La crise actuelle peut faire bouger les lignes

Propos recueillis par Clotilde Warin, rédactrice en chef de la revue, Confrontations Europe

Très vite après le début de la crise sanitaire, les Etats membres parviennent à s’entendre et à apporter une réponse coordonnée à la crise économique qui découle de la pandémie. Pervenche Berès, membre du Conseil d’Administration de Confrontations Europe et députée européenne de 1994 à 2019 décrypte avec Ambroise Fayolle, vice-Président de la Banque européenne d’Investissement (BEI) et Laurent Zylberberg, directeur des relations institutionnelles, internationales et européennes de la Caisse des Dépôts et Consignations et Président d’ELTI, les actions qui ont été menées à l’échelle européenne depuis le printemps 2020, les conséquences de cette double crise sanitaire et économique, les choix à mener.

En quoi le plan de relance NextGenerationEU constitue-il une révolution au niveau européen et marque-t-il l’ouverture d’une nouvelle ère ?

Pervenche Berès : C’est ce pour quoi je me suis battue pendant 25 ans : la création d’un budget contra-cyclique, à partir de l’emprunt. L’innovation provient de cette possibilité d’emprunter pour financer non des prêts mais des subventions. Ce n’est pas la première fois que la Commission européenne va emprunter – elle empruntait déjà, par exemple, pour soutenir les pays non-membres de la zone euro qui avaient des difficultés de balances de paiement – cela a été notamment le cas pour la Hongrie, la Roumanie et la Lettonie. Mais c’est la première fois qu’elle emprunte pour soutenir directement l’activité des États. C’est une grande avancée. Une partie du soutien se fera dans le cadre du CFP (Cadre financier pluriannuel), de la dépense communautaire normale, l’autre partie, l’essentiel du plan de relance, se fera en dehors de cette procédure et donc dans un cadre intergouvernemental. Il y a pourtant un bémol à apporter ici puisque la négociation au Conseil avait conduit à supprimer toutes les dépenses communautaires, non pré-réparties entre États, proposées par la Commission pour faire face à la crise de la Covid. Heureusement la négociation avec le Parlement européen à permis d’en rétablir partiellement quelqu’une. La deuxième avancée, c’est l’engagement d’ouvrir l’aventure de nouvelles ressources propres, ce qui n’est pas arrivé depuis très longtemps. Cela a été, à juste titre, un des points durs du Parlement Européen dans la négociation. Mais ici la bataille pour un accord puis pour la ratification par les parlements nationaux ne fait que commencer, c’est pourtant un aspect essentiel dans les outils de financement du plan de relance. La troisième avancée, c’est à la fois le gel du Pacte de Stabilité et la création du mécanisme SURE (Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency). La Covid a obligé à ouvrir un débat qu’on attendait depuis très longtemps.

Ambroise Fayolle : Je suis tout à fait d’accord avec ce que vient de dire Pervenche. 2020 aura été pour l’Europe caractérisée par 3 avancées significatives. On a été, tout d’abord, témoins d’une grande réactivité dans la gestion de la crise alors qu’au cours de la crise précédente, on avait mis beaucoup plus de temps à se mettre d’accord entre Européens. Ensuite, il y a ce nouveau budget qui permet à la Commission européenne d’emprunter des volumes très importants. Nous, qui sommes à la BEI un très grand emprunteur en euros sur le marché pour financer les projets, nous pensons que cela va permettre d’élargir le nombre des investisseurs intéressés par des actifs sûrs émis en euros. Et enfin, c’est une année très forte aussi en termes d’avancée climatique entre le Green New Deal et la feuille de route de la BEI sur le plan Climat.

Laurent Zylberberg : On est face à une victoire gramscienne : ceux qui se battaient pour que l’Europe soit un tout et puisse réagir rapidement, d’un point de vue culturel l’ont emporté, au moins sur le plan idéologique. Mais « le diable est dans les détails », par exemple, le fait que cette capacité à pouvoir mobiliser des sommes considérables ait été obtenue en réduisant les politiques communautaires et en aboutissant à une espèce de renationalisation de la dépense « européenne » avec un risque d‘utilisation de cet argent pour combler les budgets nationaux. On peut aussi regretter que le débat ait été focalisé sur prêts versus subventions, et qu’on ait, me semble-t-il, oublié qu’il y existait une troisième possibilité : les instruments financiers c’est-à-dire les investissements.

Comment articuler, dans ce contexte nouveau, le rôle des institutions européennes, notamment de la BEI, avec celui des investisseurs de long terme nationaux ?

AF : On a beaucoup appris de la mise en place du plan Juncker en 2015. A l’époque, on a relancé l’investissement risqué en finançant des projets en faveur de l’innovation et des petites entreprises à forte croissance, en soutenant les banques promotionnelles nationales que ce soit avec des opérations à partage de risques ou par des instruments de type garanties. Perçue comme un risque d’effet d’éviction au démarrage, cette initiative s’est en réalité transformée en un vrai partenariat entre la principale banque publique française, le groupe Caisse des Dépôts, et nous. Cette communauté de vues beaucoup plus forte entre les grandes banques nationales et nous est réelle dans tous les pays européens.

PB : Ce que dit Ambroise Fayolle aujourd’hui signifie qu’il y a vraiment eu du mouvement. Le plan Juncker était, à l’origine, un cadeau à la BEI qu’elle n’avait pas envie de partager alors qu’elle se trouvait en première ligne pour piloter ce grand plan d’investissements que certains attendaient depuis de nombreuses années. Au Parlement européen, dès l’annonce du plan Juncker, nous avons été un certain nombre à plaider pour qu’il ne soit pas dans les mains de la seule BEI. Et au fond, apprendre l’Europe, c’est aussi apprendre qu’un tel plan d’investissements, est mieux mis en œuvre en agissant sur les deux leviers : le levier central, européen avec la BEI, et à des niveaux plus décentralisés avec les banques promotionnelles nationales. Ces dernières sont apparues, à la sortie de la grande crise, comme un modèle de financement de l’économie tout à fait pertinent. C’est une pratique qui s’est depuis développée et qu’il faudra encourager.

LZ : Je voudrais aussi noter un fait étonnant et plutôt positif : on a mis moins de temps à trouver des accords de principe sur un plan de relance qu’à s’accorder sur des politiques sanitaires. Deuxième élément, on a tiré les leçons de la crise de 2008. A la fois de manière positive avec le rôle, et Pervenche le rappelait à l’instant, de la finance publique qu’elle soit nationale ou multilatérale, qui a prouvé sa robustesse et sa capacité à jouer un rôle contra-cyclique. Et je rejoins tout à fait Ambroise, sur les énormes progrès réalisés depuis la mise en place de ce partenariat grâce au Plan Juncker, ce qui n’était pas si simple à cause des craintes d’évictions certes mais aussi, pour des raisons plus complexes, qui je crois tiennent à la nature de nos institutions. On travaille tous pour l’intérêt général, qu’on soit dans une banque ou une institution financière publique, au Parlement ou à la BEI. Et du coup, cette notion d’intérêt général nous conduit nécessairement à avoir une vision, si ce n’est monopolistique, en tout cas unique car il n’y a pas plusieurs intérêts généraux. Et le plan Juncker nous a appris à travailler ensemble pour des objets communs.

La crise sanitaire a révélé certains retards en termes de budget dans les domaines de la santé, de l’éducation, mais elle a aussi mis en lumière la nécessité d’accélérer la transition écologique. La BEI a publié en novembre une feuille de route intitulée « Pour une banque climat ». Pouvez-vous nous expliquer comment cette ambition va être mise en œuvre ?

AF : Nous avons pour ambition de transformer la BEI en Banque européenne du Climat parce qu’à l’instar de nos actionnaires, les 27 Etats membres de l’Union européenne, nous sommes convaincus par l’urgence climatique et environnementale, comme les autres acteurs européens : la Commission européenne avec le Green New Deal et le Parlement européen, notamment sous l’impulsion de Pascal Canfin. L’urgence climatique peut être considérée comme passant après l’urgence immédiate qu’est le sauvetage de l’économie réelle et des PME, mais si vous interrogez les opinions publiques européennes, elles vous disent toutes que le redémarrage de l’économie doit être vert.

La BEI a pris en novembre 2020 une décision quantitative et une décision qualitative. On va passer nos ambitions climatiques de 25% de notre activité à 50% d’ici 2025. Comme on finance à peu près 60 milliards d’euros de projets par an, on va passer de 15 milliards de projets à 30 milliards.

Le deuxième objectif est qualitatif. La BEI va bien sûr continuer à financer des projets, même sans composante climatique, pour soutenir l’innovation, les PME etc. Mais elle vérifiera que tous ses investissements sont compatibles avec les Accords de Paris sur le climat. Cette politique-là repose sur la taxonomie européenne en matière de finance durable et elle est fondamentale, car elle permet d’avoir un langage commun au niveau européen sur ces sujets.

Enfin, troisième point, un changement rapide va être provoqué par les investisseurs eux-mêmes qui ont un intérêt fort pour des obligations vertes ou sociales. Nous pensons que la prise de conscience de l’urgence à revoir les politiques d’investissements au regard de l’enjeu climatique va aussi venir des investisseurs et qu’elle va être beaucoup plus rapide qu’on ne le pense souvent. De la même façon nous pensons que cette évolution va conduire de plus en plus les entreprises les plus polluantes à changer de politique et à ce qu’un nombre croissant d’entreprises mette en place des politiques en faveur d’objectifs climat très clairs.

LZ : En effet, comme le rappelle Ambroise, sans langue commune, on ne peut se comprendre et on risque de multiplier les malentendus. L’effort qui est fait au niveau européen sur cette question, auquel nous participons avec l’ELTI (European Long-Term Investors Association), est vraiment essentiel.

Pour réagir aux propos sur la problématique climat, on peut réellement orienter la finance grâce à notre effet de levier. Lorsque la BEI ou la Caisse des dépôts refuse d’investir dans des secteurs, nos collègues du privé, qui ont besoin de notre appui, ne le font pas. Le mouvement que décrit Ambroise se retrouve chez nombre d’investisseurs publics et notamment à la Caisse des Dépôts. De la même façon, dans des pays où la priorité climatique n’est pas nécessairement en haut des priorités gouvernementales, les acteurs financiers publics ont parfois un discours qui est plus allant que leur propre gouvernement. Ceci démontre la capacité de la finance à agir sur le sujet.

PB : J’ai écrit en 2007 un texte dans lequel je dis que la transition écologique était le nouvel horizon européen. Je n’ai pas changé d’avis. C’est au continent européen de sauver sa démocratie en étant capable d’inventer ce nouveau projet, cette nouvelle façon de vivre, cette nouvelle façon de produire. Et pour revenir, à cette fameuse taxonomie, son ajout dans le dispositif est essentiel. Ce n’est pas la seule priorité, il faudrait aussi, par exemple, s’intéresser à ce que les acteurs ne soient pas hébergés dans des paradis fiscaux…

Mais il faut quand même se souvenir, qu’il s’est passé quelque chose qui s’appelle la Covid, et que le Pacte vert a été conclu avant la pandémie. Or, la Covid renforce ce besoin d‘impact vert car cette crise est aussi un problème du rapport de l’humain à la planète. Je note que certains, après la mise à l’arrêt des économies européennes, compte tenu des dégâts produits, ont même plaidé pour un redémarrage de la machine en renvoyant à plus tard la question du vert ou du soutenable ; heureusement, ils n’ont pas été entendus.

En termes de santé, la Covid nous a appris que le compte n’y était pas et qu’il y avait un investissement massif à faire en termes de lien de la population avec son réseau de santé, d’équipements, de qualité des soins, de dépense hospitalière. Et puis, le coût social de cette crise est exorbitant. Le développement du numérique a pour conséquence la prolétarisation aggravée de toute une classe de la population. Cette tendance était déjà à l’œuvre auparavant, mais le développement des plateformes l’a aggravé, alors qu’on voit le soir à Paris des cohortes de jeunes gens sur leurs scooters qui attendent la commande comme au XIXe siècle l’embauche à la mine le matin. Sans aucun droit social.

AF : Ce que dit Pervenche est extrêmement important. J’espère et je pense qu’une partie de la réponse réside dans les efforts considérables à mener dans la formation. Sur la partie climat, nous ne considérons pas nos engagements climatiques en opposition avec la compétitivité. Pour l’économie de demain et pour l’autonomie stratégique de l’Europe, on pourra avoir grâce aux initiatives qui ont été prises par la Commission européenne comme l’Alliance sur les batteries, l’Alliance pour l’hydrogène, ou celle pour les matières premières, des gisements très importants de compétitivité mais aussi, dans des secteurs comme l’efficacité énergétique, d’emploi futur et notamment d’emploi local.

Pour être plus concret, je vais reprendre l’exemple des routes. Beaucoup d’ONG nous ont dit que la BEI devait arrêter la construction de routes. Nous leur avons répondu –et notre conseil d’administration nous a soutenus- qu’il fallait mieux dresser un bilan coût-avantage. Et prendre en compte le fait que si à horizon 2050, 90% des véhicules sont propres, la notion de routes polluantes n’est plus du tout la même. Mais, pour évaluer la rentabilité économique, sociale et environnementale des projets, il faut avoir un prix du carbone qui soit en ligne avec les nouvelles ambitions climatiques européennes. Donc on a aussi proposé à notre conseil une augmentation forte du prix du carbone que l’on utilise dans le calcul de cette rentabilité. Pour vous donner des chiffres, on était début 2020 à environ 30 euros de la tonne de CO2 émise, on est passé à 80 euros à la fin de l’année. On passera à 250 en 2030 et à 800 euros en 2050. Conséquence : nous devrons renoncer à certains investissements mais, dans le même temps, tout un ensemble d’investissements vont devenir intéressants à être financés par la BEI.

Sur l’investissement vert et le couplage possible avec l’emploi, quelles sont les réflexions stratégiques à la Caisse des Dépôts et Consignations ?

LZ : D’abord, dès lors que le prix de la tonne de CO2 augmente de manière notable, tous les modèles de rentabilité sont impactés. Et cela implique des changements d’orientations.

Le monde change et nous avec. Le monde de la finance a basculé vers la finance verte mais ne le sait pas encore. J’ai bien entendu ce que dit Pervenche car je vois les mêmes personnes en bas de chez moi, et je pense aussi qu’il faut proposer du travail à ces personnes-là et donc investir sur les infrastructures sociales. Là-dessus, je me permettrais de faire référence au rapport que l’ELTI avait commandé à Romano Prodi et Christian Sautter, il y a maintenant 3 ans, sur le financement de ces infrastructures sociales. Les auteurs soulignaient que ces investissements devaient réunir trois caractéristiques : le labelling, le fait que les communautés locales prennent en charge un projet en le considérant comme prioritaire. Deuxièmement, le couplage, le bundling, c’est-à-dire la nécessité de grouper les projets pour atteindre la masse critique car les projets d’infrastructures sociales sont souvent plus petits et par là même plus coûteux. Et puis, le blending, qui permet de mélanger à la fois de la subvention, de l’instrument financier et de la garantie.

Tous ces éléments-là permettent d’avoir un impact social et climatique plus fort de nos investissements et, au final, de participer à la cohésion de nos sociétés.

Pervenche Berès, partagez-vous cet optimisme sur cette réelle prise en compte par les investisseurs de l’enjeu social ? Ou faut-il une véritable volonté politique derrière ? 

PB : Non. Je crois à la vertu de l’investissement mais cela ne suffit pas, et n’a jamais suffi. Il faut qu’on invente pour soutenir ces travailleurs précaires un nouveau droit social adapté à l’ère des plateformes. Thierry Breton, qui veut à juste titre que l’Europe rattrape son retard dans le domaine digital doit s’appuyer et faire alliance avec le Commissaire de l’Emploi et des Affaires sociales, Nicolas Schmit, pour que la révolution soit aussi sociale. Je note d’ailleurs qu’aux États-Unis s’ouvre un débat sur le pouvoir des plateformes, sur la question des droits sociaux liée à ces plateformes. On ne peut pas passer à côté du fait qu’on a une double crise à résoudre, la crise sanitaire et celle provoquée par les décisions économiques prises pour faire face à cette crise sanitaire.

Que faire pour, à la fois, comme vous dites, résoudre la crise sociale et la crise sanitaire ?

PB : Déjà, il faut s’assurer que l’argent disponible soit bien dépensé, dans les bons délais, avec les bonnes capacités administratives d’accompagnement de la dépense, et une bonne distribution géographique. Mais, les sommes engagées ne seront pas suffisantes. Elles ne permettront pas non plus de résoudre la crise sociale devant nous. Le plan de relance tire le fil d’un débat qui est devant nous : faut-il pérenniser une capacité d’emprunt en commun pour soutenir l’activité économique des États ? Que fait-on du Pacte de Stabilité ? De SURE qui est un mécanisme de soutien aux régimes nationaux d’indemnité chômage, qui agit comme un stabilisateur automatique mais qui n’est que temporaire ? Comment capitalise-t-on sur cet acquis ? Enfin, il faut réussir la révolution de la ressource propre.

AF : Le champ de la BEI n’est pas aussi large que celui du Parlement européen. Dans notre domaine, les enjeux sont considérables parce que les évolutions des trajectoires climat, y compris en Europe, ne sont pas bonnes. Et on sait que, plus on agit tard, plus c’est compliqué et coûteux. On risque aussi d’avoir à faire face à un problème majeur de niveau d’investissements. Or, aujourd’hui, du fait de la crise économique, plus de la moitié des entreprises annoncent leur intention de moins investir. Notre enjeu c’est aussi d’accompagner le plus possible les entreprises, les administrations, les porteurs de projets dans leurs investissements afin de faciliter la transformation et la modernisation des structures. Ces investissements seront par ailleurs riches en emploi et c’est un grand espoir pour l’Europe. Cette dynamique en faveur du climat sera aussi une source de compétitivité.

LZ : A la CDC, nous avons le même objectif qu’à la BEI : il faut redonner de la visibilité, de la confiance. Il ne s’agit pas de relancer les investissements tous azimuts. Si on relance les investissements globalement, y compris dans les usines à charbon, on aura loupé notre coup. Il faut donc qu’on oriente les investissements. Le critère de réussite, ce serait de relire cet entretien dans 5 ou 10 ans et de voir si ce qu’on se disait était finalement daté parce que cela aurait été plus vite que prévu. Si c’est le cas, cela prouvera que les actions qu’on aura menées auront été efficaces !


Association européenne des Investisseurs de Long Terme

Derniers articles

Articles liés

Leave a reply

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici