Par Guillaume Duval, Ancien Speechwriter du HR/VP Josep Borrell
Nous vivons, chacun le constate, des temps très dangereux pour l’Europe. Les États-Unis de Donald Trump non seulement ne sont plus nos alliés, mais ils sont devenus nos adversaires tant sur le plan géopolitique, en s’alliant avec Vladimir Poutine sur le dossier Ukrainien, que sur le terrain économique, avec les mesures protectionnistes qu’ils adoptent unilatéralement et les chantages qu’ils exercent, et peut-être même demain sur le terrain directement militaire, s’ils décidaient d’attaquer le Groenland. Menacée à l’Est par la Russie de Vladimir Poutine, alliée à la Chine de Xi Jinping, abandonnée à l’Ouest par les États-Unis de Donald Trump, l’Union européenne se trouve désormais très isolée.
Or, elle n’a pas d’armée. Elle s’efforce, certes, actuellement de renforcer à marche forcée les capacités militaires de ses États membres et de reconstruire une architecture de sécurité en se passant des États-Unis, mais ce processus prendra nécessairement du temps. Et en attendant, ce dont elle dispose surtout pour se défendre, c’est du « soft power » lié à son poids économique, à sa
capacité de rayonnement culturel et à ses relations diplomatiques. Les politiques menées par l’Union ces dernières années ont cependant sérieusement érodé ce « soft power » sur plusieurs plans. Il faut d’urgence changer de cap pour le réactiver.
De quoi s’agit-il ? L’Europe conserve tout d’abord un « soft power » important du fait du poids de son économie et de la taille de son marché. Certes, ce poids diminue mais l’UE représente encore 18 % du PIB et de la consommation mondiale. Nous sommes, il est vrai, très dépendants des multinationales américaines, principalement dans le secteur de la high-tech et du numérique, mais elles sont, elles aussi, très dépendantes de nos marchés. Nous avons en réalité les moyens de riposter aux agressions de Donald Trump sur le terrain économique et nous ne devons surtout pas baisser la garde, notamment sur le plan réglementaire en ce qui concerne la protection des données des Européens et la responsabilité des plateformes sur les contenus qu’elles diffusent. Ce genre de personnalité ne respecte que les gens qui leur tiennent tête. Nous devons en particulier « profiter » de cet affrontement pour faire enfin payer aux multinationales américaines de la tech leur juste part des impôts sur les bénéfices réalisés dans l’Union, qu’elles ont évité de payer jusqu’ici en se servant abusivement des paradis fiscaux intra-européens.
“Nous avons en réalité les moyens de riposter aux agressions de D. Trump sur le terrain économique et nous ne devons surtout pas baisser la garde, notamment sur le plan réglementaire en ce qui concerne la protection des données des Européens et la responsabilité des plateformes sur les contenus qu’elles diffusent.”
Cependant, il ne suffit pas de rester un pouvoir normatif puissant et de se servir sans crainte des normes que nous avons déjà édictées, il nous faut aussi redevenir des producteurs, par exemple, dans les domaines de la high-tech où nous sommes aujourd’hui trop dépendants de la Chine et des États-Unis. Là aussi, le « soft power » de l’Union européenne peut nous y aider. Avec Donald Trump, les Américains sont en train de saborder leurs universités qui constituaient pourtant jusque-là un de leurs avantages compétitifs majeurs. Leur capacité à attirer les meilleurs étudiants et chercheurs du reste du monde, et notamment européens, permettait, en effet, au pays de compenser et, au-delà, la médiocrité de son propre système éducatif.
Si nous ne cédons pas nous-mêmes aux campagnes anti-sciences, anti-woke et anti-étrangers qui dévastent actuellement les universités américaines et si nous nous en donnons les moyens en accroissant les budgets trop restreints ces dernières années dans ce domaine, les universités européennes pourraient devenir à leur tour des pôles d’attraction pour les chercheurs et les étudiants américains et du reste du monde. Ce qui pourrait nous aider grandement à rattraper notre retard et à limiter notre dépendance technologique à l’égard des Chinois et des Américains.
Au moment où les États-Unis renient cet héritage, l’Europe, comme lieu de naissance des Lumières et de la Révolution française, conserve une aura certaine pour les personnes très nombreuses sur cette planète, et pas simplement dans les pays riches, pour qui les notions de Liberté, d’Égalité et de Fraternité représentent des valeurs cardinales. Et cela peut être un élément important de « soft power » pour l’UE.
Cette aura est cependant puissamment contrebalancée dans les pays de ce que l’on appelle désormais le Sud global par les dégâts commis par le colonialisme européen et lors des guerres d’indépendance ainsi que par les différentes formes de néocolonialisme qui s’y sont souvent substituées après. C’est le cas notamment en Afrique subsaharienne, pour ce qui concerne la France, et on a pu mesurer récemment au Sahel combien cette histoire continuait de peser lourdement.
C’est la raison pour laquelle ce ne doit pas être des anciennes puissances coloniales comme la France qui soient à la manoeuvre vis-à-vis des pays du Sud global, mais bien les institutions européennes elles-mêmes. Cela suppose alors que les États membres de l’Union acceptent une coordination étroite de leur politique d’aide au développement sous la houlette de la Commission européenne, ce qui est loin d’être le cas pour l’instant. Une des raisons majeures pour lesquelles le « soft power » de l’Union européenne reste très sous-exploité pour l’instant, c’est cette fragmentation persistante
des politiques extérieures, notamment en matière d’aide au développement.
Ce préjugé négatif à l’égard de l’Europe a été encore renforcé ces dernières années dans les pays du Sud par l’attitude de l’Union européenne durant la pandémie de Covid-19. Cette dernière a profité, en effet, de son pouvoir d’achat élevé pour monopoliser les vaccins au profit de sa propre population en faisant très peu d’efforts pour aider ses partenaires des pays en développement. De même, à la suite de l’agression russe contre l’Ukraine, l’Union européenne s’est précipitée pour acquérir toutes les cargaisons de gaz naturel liquéfié disponibles en en faisant monter le prix, ce qui a privé de nombreux pays du Sud d’une énergie sur laquelle ils avaient pris l’habitude de compter.
Cette défiance à l’égard de l’Europe a été alimentée également par nos atermoiements pour mettre la main à la poche afin d’aider à financer la lutte contre le changement climatique et l’adaptation dans les pays en développement. Les émissions de gaz à effet de serre de l’UE ne représentent, certes, plus que 7 % des émissions mondiales contre 29 % pour la Chine. Mais nous avons une
responsabilité historique majeure dans ce phénomène cumulatif : depuis les débuts de la révolution industrielle, nous avons émis le quart du CO2 envoyé dans l’atmosphère par les activités humaines contre 13 % pour la Chine.
Dans la foulée de l’Accord de Paris de 2015, les pays développés s’étaient engagés à mettre 100 milliards de dollars par an à disposition des pays du Sud pour aider à la transition verte, mais ils ont mis dix ans pour atteindre ce palier pourtant très insuffisant. Maintenant que les Américains se retirent du jeu, on ne pourra espérer sauver l’Accord de Paris que si nous acceptons de mettre
davantage d’argent sur la table.
De même, cela fait bien longtemps que nous faisons lanterner les pays du Sud en leur promettant de réformer le système multilatéral construit sans eux après la Seconde Guerre mondiale, sans passer aux travaux pratiques : les règles du jeu du Conseil de sécurité des Nations unies n’ont toujours pas été changées, la Banque mondiale reste une succursale du gouvernement américain tandis que le Fonds monétaire international demeure une chasse gardée des Européens… Si on veut pouvoir sauver le multilatéralisme et le droit international malgré Trump, il va falloir se rapprocher, et
vite, du Brésil, de l’Afrique du Sud, de l’Inde… pour changer en profondeur les règles du jeu multilatéral avec eux.
Et surtout, ce sentiment anti-européen dans les pays du Sud a été exacerbé par la stratégie de Forteresse Europe poursuivie par l’Union européenne avec une attitude inqualifiable vis-à-vis des migrants illégaux qu’on laisse se noyer en masse en Méditerranée, un blocage quasi complet des voies de migration légales et un refus quasi systématique des visas temporaires. Nos voisins
du sud de la Méditerranée en ont logiquement déduit que nous ne voulions plus rien avoir à faire avec eux et se sont de plus en plus souvent tournés en priorité vers d’autres, russes et chinois notamment.
Enfin, « last but not least », l’attitude de l’Union européenne à l’égard du gouvernement
de Benyamin Netanyahou, depuis le 7 octobre 2023, a profondément dégradé la position de l’Union européenne non seulement dans le monde musulman, mais bien dans l’ensemble du Sud global. En laissant faire sans réagir les multiples crimes de guerre et les innombrables violations du droit
international perpétrés par le gouvernement israélien, à Gaza mais aussi à Jérusalem et en Cisjordanie, l’Union européenne a donné à voir un double standard qui a totalement démonétisé son discours sur le respect du droit international et des droits humains fondamentaux.
“Une des raisons majeures pour lesquelles le « soft power » de l’Union européenne reste très sous-exploité pour l’instant, c’est cette fragmentation persistante des politiques extérieures, notamment en matière d’aide au développement.”
Cela a nui, en particulier, au soutien de la communauté internationale contre l’agression russe en Ukraine, mais les dommages causés vont bien au-delà. Si l’Europe veut retrouver un peu de « soft power » afin de sortir de son isolement actuel, il faut qu’elle ait le courage de se dresser enfin véritablement contre la fuite en avant de Donald Trump et de Benyamin Netanyahou au Moyen-Orient.
Bref, l’Europe dispose, en effet, potentiellement d’un « soft power » non négligeable, mais pour pouvoir desserrer l’étau que referment sur elle de façon conjointe Donald Trump et Vladimir Poutine, elle doit remettre en cause, d’urgence, beaucoup des politiques qu’elle a menées ces dernières années afin de pouvoir redevenir crédible aux yeux des pays du Sud global.
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