UNE ÉNERGIE ABORDABLE POUR L’EUROPE : SURMONTER LA CRISE, RÉUSSIR LA TRANSITION

Par Mohamed Es-Sbai, conseiller énergie de Confrontations Europe. Économiste de la régulation, il est responsable Marge Énergie à la direction financière chez Engie. Chercheur associé au LIRAES – Université Paris-Cité, il est aussi enseignant en microéconomie à l’Université Paris-Dauphine et Sciences Po.

Par Christophe Béguinet, spécialiste des questions énergétiques et membre du conseil d’administration de Confrontations Europe. Il siège actuellement au Conseil économique et social européen (CESE) et est conseiller énergie à la CFDT. Il est également membre du conseil d’administration d’EDF, de Grenoble INP-UGA et de la Maison de l’Europe de Paris, et chargé d’enseignement à Grenoble INP-UGA et à l’Université de Montpellier.

Par Jacques Percebois, économiste spécialisé dans l’économie de l’énergie. Professeur émérite à l’Université de Montpellier, il est le fondateur et directeur du Centre de Recherche en Économie et Droit de l’Energie (CREDEN). Anciennement membre du conseil d’administration de GRT Gaz, il a
également été membre du conseil scientifique de Gaz de France et du Conseil Français de l’Énergie (CFE). Il a par ailleurs participé à plusieurs missions d’expertise auprès du Ministère de l’Énergie, la Banque Mondiale ou encore de la Commission européenne.

La crise énergétique déclenchée par la guerre en Ukraine a révélé les vulnérabilités structurelles du modèle énergétique européen : exposition excessive aux importations de combustibles fossiles, insuffisante intégration des réseaux, cadre fiscal incohérent et tarification inadaptée. Face à ces failles, la Commission européenne a présenté en février 2025 un Plan d’action pour une énergie abordable, combinant réformes tarifaires, fiscales et industrielles.

Cet article analyse les fondements économiques de ce plan, ses leviers d’action (flexibilité tarifaire, achats groupés, contrats de long terme, stockage stratégique) ainsi que les tensions qu’il génère : arbitrages entre signal-prix et équité sociale, soutenabilité budgétaire de la transition, coordination insuffisante des investissements stratégiques. L’étude souligne notamment les limites actuelles en matière de pilotage de la résilience énergétique à l’échelle de l’Union.

En réponse, l’article propose une série de recommandations articulées autour de quatre axes :
– Création d’une agence européenne de type “BARDA” pour coordonner les investissements critiques (stockage, hydrogène, réseaux) ;
– Réforme de la tarification de l’électricité pour réguler les rentes tout en préservant l’incitation à l’investissement ;
– Instauration d’un cadre fiscal carbone prévisible, équitable et compatible avec le développement du gaz vert ;
– Mise en place d’un cadre macroprudentiel pour anticiper les crises systémiques et renforcer la souveraineté énergétique de l’Union.

À travers cette analyse, l’objectif est de contribuer à la définition et la mise en place opérationnelle d’une stratégie européenne de l’énergie plus cohérente, soutenable et résiliente, capable d’articuler efficacité économique, justice sociale et souveraineté climatique.

La crise énergétique déclenchée par la guerre en Ukraine a provoqué une envolée des prix du gaz et de l’électricité sans précédent, touchant durement les ménages et les entreprises européens. Cet épisode a agi comme un révélateur des faiblesses structurelles du modèle énergétique de l’Union européenne, notamment sa dépendance aux importations de combustibles fossiles et l’insuffisante intégration de ses marchés.

Au-delà du choc conjoncturel, ces tensions ont mis en lumière les enjeux économiques fondamentaux de la politique énergétique européenne : garantir l’accès à une énergie abordable, sécuriser les approvisionnements dans un contexte géopolitique incertain, et financer massivement la transition vers la neutralité carbone. La définition même d’une « énergie abordable » ne peut ainsi se limiter à un objectif de prix bas : elle doit concilier efficacité économique, équité sociale et soutenabilité environnementale.

Le Plan d’action pour une énergie abordable, présenté par la Commission européenne le 26 février 2025, constitue une réponse structurante à ces défis. Il propose un ensemble de réformes tarifaires, fiscales, industrielles et institutionnelles pour contenir l’inflation énergétique tout en assurant les investissements nécessaires à la transition. Mais cette stratégie est confrontée à plusieurs tensions : Comment préserver le signal-prix indispensable à la sobriété et à l’investissement sans accroître la précarité énergétique ? Comment financer durablement la transition alors que les recettes issues des énergies fossiles sont amenées à décroître ? Et comment anticiper les futurs chocs énergétiques dans une Union encore fragmentée ?

Cette analyse s’articule autour de trois grands défis : d’abord l’identification des fragilités structurelles mises en lumière par la crise énergétique ; ensuite l’évaluation des leviers d’action proposés par le Plan européen ; puis l’examen des tensions qu’ils suscitent, à travers l’analyse de leurs limites et des risques à venir.

Elle se conclut par des recommandations visant à renforcer la cohérence, la soutenabilité et la résilience de la stratégie énergétique européenne.

Les prix de l’électricité et du gaz dans l’Union européenne ont atteint des sommets en 2022 et 2023, révélant une exposition excessive de l’économie européenne à la volatilité des prix mondiaux des combustibles fossiles. En août 2022, le mégawattheure d’électricité se négociait à plus de 600 €, contre moins de 50 € avant crise. À l’hiver 2022-2023, le prix du gaz sur les marchés de gros européens a dépassé les 300 €/MWh, soit un niveau dix fois supérieur à celui d’avant-crise.

En comparaison, les États-Unis, grâce à l’abondance de gaz domestique, affichaient des prix de l’électricité industriels inférieurs de 60 % à ceux de l’Europe. Ce différentiel de prix a eu des répercussions directes sur la compétitivité industrielle européenne, en particulier dans les secteurs électro-intensifs comme l’aluminium, la chimie ou l’acier.

En 2022, l’Union européenne importait encore 58 % de son énergie, dont près de 90 % du pétrole et plus de 80 % du gaz naturel. Cette dépendance est l’une des plus élevées au monde. La guerre en Ukraine a mis en lumière cette vulnérabilité, en particulier vis-à-vis du gaz russe, qui représentait jusqu’à 40 % des importations de gaz de l’UE en 202I.

Malgré une réduction drastique des volumes russes, remplacés notamment par du gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance des États-Unis et du Qatar, cette substitution s’est accompagnée d’une hausse des prix, du fait de capacités d’infrastructure limitées et d’une compétition accrue sur les marchés internationaux du GNL. En effet, l’Europe, contrainte de se tourner massivement vers ce marché, se retrouve en concurrence directe avec l’Asie, où la demande est particulièrement soutenue, notamment en Chine, dont la reprise économique et les besoins énergétiques structurels exercent une pression importante sur les prix mondiaux.

Les interconnexions électriques restent limitées malgré les objectifs fixés par le paquet “Union de l’énergie”. En 2022, 11 États membres ne respectaient pas encore le seuil de 15 % d’interconnexion de leur capacité installée.

Cette fragmentation empêche un bon partage des ressources renouvelables à l’échelle du continent et aggrave les déséquilibres entre régions excédentaires et déficitaires. Par ailleurs, les retards dans le développement des infrastructures de transport et de stockage du gaz, notamment pour le GNL, ont freiné la réponse à la crise. Le développement des interconnexions électriques et gazières au sein de l’Union européenne est le plus souvent profitable aux exportateurs comme aux importateurs mais il est coûteux et il génère parfois des oppositions lorsque l’exportation d’électricité observée dans certains pays en cas de production éolienne excédentaire (en Allemagne par exemple) se déverse dans les pays limitrophes entraînant un impact non désiré sur les prix locaux Un exemple emblématique est celui des “flux circulants” (loop flows) observés en Pologne et en République tchèque au début des années 2010, lorsque les excédents d’électricité éolienne allemande transitaient par leurs réseaux, saturant les infrastructures et générant des tensions politiques autour du coût de renforcement des interconnexions (1).

Par ailleurs, selon une perspective de complémentarité des énergies et des interconnexions, les délais de raccordement au réseau électrique s’allongent dans plusieurs États membres (2), freinant le déploiement des énergies renouvelables, l’électrification des usages et l’implantation de sites industriels. Ce goulot d’étranglement souligne la nécessité de renforcer les infrastructures existantes, tout en développant de nouveaux réseaux dédiés à l’hydrogène, à la chaleur locale et au captage du carbone, pour accompagner la diversification des vecteurs énergétiques.

Le marché de l’électricité européen reste basé sur la règle du “coût marginal de court terme”, c’est-à-dire que le prix est fixé par le coût de fonctionnement de la dernière unité appelée, souvent une centrale à gaz aux heures les plus chargées. Ce mécanisme, bien qu’efficace en période normale, conduit à des distorsions majeures en période de tension sur les prix du gaz. En France, cela a provoqué des hausses de tarifs bien que le mix repose largement sur le nucléaire et l’hydraulique.

Ce découplage entre les coûts de fonctionnement faibles des énergies décarbonées (nucléaire et renouvelables) et les prix de marché a été dénoncé comme une source de rentes infra-marginales importantes et injustifiées pour certains producteurs. La réforme de 2023 prévoit d’ailleurs des contrats de long terme (CfD avec prix plafond voire prix-plancher) pour limiter cette exposition au marché spot.

La fiscalité énergétique en Europe pèse davantage sur l’électricité (TVA, accises) que sur les énergies fossiles, ce qui constitue une incohérence environnementale. Par exemple, la directive européenne sur la taxation de l’énergie (2003/96/CE) autorise encore des taux réduits sur le gaz et le charbon.

En France, la composante carbone de la TICPE, qui devait croître jusqu’en 2022, a été gelée à la suite du mouvement des Gilets jaunes. Cela a privé l’État de marges de manœuvre budgétaires pour accompagner la transition, alors même que la fiscalité carbone est considérée par l’OCDE comme l’instrument le plus efficient en économie publique. Dans le même temps, les dispositifs de soutien aux énergies renouvelables ont contribué à accroître les prélèvements intégrés au prix final du kilowattheure, renforçant ainsi la charge supportée par les consommateurs. En France, cette évolution s’est traduite par l’augmentation de la Contribution au service public de l’électricité (CSPE), qui finance notamment les contrats d’achat garantis pour les filières solaire et éolienne. Ainsi, selon la Commission de régulation de l’énergie, la part des charges de service public liées aux énergies renouvelables représente aujourd’hui la composante la plus dynamique de la fiscalité énergétique, pesant significativement sur le prix de l’électricité payé par les ménages et les entreprises (3).

Le Plan d’action présenté par la Commission européenne en 2023 vise à répondre à “l’inflation énergétique” observée depuis 2021, en agissant à la fois sur les coûts, la résilience du système énergétique, et l’attractivité des investissements dans les infrastructures de décarbonation. Son ambition est triple : garantir des prix stables et abordables, renforcer la sécurité d’approvisionnement, et sécuriser les investissements nécessaires à la transition énergétique. Ces objectifs s’appuient sur une série de leviers économiques identifiés par la littérature académique comme essentiels dans un contexte de transition.

Le Plan vise d’abord à alléger la facture énergétique des ménages et des entreprises en réformant les composantes non-marché du prix de l’électricité. Trois actions principales sont engagées : réforme des charges de réseau (via des tarifs incitatifs à la flexibilité), révision des taxes énergétiques pour privilégier l’électricité par rapport aux énergies fossiles, et soutien à la concurrence sur les marchés de détail.

Ces mesures répondent à un diagnostic de longue date sur les défaillances du marché électrique, notamment celles liées à la tarification inefficiente et au manque de flexibilité de la demande (cf. CAE, « Réformer le marché de l’électricité », 2023). Le Conseil d’analyse économique rappelle qu’une tarification fondée sur le coût marginal peut décourager les investissements, en particulier dans des contextes de prix élevés dus à des effets de rareté ponctuels. La tarification au coût moyen, combinée à une flexibilité valorisée (demand response), pourrait permettre de mieux répartir les coûts fixes du réseau. La généralisation d’une tarification dynamique des péages d’accès aux réseaux d’électricité (variables selon les heures et les lieux) pourrait introduire plus de flexibilité au niveau de la demande. Le développement des capacités de stockage de l’électricité ferait de même au niveau de l’offre. Le plan décennal des gestionnaires de réseaux de transport européens (ENTSO-E) (4) prévoit d’ailleurs une multiplication par dix des capacités de stockage d’ici 2040, condition essentielle pour compenser l’intermittence des énergies renouvelables.

L’électrification des usages est un pilier de la transition, mais sans signal-prix crédible, les investissements dans les réseaux resteront insuffisants. Le plan tente ainsi de résoudre une tension structurelle entre compétitivité à court terme et soutenabilité à long terme.

La Commission européenne propose de généraliser les achats groupés de gaz, désormais étendus à l’hydrogène et aux matières premières critiques. Elle encourage également le recours à des contrats à long terme — tels que les PPA pour l’électricité ou les contrats d’approvisionnement en GNL —, le développement des interconnexions et une stratégie renforcée de stockage.

Ces dispositifs répondent à une double défaillance : la dépendance stratégique à certains fournisseurs (notamment la Russie), et l’incapacité des marchés de court-terme à sécuriser les investissements dans les infrastructures critiques. Le CAE (note 93, 2023) soutient que les achats groupés renforcent le pouvoir de négociation européen et réduisent les phénomènes de concurrence entre États membres. Les contrats long terme, quant à eux, permettent de stabiliser les recettes des producteurs et de limiter la volatilité des prix (cf. Mahfouz & Pisani-Ferry, 2023).

En réduisant la vulnérabilité énergétique de l’UE, ces outils renforcent sa souveraineté économique, tout en facilitant la transition en assurant un socle d’approvisionnement fiable. Il s’agit donc de consolider un levier stratégique dans une économie toujours exposée aux chocs géopolitiques.

Le Plan recommande un recours plus systématique aux contrats de long terme, comme les PPA (Power Purchase Agreements) et les CfD (Contracts for Differences), en réponse à la volatilité extrême observée sur les marchés de gros. Il prévoit aussi une réforme des règles de rémunération de la flexibilité et un encadrement des rentes infra-marginales.

Dans un contexte où les signaux prix à court terme sont erratiques, les producteurs d’électricité n’ont pas les incitations nécessaires pour investir dans des actifs stratégiques à long terme. Les CfD permettent de garantir un prix plancher et plafond, limitant les risques d’investissement sans socialiser les pertes. Le CAE (2023) et le rapport Mahfouz–Pisani-Ferry (2023) convergent pour souligner que cette stabilité est essentielle à la réalisation des objectifs climatiques, dans un contexte de hausse anticipée des besoins d’investissement public et privé (jusqu’à 2 % du PIB d’ici 2030).

Il s’agit de sortir d’un dilemme : financer massivement la décarbonation sans renchérir les prix. En esquissant un cadre de rémunération stable, le Plan rétablit la confiance dans les signaux économiques de la transition.

Le Plan d’action pour une énergie abordable consacre un pilier entier à la résilience face aux crises énergétiques. Il prévoit la création d’un cadre européen de préparation aux crises, incluant des stress tests, une meilleure coordination des États membres, et l’intégration renforcée des stockages et des interconnexions. Le plan propose aussi d’étendre le mécanisme d’achats groupés, initialement déployé pour le gaz en 2022, à d’autres ressources stratégiques comme l’hydrogène ou les matières premières critiques. Cette coordination accrue vise à amortir les chocs exogènes tout en sécurisant l’approvisionnement dans un contexte géopolitique instable.

Cette approche s’inscrit dans une logique macroprudentielle appliquée aux systèmes énergétiques. Elle s’inspire des principes issus du secteur financier, où l’on privilégie une action préventive collective contre les risques systémiques. À l’instar de la régulation bancaire post-2008, la Commission cherche ici à éviter une propagation des crises énergétiques au tissu économique et social. Les travaux de Mahfouz & Pisani-Ferry (2023) montrent que l’acceptabilité sociale et la stabilité économique de la transition nécessitent des instruments de lissage des prix et d’anticipation des ruptures. De plus, le Conseil d’analyse économique (note de mars 2023) plaide pour une supervision renforcée des marchés et une stabilisation des prix de l’électricité autour des coûts de production, dans une logique de prévisibilité favorable à l’investissement.

L’enjeu est double : il s’agit de consolider l’union énergétique tout en dotant l’Europe d’une capacité d’intervention coordonnée face aux chocs futurs. Cela suppose non seulement un renforcement des instruments techniques (stockage, infrastructure, flexibilité), mais aussi une capacité budgétaire adaptée, avec une logique contracyclique d’investissement public. Le défi est aussi démocratique : il faut bâtir une gouvernance capable de justifier et anticiper les mesures exceptionnelles, afin d’éviter des tensions politiques comme celles générées par les crises énergétiques de 2022.

Le plan prévoit de contenir les coûts de l’énergie pour les ménages et les entreprises en mobilisant plusieurs outils : tarifs incitatifs à la flexibilité, contrats de long terme, ajustements ciblés de la fiscalité. Une baisse généralisée de la TVA semble difficile à mettre en œuvre, mais une diminution de certaines taxes spécifiques, comme la TICFE, pourrait être envisagée pour soutenir l’électrification des usages.

Aujourd’hui, la fiscalité énergétique reste marquée par des choix historiques, notamment liés au financement du développement des énergies renouvelables. Il en résulte une fiscalité relativement plus élevée sur l’électricité que sur d’autres vecteurs pourtant plus émetteurs de CO₂. Dans un contexte où l’électricité est largement décarbonée en France, cette asymétrie interroge la cohérence du cadre actuel. Une évolution du dispositif pourrait consister à rééquilibrer les prélèvements, en allégeant ceux sur l’électricité et en réévaluant ceux sur les énergies fossiles.

Toutefois, une telle réforme nécessite une approche mesurée. Une baisse trop large des factures risquerait de générer des effets d’aubaine et d’atténuer le signal-prix, essentiel pour encourager les comportements sobres. Inversement, une hausse excessive de la fiscalité sur le gaz pourrait compromettre le financement des gaz renouvelables, dont le développement repose en partie sur ces recettes fiscales, notamment pour soutenir les infrastructures liées au biométhane et à l’hydrogène bas-carbone.

En effet, comme l’expliquent Mahfouz et Pisani-Ferry (2023), une stratégie fondée sur les subventions et les prix bas peut freiner les investissements privés dans la transition. Le Conseil d’analyse économique (2023, Pour une taxe juste, pas juste une taxe) rappelle que la tarification du carbone est le moyen le plus efficace pour orienter les choix de consommation et d’investissement, à condition d’être accompagnée de compensations ciblées.

Sans ciblage clair, ces baisses généralisées pourraient fragiliser la transition. Le risque est double : désincitation aux comportements vertueux et insoutenabilité budgétaire. À terme, cela pourrait affaiblir la cohérence entre justice sociale et efficacité environnementale.

Le plan mise sur la simplification des procédures, l’amélioration de l’accès aux financements via la BEI et la mobilisation de garanties. Pourtant, il ne prévoit pas de mécanisme de coordination ou de mutualisation pour piloter les investissements stratégiques à l’échelle européenne, alors même que les infrastructures énergétiques (réseaux, interconnexions, flexibilité) nécessitent des efforts concertés.

Les investissements requis sont massifs mais peu productifs à court terme, ce qui limite leur rentabilité privée. Selon Mahfouz et Pisani-Ferry (2023), la transition climatique requiert une hausse de l’investissement net de 2 points de PIB d’ici 2030. Dans ce contexte, la théorie de l’investissement public justifie une action collective, d’autant plus lorsque les externalités positives sont fortes et les risques asymétriques.

Une concentration accrue des financements – notamment ceux de la BEI et de ses partenaires nationaux – sur certains types d’investissements stratégiques permettrait de maximiser l’effet de levier. Ces institutions, bien qu’encadrées par des règles de gestion des risques rigoureuses, peuvent intervenir dans un cadre plus souple que celui du secteur bancaire commercial, notamment lorsque des garanties publiques sont mobilisées ou que les projets relèvent de priorités européennes explicites. Faute de mécanisme de coordination à l’échelle européenne, les États membres pourraient sous-investir ou adopter des approches hétérogènes. Le risque est celui d’un découplage entre ambition climatique et moyens concrets de la soutenir.

Le Plan repose principalement sur des dépenses publiques nouvelles (transferts, aides, investissements), notamment au travers de la révision, en juin dernier, du cadre des aides d’Etat pour les investissements en faveur de la décarbonation (CISAF). Cependant, il ne laisse entrevoir aucune proposition de refonte claire des instruments fiscaux existants.

Pourtant, la transition implique un élargissement des bases fiscales et une réorientation de la fiscalité, alors même que les recettes issues des énergies fossiles sont amenées à décroître.

Selon le rapport Mahfouz-Pisani-Ferry, la transition entraînera une baisse des recettes fiscales (via la réduction de la base de la TICPE) et une hausse des dépenses (+1,5 point de PIB d’ici 2030). Dans un contexte de dette élevée, cela pose un dilemme de financement. Le Conseil national de la productivité (2023) souligne la nécessité d’un signal-prix carbone stable, combiné à une réforme de la fiscalité énergétique pour préserver la compétitivité.

Sans réforme fiscale structurelle (par exemple, la taxation sur le contenu carbone à la consommation finale), la pression sur les finances publiques pourrait devenir insoutenable. Il en résulterait un risque de retrait de l’État ou de retour à une politique procyclique, compromettant les objectifs de transition.

Le Plan propose des mesures pour anticiper les crises (stress tests, achats groupés, coordination), mais ces dispositifs restent fragmentés et sans réelle capacité d’action préventive. En l’absence d’une approche systémique, les réponses risquent de rester réactives et insuffisantes face à la volatilité des marchés ou aux chocs géopolitiques.

Une approche macroprudentielle de l’énergie, inspirée de la régulation financière, suppose la mise en place d’outils ex ante : réserves de capacité, règles contraignantes de flexibilité, gouvernance intégrée. Le CAE (note 2023 sur le marché de l’électricité) souligne que la gestion des crises énergétiques exige des mécanismes d’absorption des chocs et de partage des risques à l’échelle de l’Union.

L’Union européenne ne peut pas se contenter de réponses ponctuelles aux crises : elle doit se doter d’une capacité autonome de résilience énergétique, articulée à la planification industrielle et à la sécurité d’approvisionnement.

Le fonctionnement du marché de l’électricité dans l’UE, fondé sur la logique du coût marginal, peut générer des rentes dites infra-marginales pour les producteurs d’électricité à faible coût variable (renouvelable, nucléaire, hydraulique), surtout en période de tensions sur les prix du gaz. Ces rentes ne résultent pas d’un investissement ou d’un effort productif nouveau, mais du mode de fixation des prix.

Ces rentes ont un rôle économique : elles renforcent le signal-prix qui oriente les décisions d’investissement vers des technologies bas carbone. Toutefois, au-delà d’un certain seuil, elles peuvent produire des effets d’aubaine sans incitation nouvelle et poser des problèmes de répartition. Comme le montrent les analyses issues de l’économie publique, un partage de ces rentes permettrait de préserver le signal économique tout en renforçant la justice sociale.

Le Plan pour une énergie abordable ne prévoit pas explicitement d’encadrement des rentes, mais il mise sur le développement des contrats à long terme (CfD, PPA) pour amortir les effets de la volatilité des marchés. Ces dispositifs peuvent aussi servir de mécanisme de partage des rentes : au-delà d’un certain seuil de prix, l’excédent peut être reversé à l’État et redistribué aux consommateurs. Un tel encadrement maintient l’incitation à investir tout en assurant une répartition plus équitable des gains. C’est ce qui est en principe prévu avec la mise en place en 2026 du mécanisme du VNU (Versement Nucléaire Universel) destiné à remplacer l’ARENH.

Les limites identifiées dans les mesures du Plan européen pour une énergie abordable appellent à des ajustements ciblés afin de garantir la soutenabilité, l’efficacité et l’équité de la transition. Trois axes d’action sont ici proposés.

La transition énergétique nécessite une hausse rapide et coordonnée des investissements dans les infrastructures essentielles : réseaux électriques, capacités de stockage, production d’hydrogène bas carbone, ou encore technologies renouvelables. Pourtant, les signaux de marché, trop incertains, peinent à mobiliser les financements à la hauteur des besoins, notamment dans un contexte où les politiques industrielles restent largement nationales et les ressources budgétaires dispersées.

Pour surmonter ces limites, l’Union européenne pourrait se doter d’une structure dédiée à la planification et au financement stratégique de la transition énergétique, inspirée du modèle américain de la BARDA. Pour surmonter ces limites, l’Union européenne pourrait se doter d’une structure dédiée à la planification et au financement stratégique de la transition énergétique, sur le modèle de la BARDA américaine (Biomedical Advanced Research and Development Authority). Créée en 2006 pour anticiper les crises sanitaires, la BARDA finance et accompagne le développement de technologies critiques jusqu’à leur déploiement. Transposée au secteur énergétique, une telle agence européenne pourrait soutenir les innovations stratégiques (stockage, hydrogène, réseaux intelligents) et accélérer leur passage à l’échelle, afin de renforcer la sécurité et la résilience du système énergétique. Cette “BARDA de l’énergie” aurait pour mission de cofinancer, coordonner et orienter les investissements dans les infrastructures critiques, en lien étroit avec les États membres, la Banque européenne d’investissement et les industriels. Elle incarnerait une approche proactive et mutualisée, capable d’identifier les goulets d’étranglement, de réduire les incertitudes et de catalyser l’investissement privé.

L’hydrogène bas-carbone constitue à ce titre un des axes prioritaires à titre illustratif. Véritable trait d’union entre réseaux électriques et gaziers, il permet à la fois de stocker l’électricité excédentaire, de décarboner les usages industriels et de renforcer la flexibilité du système. À l’horizon 2030, le couplage entre électrification et hydrogène pourrait en effet générer jusqu’à 32 milliards d’euros (5) d’économies annuelles sur le coût global du système énergétique européen. Pour concrétiser ce potentiel, l’Union doit accélérer le développement coordonné des infrastructures de transport, de distribution et de stockage de l’hydrogène, en lien avec les autres vecteurs énergétiques. Une “BARDA de l’énergie” aurait en l’occurrence un rôle clé à jouer pour structurer cet écosystème, soutenir les projets transfrontaliers et mutualiser les investissements nécessaires à l’échelle du continent.

Plus généralement, ce dispositif renforcerait la cohérence des politiques énergétiques européennes tout en assurant une meilleure anticipation des besoins en flexibilité et en sécurisation des approvisionnements. Il permettrait de dépasser la logique fragmentée actuelle et d’assurer une montée en charge ordonnée des capacités nécessaires à l’atteinte des objectifs climatiques. Une telle agence offrirait aussi à l’Union un levier concret pour affirmer sa souveraineté industrielle dans un contexte de concurrence internationale accrue. Au-delà de cette fonction de pilotage, une telle agence pourrait encourager une forme de spécialisation énergétique entre États membres, sur le modèle des théories du commerce international (Ricardo, Heckscher-Ohlin). Chaque pays développerait prioritairement les filières où il dispose d’un avantage comparatif – solaire au sud, éolien offshore au nord, hydraulique en Scandinavie, nucléaire en France – tandis que les échanges intra-européens permettraient de mutualiser ces atouts. À l’image du modèle Airbus, ce “partage des tâches” éviterait les concurrences coûteuses, renforcerait la complémentarité des systèmes et consoliderait la souveraineté industrielle européenne dans un contexte de compétition mondiale accrue.

Le fonctionnement actuel du marché européen de l’électricité, basé sur le coût marginal de court terme (et non pas de long terme comme le suggérait Marcel Boiteux), génère des rentes importantes pour les producteurs d’électricité à bas coût variable – nucléaire, hydraulique ou renouvelable – notamment en période de tensions sur les prix du gaz. Si ces rentes jouent un rôle utile en renforçant le signal-prix pour orienter les investissements vers des technologies bas carbone, elles peuvent aussi entraîner des effets d’aubaine, sans effort productif nouveau, et accentuer les inégalités si elles ne sont pas partagées.

Une solution consiste à instaurer un mécanisme de partage des rentes infra-marginales, fondé sur un prix de référence calculé à partir du coût moyen des technologies décarbonées. Lorsque les prix de marché dépassent ce seuil, l’excédent capté par les producteurs serait partiellement reversé à une entité publique. Ces ressources pourraient alors être mobilisées pour financer des investissements dans les infrastructures énergétiques et alimenter des dispositifs de redistribution ciblés vers les ménages les plus exposés à la précarité énergétique.

Ce mécanisme permettrait de maintenir l’incitation économique à investir dans les technologies vertes tout en assurant une meilleure répartition des gains liés à la transition. En régulant les rentes sans les supprimer, il contribuerait à contenir les effets inflationnistes sur les factures d’énergie, à soutenir l’acceptabilité sociale de la réforme du marché électrique, et à garantir une trajectoire d’investissement compatible avec les objectifs climatiques.

La crédibilité de la stratégie européenne pour rendre l’énergie abordable repose en grande partie sur un cadre fiscal stable et lisible. Or, les revirements passés, notamment le gel de la composante carbone en France après 2018, ont fragilisé le signal-prix envoyé aux ménages et aux entreprises. Cette instabilité a non seulement affaibli l’efficacité des politiques climatiques, mais aussi compliqué la planification des investissements nécessaires à la transition énergétique.

Pour restaurer cette prévisibilité, il est essentiel de réinstaurer une trajectoire claire et progressive de la fiscalité carbone, à la fois au niveau national (TICPE) et européen (via l’extension du SEQE-UE 2). Cette trajectoire devrait être accompagnée de transferts compensatoires ciblés en fonction des revenus, des zones géographiques et des usages énergétiques. Ce type de redistribution, préconisé par le Conseil d’analyse économique, permettrait d’atténuer les effets régressifs de la fiscalité carbone, tout en renforçant son acceptabilité sociale. Pour restaurer la prévisibilité, il convient de rétablir une trajectoire claire et progressive de la fiscalité carbone, tant au niveau national (TICPE) qu’européen, le SEQE-UE2 (6) entrant en vigueur dès 2027 pour les bâtiments et les transports. Cette trajectoire doit s’accompagner de transferts ciblés afin d’en assurer l’acceptabilité sociale. La fiscalité devrait être strictement proportionnée aux émissions de CO₂, ce qui implique de réduire les taxes sur l’électricité française, décarbonée à plus de 95 %, et d’accroître celles pesant sur les énergies fossiles, tout en tenant compte du développement du gaz vert.

En intégrant cette réforme dans une logique de justice territoriale et sociale, l’Union européenne peut concilier efficacité environnementale et équité. Une fiscalité carbone harmonisée et bien compensée deviendrait ainsi un levier puissant pour sécuriser les recettes publiques, accompagner la transformation du mix énergétique, et garantir la soutenabilité budgétaire de la transition à long terme.

La guerre en Ukraine a révélé combien l’Union européenne restait vulnérable aux chocs énergétiques, du fait de sa dépendance aux importations et de l’absence de pilotage coordonné face aux ruptures d’approvisionnement. Pour éviter que de telles tensions ne se reproduisent, il est nécessaire d’adopter une approche systémique de la résilience énergétique, à l’image de ce qui a été fait dans le secteur financier après la crise de 2008.

L’instauration de stress tests énergétiques annuels à l’échelle de l’Union permettrait de mieux anticiper les vulnérabilités, en évaluant la robustesse des infrastructures, la capacité de stockage, ou encore la diversification des sources. Ces exercices de simulation pourraient être confiés à un “Comité européen de stabilité énergétique”, placé sous l’autorité de la DG Énergie, en lien étroit avec le Comité européen du risque systémique. Ce comité aurait vocation à coordonner les politiques nationales en matière de sécurité énergétique, en assurant un partage d’informations, une répartition stratégique des capacités de réserve, et une réponse rapide en cas de crise.

En dotant l’Union d’un outil institutionnel dédié à l’anticipation et à la gestion des risques énergétiques, cette proposition contribuerait à construire une véritable souveraineté énergétique européenne. Elle renforcerait la cohérence entre les politiques de transition et les impératifs de sécurité, tout en offrant une vision d’ensemble indispensable pour affronter les prochaines crises avec efficacité.

Le fonctionnement du marché de l’électricité en Europe, fondé sur le principe du coût marginal de court- terme, permet aux producteurs à bas coût – notamment dans le nucléaire, l’hydraulique ou les renouvelables – de capter des rentes importantes, surtout en période de forte tension sur les prix du gaz. Si ces rentes peuvent jouer un rôle incitatif à l’investissement, elles ne reflètent pas toujours un effort productif nouveau. Leur ampleur croissante soulève ainsi des enjeux d’équité et d’acceptabilité sociale. L’augmentation de la fréquence des prix négatifs observés sur le marché de gros en constitue une illustration : lorsque la production excédentaire issue des renouvelables subventionnés ne trouve pas de débouchés, les prix basculent en territoire négatif. Dans ce cas, maintenir des subventions peut créer des distorsions : le consommateur final, loin d’en bénéficier, paie indirectement cette surproduction par le biais de la fiscalité destinée à compenser les charges de soutien. Des mesures correctrices pourraient dès lors être envisagées — suppression des aides lorsque les prix de gros deviennent négatifs ou obligation pour certains producteurs d’interrompre temporairement leurs injections sur le réseau — sous réserve de la constitutionnalité des dispositions en cause, au regard du principe de sécurité juridique (7).

Pour préserver l’incitation à investir tout en maîtrisant ces rentes, il est proposé de généraliser les contrats pour différence (CfD) dans les dispositifs de soutien aux producteurs d’électricité décarbonée. Ces contrats fixent un prix de référence à long terme : si le prix de marché dépasse ce seuil, la différence est reversée à une entité publique, qui peut la redistribuer aux consommateurs ou la réinvestir dans les infrastructures énergétiques. Ce mécanisme permet de sécuriser les revenus des producteurs tout en évitant des effets d’aubaine injustifiés.

Un tel encadrement ne remet pas en cause le signal-prix indispensable à la transition énergétique, mais il garantit le fait que les gains excédentaires soient partagés de manière plus équitable. Il constitue ainsi un levier efficace pour renforcer la justice économique, soutenir l’acceptabilité des réformes et mobiliser des ressources supplémentaires pour le financement de la transition.

[1] European Commission. 2014. Communication from the Commission to the European Parliament, the Council, the European Economic and Social Committee and the Committee of the Regions: Progress towards completing the Internal Energy Market (COM(2014) 634 final). Brussels: European Commission.
[2] Commission européenne (2025), Plan d’action pour une énergie abordable, COM(2025) 79 final, 26 février 2025, p.16.

[3] Commission de régulation de l’énergie. (2025, 10 juillet). Délibération n°2025-180 relative à l’évaluation des charges de service public de l’énergie à compenser en 2026 et à la réévaluation des charges de service public de l’énergie à compenser en 2025. Paris: CRE.
[4] ENTSO-E. (2022). Ten-Year Network Development Plan 2022. Brussels: European Network of Transmission System Operators for Electricity.
[5] Commission européenne (2025), Plan d’action pour une énergie abordable, COM(2025) 79 final, 26 février 2025, p. 26.
[6] Le SEQE-UE2 (Système d’échange de quotas d’émission 2) est le nouveau système européen d’échange de quotas d’émission qui s’appliquera dès 2027 aux secteurs du bâtiment et du transport routier. Il instaurera un prix du carbone pour ces usages, distinct du SEQE existant qui couvre déjà l’électricité, l’industrie lourde et l’aviation intra-européenne (règlement (UE) 2023/959 du Parlement européen et du Conseil du 10 mai 2023).
[7] Conseil constitutionnel. (2025, 24 janvier). Décision n° 2024-1119/1125 QPC, Société TTR Energy et autres.

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