Par Samuel Sauvage – Economiste, co-fondateur de Halte à l’Obsolescence Programmée, et Directeur économie circulaire pour Auxilia Conseil.
Halte à l’Obsolescence Programmée (HOP) est une association fondée en 2015 luttant contre l’obsolescence programmée et pour la durabilité des produits. Elle met en place plusieurs actions s’activant pour promouvoir des initiatives et des outils à destination des citoyens, l’association agit également dans le domaine juridique.
Les élections européennes du 9 juin pourraient être l’occasion d’envoyer un signal au futur exécutif européen sur les enjeux de la durabilité des produits. Pourtant, le sujet émerge à peine. Est-ce un sujet trop technique ? Au contraire, il est au cœur des comportements de consommation des Européens, et constitue l’un des premiers critères de choix d’un produit. Un thème politiquement risqué ? Au contraire, les Européens approuvent massivement les politiques de lutte contre l’obsolescence programmée, comme en atteste l’approbation à la quasi-unanimité de la directive visant à promouvoir la réparation des biens. Un sujet sur lequel l’économie européenne a tout à perdre ? Au contraire, il pourrait s’agir d’une véritable politique industrielle, écologique et sociale.
Une politique gagnant – gagnant
Bref, il est possible de se demander pourquoi l’Union Européenne (UE) n’a pas saisi l’ensemble des opportunités pour montrer qu’elle pouvait, concrètement, améliorer la vie des Européens et protéger l’environnement. Il s’agit, tout d’abord, d’un sujet de première importance écologique : notre consommation de ressources a été multipliée par 3,5 depuis 1970, pendant que le PIB et la population augmentaient beaucoup moins rapidement. Le modèle « production de masse / consommation de masse » s’est traduit en réalité par une « extraction de masse » et par des « déchets de masse ».
L’une des raisons de cette dérive est à chercher du côté de l’obsolescence programmée, définie comme l’ensemble des techniques qui visent à raccourcir la durée de vie des produits. Cet enjeu est d’autant plus prégnant que, pour l’essentiel des produits, c’est leur fabrication qui a l’impact le plus important, loin devant leur utilisation. Dès lors, d’un point de vue des politiques environnementales, il est impératif d’allonger la durée de vie des produits.
Pour un continent qui dispose de relativement peu de ressources minières, l’allongement de la durée de vie des produits constitue assurément une opportunité. Outre les aspects environnementaux qui devraient primer en tant que tels, cette politique est susceptible de repositionner l’industrie européenne de manière favorable par rapport à des concurrents extra-européens qui pratiquent souvent un dumping lié à des produits low cost. De plus, alors que ces ressources sont extrêmement concentrées, à l’instar des terres rares qui sont à 90% raffinées en Chine, une politique basée sur l’économie circulaire donnerait à l’UE une plus grande indépendance au regard des risques géopolitiques. Enfin, allonger la durée de vie des produits, c’est protéger les classes les plus défavorisées des affres des pannes à répétition, qui les condamnent généralement à payer plus cher à long terme pour de moins bons produits. En ces périodes où on se demande comment concilier « fin du monde » et « fin du mois », la durabilité des produits devrait apparaître comme une aubaine.
La France triste pionnière
Depuis 2015 et la reconnaissance du délit d’obsolescence programmée, la France se situe plutôt à l’avant-garde de ce combat. Plus récemment, elle a mis en place un indice de réparabilité sur les produits électriques et électroménagers, qui deviendra un indice de durabilité (ou de robustesse s’il faut préciser le terme) en 2024. La France s’est également distinguée par la mise en place d’un « bonus réparation » pour certaines catégories de produits. Autant d’avancées obtenues par HOP (Halte à l’Obsolescence Programmée) qui sont concrètes, visibles, et apportent une réelle plus-value environnementale. Bien que le recul manque encore, il apparaît déjà que l’indice de réparabilité conduit les consommateurs à choisir davantage les produits les plus réparables et conduirait même les fabricants à adapter leurs produits mis sur le marché.
Malgré des victoires législatives ou judiciaires, la lucidité doit primer : au regard des enjeux de ressources, de déchets et de changement climatique, il faudrait faire beaucoup plus sur le sujet (voir les 50 propositions de notre livre blanc sur www.halteobsolescence.org) ! La France apparaît donc pionnière avant tout grâce à l’inaction des autres.
Aller plus loin, aujourd’hui, c’est aussi chercher à consolider ce travail au niveau européen. En effet, il est évidemment plus pertinent de penser des règles pour le marché unique, premier marché économique mondial, afin d’avoir un impact conséquent et de limiter les distorsions de concurrence. Fort heureusement, l’UE n’est pas restée inactive sur le sujet. Elle s’est attelée à mettre en place un indice de réparabilité, notamment sur les smartphones. Dans sa récente directive visant à promouvoir la réparation des biens, la Commission propose trois grandes avancées selon nous : la mise en place d’une obligation de réparer les produits même au-delà des deux ans de garantie, l’interdiction des obstacles à la réparation des biens et la promotion des incitations à la réparation par tous les Etats membres.
Vers une Europe des produits durables ?
Il est dommage, toutefois, de ne pas aller au bout de ce positionnement. Sans entrer ici dans les détails, on remarque par exemple que l’indice européen de réparabilité est moins intéressant que le français car il oublie le principal facteur de non-réparation : le coût, notamment des pièces détachées. Les lobbies peuvent applaudir. On remarque également que l’UE n’a pas osé demander la mise en place d’un bonus réparation inspiré du modèle français. On remarque que les avancées, telles que celles citées sur la réparation, concernent en réalité seulement une poignée de produits. On remarque que les obstacles à la réparation pourraient être justifiés, selon l’UE, par des considérations de propriété intellectuelle. Hélas, les exemples d’occasions manquées sont nombreux.
Alors que le Green Deal pourrait se trouver fragilisé à l’issue des prochaines élections, quel avenir sera réservé à la durabilité des produits ? Pour asseoir un véritable modèle européen d’économie circulaire, il sera nécessaire de tordre le cou à deux tendances qui semblent avoir le vent en poupe sur le plan politique : d’une part, celle qui consiste à faire croire que le progrès viendra d’une décrue du nombre de normes environnementales. D’autre part, celle qui se persuade que le libéralisme économique sur lequel s’est fondée l’Union européenne reste pertinent à la lumière des enjeux écologiques et de concurrence mondiale. A l’inverse, construire une Europe des produits de qualité et responsables suppose d’assumer un rôle de régulateur, donnant davantage la parole aux citoyens, aux consommateurs, aux générations futures, au vivant en général, plutôt qu’à quelques groupes d’intérêts qui arrivent à se faire entendre à Bruxelles.
Là encore, l’Union Européenne a toute sa pertinence et peut encore faire les bons choix.