Par Christel Clamouse, CEO de Ripple Digital
Le « vieux continent » n’a jamais aussi bien porté son nom. L’âge médian y est de 42,7 ans alors qu’il est de 38,7 ans en Amérique du Nord, de 32,5 ans en Asie et de 19,3 ans en Afrique [1]. Devant ce constat clair, l’Europe n’a plus le luxe d’attendre. Alors que sa population vieillit à un rythme inédit, le taux d’emploi des seniors demeure trop faible et trop inégal selon les pays. La question est à la fois sociétale, sociale et économique. Notre continent est en panne de productivité et d’investissements et nous passons à côté d’un de nos principaux atouts : des millions de personnes expérimentées et formées qui ne demandent qu’à rester actives professionnellement et qui se sentent « poussées vers la sortie ».
Les modifications des systèmes de retraite engagées depuis les années 1990 donnent le faux sentiment que cette problématique est prise en compte. En fait, ces modifications sont d’abord motivées par des considérations économiques et financières sans prendre en compte la dimension sociétale et sociale. Ainsi, la plupart des pays européens ont progressivement réformé leurs systèmes de retraite : recul de l’âge de départ, allongement de la durée de cotisation et limitation des dispositifs de départ anticipé sont devenus la norme. Certains États, comme le Danemark, ont opté pour une indexation automatique de l’âge de départ sur l’espérance de vie. Cela étant, le débat porte bien souvent sur l’âge légal qui est quasi systématiquement plus élevé que l’âge réel de départ à la retraite [2]. Mais force est de constater que le départ réel, y compris en France est de plus en plus retardé. Il a augmenté de deux années entre 2010 et 2021, indépendamment des évolutions législatives [3]. Cela répond parfois à des nécessités en termes de rémunérations mais aussi à une volonté d’une partie de ces seniors de continuer à s’inscrire dans le monde du travail. En France, le relèvement récent de l’âge légal de 62 à 64 ans, qui a suscité une forte mobilisation sociale, n’échappe pas à ce prisme financier.
Si ces mesures ont mécaniquement accru le taux d’activité des 55-64 ans, aujourd’hui, seuls 65,2 % des 55-64 ans sont en emploi dans l’Union européenne, avec des écarts entre pays allant de 48 % en Roumanie à 78 % en Suède. Si certains États ont fait le choix d’investir dans le maintien en activité et la reconversion de leurs travailleurs expérimentés, d’autres peinent encore à suivre comme la France (60,4 %) qui reste sous la moyenne européenne. Ce fossé fragilise notre marché du travail commun et donc notre compétitivité.
À cela s’ajoute une rupture profonde du monde du travail qui entraine une redéfinition des processus internes, bouleverse les chaînes de valeur et pousse à repenser les modèles économiques. Intelligence artificielle, automatisation, transition écologique… autant de transformations qui exigent de nouvelles compétences tout en ayant les capacités de les mettre en œuvre au sein des entreprises. Si, selon l’OCDE, la durée de vie moyenne d’une compétence technique est de moins de 2 ans aujourd’hui, contre 30 ans en 1987, cela rend d’autant plus urgent d’acquérir ces nouvelles compétences tout en se donnant les moyens de les inclure dans les cultures d’entreprise existantes. Les seniors jouent un rôle clé dans cette transmission et dans l’adéquation des entreprises aux mutations en cours.
L’Europe doit mobiliser les moyens pour accompagner les seniors dans cette transition, au risque de cumuler deux fractures : démographique et technologique.
Face à ce défi, l’Europe doit passer à l’action. Sa dimension sociale reste un marqueur fort de son ADN. Cette dimension a longtemps reposé sur un socle commun construit notamment sous l’impulsion de Jacques Delors.
Aujourd’hui, la composition démographique de notre continent évolue à grande vitesse, il est temps que les États membres, les entreprises, les partenaires sociaux et la société civile échangent pour partager les meilleures pratiques et voir, concrètement, comment cet atout s’inscrit dans la dynamique positive appelée par le Rapport Draghi. Le Conseil économique et social européen pourrait, par exemple, être le lieu pour accueillir une « Convention européenne sur l’emploi des seniors », afin d’impulser cette dynamique.
Les pistes à développer sont claires, il s’agit d’investir massivement et collectivement dans la lutte contre l’âgisme, la formation continue tout au long de la vie, une meilleure qualité de vie au travail mais aussi de s’ouvrir à l’assouplissement des parcours professionnels, d’encourager le transfert intergénérationnel des compétences et d’adapter nos pratiques managériales pour aligner nos politiques sociales avec la réalité démographique et économique européenne et mondiale.
Mais au-delà des principes, qu’il faut réaffirmer, cette convention doit aussi être l’occasion de mettre en évidence les nombreuses initiatives locales : plateformes, réseaux, nouveaux modes de travail, dispositifs spécifiques d’accompagnement, appels à projets ou encore dispositifs publics dédiés à la valorisation et à l’inclusion des travailleurs expérimentés.
Pour ne prendre qu’un seul exemple, Nevold4 est une plateforme qui met en contact les personnes seniors et les entreprises recherchant leurs compétences. Ce qui est en jeu, c’est moins l’adéquation entre les personnes et les emplois, de nombreuses applications le font, que l’accompagnement des seniors avec leurs spécificités, en les aidant à mettre en évidence leurs atouts, à les valoriser et à guider leurs décisions dans une période charnière. Cela vise à permettre une nouvelle trajectoire professionnelle adaptée à leurs situations tout en poursuivant leur activité dans des conditions favorisant leur engagement durable.
Une plateforme de ce type permet de percer le plafond de verre qui existe aussi pour les seniors. En effet, qui n’a pas entendu « de toutes façons, je suis trop vieux et trop cher » ?
Le maintien des +50 ans dans l’emploi doit cesser d’être vu comme une contrainte financière mais bien comme un nouveau contrat social et un levier de compétitivité pour nos entreprises européennes.
[1] World Visualized, Global ageing trends: UN report reveals median age by region in 2025
[2] Toute l’Europe, [Comparatif] L’âge moyen de départ à la retraite dans l’Union européenne
[3] DREES, Les retraités et les retraites