d’abandon ressenti dans le pays lors de la crise des migrants. Les Italiens les plus euro-enthousiastes sont parfois devenus les plus eurosceptiques. La rhétorique de Matteo Salvini accusant les « pays riches du nord » de profiter de leur pouvoir pour s’enrichir en attirant à eux seuls les capitaux internationaux au détriment des Italiens victimes du coronavirus a fait le reste.

Dans ce contexte difficile, à l’aube du Conseil européen du 23 avril, le mérite de la coalition au pouvoir en Italie a été non seulement de tisser une alliance de fer avec Emmanuel Macron et Pedro Sanchez (et 5 autres pays), mais aussi de renouer le dialogue avec la coalition CDU-SPD de Berlin.

Rapprochement des deux Europe

Enfin, si, en un mois, les positions des deux Europe se sont rapprochées, c’est grâce aux institutions supranationales et à l’action de Christine Lagarde à la tête de la Banque centrale européenne (BCE) et d’Ursula von der Leyen.

Tout est-il donc bien en ordre ? Pas du tout. La réussite de ce grand projet politique solidaire de reconstruction post-pandémie se jouera dans l’immédiat, sur la capacité de préciser le financement du programme et de bien structurer la phase de transition vers le nouveau budget de l’UE de 2021.  Il faudra surtout assurer la coordination et l’affectation des dépenses de cette énorme quantité d’argent public, ce qui représente un défi pour l’Italie3. Sans omettre de lier la relance économique au grand dessein de 2019 du « Green Deal », et ainsi de relancer au niveau géopolitique le modèle du capitalisme européen, pilier d’une mondialisation règlementée par des institutions multilatérales renouvelées.

La question pour l’Europe est la suivante : est-ce qu’une récession de l’ordre de -10 ou -15% avec les risques de marginalisation internationale qu’elle entraîne, rendront les Européens conscients de la nécessaire solidarité interne et de leurs responsabilités mondiales ?   Est-ce qu’un sentiment d’appartenance commune, un patriotisme européen nouveau, basé sur des solides intérêts communs, peut retrouver force et souveraineté, dans un monde instable, où ni les Etats-Unis, ni la Chine n’ont l’autorité politique et morale pour assumer à eux seuls le leadership ?

1  La Présidente de la Commission a publié une lettre dans le quotidien la Repubblica le 3 avril débutant par ces mots « Je vous présente mes excuses, nous sommes avec vous » : https://rep.repubblica.it/pwa/commento/2020/04/01/news/europa_ursula_von_der_leyen_bruxelles_scusateci_ora_la_ue_e_con_voi-252912437/?refresh_ce

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