Interview exclusive de Nicolas Véron, Chercheur senior à Bruegel et au Peterson Institute
Chercheur senior à Bruegel et au Peterson Institute, Nicolas Véron est un expert reconnu des systèmes financiers. Dans un récent essai prenant la forme d’un « Blueprint », c’est-à-dire d’un manuel de mise en œuvre, il préconise de modifier radicalement le système européen actual de supervision des marchés financiers en créant autour d’une ESMA renforcée un système de bureaux nationaux dotés, parfois, de mandats spécifiques de coordination de la supervision d’activités de marché. Cette perspective impliquerait la disparition, à terme, des superviseurs nationaux des marchés (ou à tout le moins des mandats correspondants au sein des autorités nationales compétentes). Il explique à Olivier Marty, Conseiller économique de Confrontations Europe, l’utilité de sa proposition et la façon d’atteindre l’objectif visé.
Confrontations Europe : Dans votre dernier essai publié par Bruegel, vous défendez l’idée que l’Union des marchés de capitaux, aujourd’hui appelée Union de l’épargne et de l’investissement (UMC / UEI), n’avancera que par l’intégration de la supervision, aujourd’hui fragmentée. Pourquoi et quelle est la nature de votre proposition ?
Nicolas Véron : En un mot, les pistes alternatives sont soit de relativement faible impact (par exemple un changement à la marge des réglages prudentiels sur la titrisation) soit, à l’inverse, beaucoup plus difficiles politiquement. Dans cette dernière catégorie on peut inclure des idées telles qu’une harmonisation des droits des faillites (même sous forme d’un « 28e régime »), des systèmes de retraite, du financement du logement, de la fiscalité des investissements, et naturellement la mise en place d’une union budgétaire. Par comparaison, l’intégration de la surveillance des marchés n’est certes pas facile mais elle apparaît plus réaliste, du moins dans les circonstances actuelles.
Il y a désormais des précédents solides, notamment bien sûr la surveillance prudentielle des banques de la zone euro par la BCE, mais aussi la surveillance anti-blanchiment intégrée qui est en cours de mise en place autour de l’AMLA (Anti-Money Laundering Authority), une nouvelle agence de l’UE créée il y a un an. Il est à noter que, contrairement au mécanisme de supervision unique des banques qui a été forgé au plus fort de la crise de la zone euro, la création de l’AMLA s’est décidée « à froid » sans être directement une réponse nécessaire à une situation d’urgence. Il est donc trop pessimiste de penser, comme certains le proclament, que seule une crise aigüe peut provoquer ce type de changement structurel.
Quant à la nature de la proposition, elle est simple : il s’agit d’unifier la surveillance des marchés sous l’égide d’une entité unique, construite à partir de l’actuelle ESMA et qui en conserverait le nom (ainsi que le siège à Paris). Comme vous l’indiquez, cette « super-ESMA » disposerait de bureaux dans tous les États membres et reprendrait l’ensemble des mandats des autorités nationales actuelles (telles que l’AMF en France ou la BaFin en Allemagne) en matière de surveillance des marchés, un champ que je définis en gros comme celui de l’AMF plus le contrôle des auditeurs (confié en France à l’actuelle Haute Autorité de l’Audit, H2A). La décision politique, qui relève à l’évidence des chefs d’État et de Gouvernement plutôt que de leurs ministres des Finances, pourrait être prise assez vite, peut-être dès cette année, ouvrant une phase de transition qui pourrait durer une décennie à l’issue de laquelle la nouvelle architecture serait pleinement en vigueur. Cela peut paraître long, mais si on avait commencé au moment où Jean-Claude Juncker a commencé à parler d’Union des marchés de capitaux en 2014, on aurait déjà fini ! Je tiens aussi à souligner que cette idée n’est pas seulement la mienne, loin s’en faut : Christine Lagarde, notamment, a fait la même suggestion, bien que de manière plus laconique, dans un discours qu’elle a prononcé en tant que présidente de la BCE en novembre dernier.
C. E. : En quoi la supervision intégrée est-elle vraiment un levier favorable à l’intégration des marchés de capitaux dans l’UE ? Cela ne parait pas évident d’un strict point de vue économique, au contraire de ce que vous appelez dans votre texte les « conditions cadres » telles que l’harmonisation des droits des titres, par exemple… ?
N. V. : Les économistes, et particulièrement les macroéconomistes, connaissent souvent assez mal les réalités pratiques de la surveillance des marchés et ont tendance à en sous-estimer le caractère discrétionnaire et par là même structurant. Ils pensent en général que si la réglementation est harmonisée, comme c’est de plus en plus le cas dans l’UE, une autorité européenne en contrôlerait la mise en œuvre à peu près comme le font actuellement les autorités nationales. Mais les praticiens savent bien que tel n’est pas le cas, car les autorités répondent naturellement à des incitations qui sont très différentes selon qu’elles sont établies au niveau national ou au niveau européen. Pour résumer, les autorités nationales défendent un marché national, tandis que les autorités européennes envisagent forcément le marché européen comme intégré.
Prenons l’exemple de Wirecard, qui est très illustratif. Par nationalisme économique, la BaFin a fermé les yeux sur les fraudes de cette entreprise de paiements qui était devenu un membre du DAX (l’équivalent allemand du CAC 40) et a même défendu Wirecard face aux intrépides journalistes du Financial Times. Un comble pour une autorité qui est censée faire la police de la transparence et protéger les investisseurs en actions cotées. Cet exemple illustre bien une des raisons fondamentales pour lesquelles les Européens investissent peu en actions européennes : ils n’ont pas confiance, et pour cause. Certes la surveillance financière n’est jamais parfaite mais, jusqu’à présent pour le moins, une telle défaillance de la surveillance dans ses modalités les plus basiques est impensable aux États-Unis. Si cette police des marchés est inopérante en Allemagne et à peu près effective outre-Atlantique, faut-il s’étonner que les épargnants de l’UE préfèrent placer leurs économies à Wall Street plutôt que chez eux ?
C. E. : Cependant, les superviseurs nationaux ont l’avantage de très bien connaitre les acteurs, les marchés, le cadre juridique de leurs places. Aller vers un superviseur unique au niveau européen ne risque-t-il pas de faire perdre ces expertises et par ailleurs de porter atteinte à une spécialisation efficace des places au sein de l’UE ?
N. V. : C’est pour cela qu’il est essentiel de construire « l’ ESMA du futur » avec soin, et que l’idée qu’elle dispose de « bureaux nationaux » dans les États membres s’impose comme une solution naturelle. Si l’ESMA est hypercentralisée à Paris elle ne pourra pas comprendre la diversité des acteurs et des pratiques de marché en Europe, et par ailleurs elle sera en permanence soupçonnée – à tort ou à raison, peu importe – de favoriser les acteurs français. Cela ne serait tenable ni opérationnellement, ni politiquement. C’est aussi pour cela qu’il est nécessaire de réformer l’ESMA en profondeur – non seulement en la dotant de bureaux nationaux mais aussi en transformant son mode de gouvernance et de financement – avant de lui confier de nouvelles missions.
C. E. : Ne peut-on pas imaginer des avancées incrémentales dans le processus d’intégration de la supervision des marchés financiers, avec différents mandats accordés à l’ESMA au fur et à mesure, comme il en est question en ce moment pour les crypto-actifs, sans pour autant changer le fonctionnement de l’ESMA ou des superviseurs nationaux ?
N. V. : La réalité est que l’ESMA telle qu’elle existe aujourd’hui n’a pas été construite pour surveiller des segments de marché en direct, même si elle le fait (sur un champ limité) depuis 2011. (N.B. J’ai une expérience personnelle en tant qu’administrateur indépendant d’un référentiel central, un segment de marché qui dans l’UE est placé sous l’autorité directe de l’ESMA ; pour être clair, ce n’est pas en tant qu’administrateur de cette entreprise – une filiale de DTCC – que je formule mes recommandations, mais en tant qu’analyste indépendant employé par Bruegel et par le Peterson Institute.) L’ESMA résulte du rapport de Larosière de 2009 qui n’envisageait une surveillance financière directe au niveau européen que de manière extrêmement limitée. Même si ses dirigeants et ses agents sont de grande qualité, sa gouvernance et son organisation ne sont pas adaptées à un rôle de surveillance directe à grande échelle. Il apparaît que tel est aussi l’avis des co-législateurs européens, qui en réalité ont confié très peu de mandats de surveillance directe à l’ESMA dans les années récentes, y compris dans des cas où cela semblait plutôt naturel.
Trois exemples pour illustrer ce point. Premièrement, les chambres de compensation systémiques hors UE (telles que LCH SwapClear à Londres) : la législation UE a bien confié un mandat sur celles-ci à l’ESMA, qui s’exerce donc de manière extraterritoriale, mais a créé pour ce faire une structure parallèle au sein de l’agence qui opère hors des organes communs de l’ESMA comme son conseil, sa présidente ou sa directrice générale ; en pratique il s’agit d’une structure de décision séparée avec sa propre gouvernance. Deuxièmement, précisément les crypto-actifs pour lesquels le règlement MiCAR a confié des missions à l’EBA (autorité bancaire européenne, également basée à Paris depuis le Brexit) et aux autorités nationales plutôt qu’à l’ESMA ; et enfin l’annonce récente sur le contrôle des titrisations, dans laquelle l’ESMA se voit à nouveau contournée. Clairement, il y a un problème systémique que je ne suis pas seul à identifier.
C. E. : Vous indiquez vouloir converger, sur une période de dix ans, vers une ESMA renforcée et « multi-centrique », où des bureaux existeraient dans chacun des États membres mais où les mandats de supervision ne seraient donnés qu’à certains d’entre eux, par l’ESMA elle-même. Quelles seraient les étapes nécessaires pour atteindre cet objectif ?
N. V. : Comme indiqué précédemment, la première étape serait une décision politique prise au plus haut niveau, celui des chefs d’État et de Gouvernement : les leaders fixeraient le cap et l’échéance, par exemple une fin de transition en 2035. Ensuite, l’UE pourrait adopter un règlement réformant l’ESMA, sa gouvernance et son financement, en lui conférant la capacité d’ouvrir et de gérer des bureaux nationaux. Ce règlement pourrait être adopté bien avant la fin de la législature en cours qui s’achèvera au printemps 2029.
Pendant la législature suivante (2029-2034), l’UE adopterait une série de règlements sectoriels qui organiseraient le transfert à l’ESMA de chacun des mandats de surveillance qui sont actuellement du ressort des autorités nationales telles que l’AMF et l’H2A, segment de marché par segment de marché. Il s’agira d’un travail très technique, dont il est réaliste de penser qu’il prendra la totalité d’une législature. Entre temps, l’ESMA conduira la montée en puissance de ses effectifs à la fois à Paris et dans les bureaux nationaux. En comptant les délais de mise en œuvre, cela permettra de tenir l’objectif de fin 2035 pour la fin de la période de transition. On se rend compte aisément que dix ans ne seront pas de trop !
La répartition des rôles au sein de cette ESMA multicentrique pourra effectivement prendre la forme d’une délégation à un bureau national de la coordination au niveau européen de la surveillance d’un segment de marché donné, ce qui dans l’essai est résumé par l’expression « mandate hub ». Par exemple – au hasard – la surveillance des agences de notations pourrait être coordonnée depuis Madrid, ou celle des auditeurs depuis Amsterdam, pourquoi pas. Cela donnerait un meilleur équilibre au système, au prix de coûts de coordination tout à fait gérables : ce type d’organisation en hubs est courant dans les multinationales, souvent à une échelle mondiale et donc sur des distances bien plus vastes. L’allocation de ces rôles de « mandate hub » serait du seul ressort de l’ESMA, mais si elle est gérée avec doigté, elle pourra aussi aider considérablement les préventions des États membres vis-à-vis d’une intégration de la surveillance au niveau européen. Pour fixer les idées, dans l’essai, je suggère qu’au terme de la période de transition, l’ESMA emploierait entre dix et vingt fois son effectif actuel. Elle conserverait environ le tiers de ces postes à Paris – ce qui impliquerait une forte augmentation par rapport au niveau actuel – et les deux-tiers dans les bureaux nationaux. Ces derniers pourraient naturellement reprendre certains des agents actuellement employés par les autorités nationales compétentes, mais devraient aussi inclure des agents venant d’autre pays pour casser les effets de silos.
C. E. : Votre proposition se situe quelque peu en décalage par rapport aux axes privilégiés récemment par les États membres ou par la Commission, qui ont mis l’accent sur l’importance du « retail » c’est-à-dire d’une offre financière attractive pour les particuliers (avec notamment le label « Finance Europe »), ou sur la titrisation. La Commission a aussi été moins allante qu’espéré sur la supervision dans sa communication de mars dernier. Y-a-t-il aujourd’hui vraiment une volonté politique d’avancer sur la supervision intégrée ? Comment convaincre les États membres de délaisser leurs compétences ?
N. V. : La communication du 19 mars est prudente dans son vocabulaire, mais ne ferme en aucune manière la porte à une approche ambitieuse en matière d’architecture de surveillance des marchés. Tout le monde est d’accord pour constater que le système actuel ne permet pas de répondre aux objectifs que l’UE se donne en matière d’investissement, de marché unique, et d’autonomie stratégique. Il n’y a bien sûr pas de réforme indolore, et chacun est conscient des difficultés politiques. Mais encore une fois, la piste d’une intégration de la surveillance des marchés au sein d’une ESMA transformée est bien moins ardue, en termes relatifs, que d’autre pistes de réformes en profondeur telles qu’une union budgétaire. Il est bien sûr que les Européens n’auront rien sans rien !
C. E. : Quelles seraient les pistes de progrès souhaitables dans les champs connexes de l’Union de l’épargne et de l’investissement (UEI) ? Où voyez-vous des progrès possibles à moyen terme ?
N. V. : L’intégration de la surveillance des marchés de capitaux m’apparaît comme le thème prioritaire, et le seul pour lequel une réforme ambitieuse est susceptible d’être adoptée au cours des prochains mois. A plus moyen terme, et notamment si un succès dans ce domaine permet de créer une dynamique de réformes, la priorité demeure naturellement l’achèvement de l’union bancaire. Pour moi, cela est synonyme d’une réforme visant à mettre fin au cercle vicieux du lien « banques-souverains » qui a failli entraîner l’éclatement de la zone euro en 2011-2012. Il y faudra naturellement la création d’une garantie des dépôts unique pour la zone euro, mais aussi des dispositions réglementaires – en l’absence d’union budgétaire – pour que les banques diversifient leurs portefeuilles d’expositions souveraines au sein de la zone euro. Par ailleurs, l’UE pourrait utilement revisiter les modalités de décision en matière macroprudentielle : dans ce domaine il me semble aujourd’hui naturel de renforcer le rôle de la BCE, ce qui pourrait d’ailleurs représenter une simplification significative d’un système qui est devenu absurdement compliqué.
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