Directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité : quels enjeux ?

Dans cet article, Claire Morel, Directrice chez Syndex, et Cynthia Wambo, Consultante économique et sociale chez Syndex à Bruxelles, développent pour Confrontations Europe les raisons de la pertinence de la Directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Proposée par la Commission le 23 février 2022, ayant fait l’objet de nombre d’amendements et de négociations, l’étape conclusive sera marquée par le vote du Parlement européen en cette fin avril qui en décidera l’adoption ou le rejet.

Le 15 mars 2024, le Conseil de l’Union européenne a finalement adopté la proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Jusqu’à vendredi dernier, la directive qui avait fait l’objet de trois ans de travaux préparatoires et de négociation, semblait être prise dans une impasse. Alors qu’en décembre 2023 un accord politique avait été conclu sur la proposition entre le Conseil de l’Union et le Parlement européen, son adoption avait ensuite fait l’objet de renvois successifs lors des rassemblements de février et début mars. L’issue favorable de la réunion du 15 mars relance la machine législative et le parcours de cette proposition se conclura à travers le vote du Parlement européen en fin avril, qui décidera de son adoption ou de son rejet. La forte mobilisation des organisations de la société civile et syndicales ainsi que d’un nombre considérable d’acteurs patronaux et politiques est tributaire d’enjeux qu’il est nécessaire de rappeler.

Même si la proposition qui passera au vote du Parlement en avril prochain est une version amendée du texte de départ, il n’en demeure pas moins qu’il constitue un socle législatif indispensable et son adoption un pas en avant en matière de régulation de la responsabilité des acteurs économiques européens vis-à-vis de leurs activités globalisées et de l’impact de celles-ci en Europe et au-delà de ses frontières.

La directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité a pour objectif de prévenir, identifier et corriger les impacts négatifs que pourraient avoir les entreprises établies en Europe sur les communautés humaines et les environnements dans lesquels se déploient leurs activités et celles de leurs sous-traitants et partenaires.

Cette directive définit le cadre législatif dans lequel les chefs d’entreprise devront diligenter le contrôle de leurs chaines de valeur, adopter des stratégies favorisant l’atteinte des objectifs environnementaux devant faire l’objet sauf exceptions, d’un reporting périodique, de même que les recours pouvant être intentés par les victimes des éventuels préjudices subis. Toutefois la proposition en passe d’être adoptée aujourd’hui est le fruit de compromis et d’amendements.

Il s’agit notamment d’une réduction considérable de son champ d’application qui induit d’une part l’exclusion des établissements financiers du scope de la régulation et d’autre part l’augmentation des seuils d’effectifs et de chiffres d’affaires des entreprises concernées. Sont désormais comprises dans le champ d’application de la directive les entreprises de plus de 1000 salariés avec un chiffre d’affaires d’au moins 450 millions d’euros, ce qui est un seuil nettement plus élevé que celui initialement proposé de 500 salariés pour un chiffre d’affaires de 150 millions d’euros minimum. Mais même si ces altérations affaiblissent sa portée, la proposition conserve toutefois cette ambition de responsabilisation des entreprises et met en jeu des impératifs humains, sociaux, environnementaux.

L’ouverture des frontières, la libéralisation du commerce mondial et la libre circulation des biens et des services donnent lieu à une extension à l’infini de la chaine de valeur de l’entreprise. Exploitation des matières premières, production, distribution et management ne constituent plus des unités concentrées dans un seul lieu géographique mais s’étendent au gré des avantages financiers procurés par la délocalisation et la sous-traitance entre autres processus d’expansion/externalisation. Si cette tendance correspond aux impératifs de profits de l’entreprise désormais multinationale, on peut largement questionner son impact sur les droits humains, le travail, l’environnement et les impératifs actuels de développement durable.

C’est dans ce contexte qu’une responsabilisation des entreprises commanditaires quant à leurs réseaux d’activités s’impose, et que s’inscrit la volonté des institutions européennes de mettre sur pied un cadre juridique harmonisé, à la hauteur des standards imposés par le respect des droits de l’homme et des impératifs de transition écologique en Europe et au-delà de ses frontières. Cette proposition de directive revêt donc un triple enjeu social, juridique et environnemental.

Le devoir de vigilance s’impose aujourd’hui dans un contexte de continuelle exploitation des ressources et des hommes en amont du processus de production et dans la chaine de sous-traitance de ce dernier. Les rapports de recherche et l’actualité entourant les conditions de sourcing et d’approvisionnement des matières premières, pour une grande majorité issue de pays en voie de développement, permet de dresser un constat alarmant : travail des enfants, précarité des conditions d’un travail effectué parfois en deçà des standards requis en matière de santé et sécurité, niveaux de rémunération insuffisants. Ces conditions dramatiques peuvent être également observées dans les processus de production des biens, de plus en plus sous-traités et délocalisés, souvent dans des régions où le droit du travail et de la sécurité sociale restent encore précaires.

Dans une perspective de protection des personnes, il est donc essentiel que le législateur puisse garantir que la chaine d’approvisionnement et de production des entreprises respectent les standards minimums de droit. Les entreprises incluses dans le champ de la directive sont les bénéficiaires finaux des profits engendrés par ces process. De ce fait, et en prenant en compte leur positionnement en amont de la chaine et l’importance des moyens humains et capitaux financiers dont elles disposent, elles se doivent d’endosser la responsabilité de la veille, de l’évaluation des risques et de la réparation des impacts négatifs que leurs activités peuvent engendrer sur les travailleurs et leurs communautés.

L’urgence climatique et la transition écologique dont la nécessité n’est plus à rappeler sont également au cœur de cette directive. Le contrôle des pratiques de production et la garantie de la mise en place de politiques de développement local favorisés par cette législation auront un impact certain et durable sur les communautés, souvent vulnérables, qui abritent les activités des entreprises multinationales et de leurs sous-traitants. La veille sur l’utilisation des substances contrôlées, l’assainissement des sources d’énergie, l’établissement de meilleurs systèmes de gestion des déchets industriels, l’intensité de l’exploitation de la faune et de la flore, la préservation de l’équilibre des écosystèmes, font partie des conséquences attendues / souhaitées issues de la mise en place de règles responsabilisantes. A noter que celles-ci participent aussi de la conquête des défis environnementaux et climatiques que la communauté s’est fixée.

L’on peut regretter que l’obligation de lier la rémunération variable des administrateurs d’entreprises à l’adoption et mise en œuvre de plans de transition ait pour l’instant été écartée (à l’occasion de l’accord de principe entre le Parlement et le Conseil de 2023).

Toutefois, la directive telle que présentée aujourd’hui garde cet esprit de garantir une transition écologique par la mise en place de garde-fous notamment en ce qui concerne les obligations de prévention, d’évaluation, de correction et réparation des risques et environnementaux et climatiques, de même que leurs répercussions.

La directive constitue par ailleurs un outil essentiel d’harmonisation du cadre juridique européen. Le devoir de vigilance fait déjà l’objet d’une régulation dans certains pays de l’Union. Si l’existence de législations nationales similaires à celle de la proposition de directive est à saluer, elle se doit également d’être généralisée. En effet, en plus de permettre d’éviter une fragmentation administrative et juridique du marché unique européen, l’extension du devoir de vigilance fournirait aux opérateurs économiques une sécurité juridique et des mesures de soutien leur permettant d’implémenter de meilleures pratiques de gestion (notamment les petites et moyennes entreprises aux moyens limités, qui même si elles ne sont pas dans le champ de la directive, font partie de la chaine de valeur des multinationales et sont donc indirectement affectées).

L’équité recherchée ici s’appliquerait également aux personnes et communautés subissant directement, ou indirectement, les impacts négatifs des activités économiques non contrôlées ou à celles qui prennent le risque de signaler ces impacts ou leur éventualité : populations locales, syndicats et autres groupes d’intérêt, lanceurs d’alerte, organisations de la société civile gagneraient un meilleur accès à la justice et une protection juridique durant le process de mise en cause des entités responsables. En définitive, un cadre juridique unique, homogène, à accès facilité serait mis en place pour les différentes parties prenantes.

Les entreprises sont des acteurs essentiels de la transformation des espaces et des systèmes économiques, sociaux et environnementaux. Il est donc aujourd’hui indispensable qu’elles soient conduites à assumer les transitions, le développement durable et participent à la sauvegarde des droits humains et sociaux dans les communautés qu’elles touchent à travers leurs activités, sans que leur responsabilité ne soit restreinte qu’au seul champ européen. Par l’établissement de processus de contrôle, de recours et de sanctions, la directive sur le droit de vigilance et la durabilité des entreprises vient légiférer et entériner cette responsabilité dans et par-delà les frontières européennes, dont la société mondialisée ne peut plus se passer aujourd’hui.

Claire-Morel-Devoir-de-Vigilance

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