Un nouveau modèle européen de contrôle de l’action publique

Par Camille Andrieu, Conseillère référendaire à la Cour des Comptes

A l’occasion de la sortie de son dernier livre « Conter demain. Cour des comptes et
démocratie au XXIe siècle », publié avec Adeline Baldacchino aux Editions de l’Aube,
Camille Andrieu revient dans cet article sur les processus de contrôle des finances
publiques européennes, leurs institutions et leur rôle clef dans le fonctionnement de la
démocratie de l’UE.

L’action publique européenne qui se déploie aujourd’hui touche les citoyens de l’Union dans des proportions probablement jamais atteintes auparavant. Elle dessine aussi, et peut-être surtout, l’Europe de demain. Elle doit, à ce titre, chercher à s’appuyer sur un lien d’écoute et de confiance avec les 450 millions de citoyens européens. Les institutions supérieures de contrôle de l’Union européenne, riches de leur tradition démocratique et de leur aspiration à davantage impliquer les citoyens, peuvent prendre toute leur part à la consolidation de ce lien.

Selon une étude réalisée par Kantar pour le Parlement européen en novembre 2020, 69 % des citoyens considéraient que l’Union européenne devait se voir confier davantage de compétences pour faire face à des crises comme celle de la Covid-19. Le baromètre d’opinion publié par la Commission européenne en février 2023 indiquait quant à lui que 86 % des Européens estimaient que l’Union européenne devait investir massivement dans les énergies renouvelables et 77 % estimaient que la coopération européenne sur les questions de défense devait être renforcée. Ces chiffres nous enseignent qu’à mesure que l’action publique européenne gagne en échelle et en ambition, elle gagne en exposition dans le débat public et en importance aux yeux des citoyens. Il est plus que jamais essentiel de s’assurer que cette action européenne plus vaste et plus ambitieuse suscite non seulement l’adhésion, mais aussi la confiance des citoyens.

C’est là en grande partie le rôle de la fonction de contrôle : « tout pouvoir implique un trésor, tout trésor implique un compte, et tout compte implique un contrôle » comme aimait à le rappeler Pierre Moinot, ancien Procureur général de la Cour des comptes française et Académicien. Contrôler les comptes, c’est contrôler le pouvoir, dont la capacité à agir dépend, in fine, de sa capacité à lever des ressources et à les allouer. Le contrôle des comptes publics est un contre-pouvoir essentiel à l’équilibre des institutions démocratiques, mais—et c’est peut-être là sa spécificité—il n’est en aucun cas un « pouvoir contre ». Le contrôle veille certes au bon usage des fonds publics et peut donner lieu à des sanctions, mais les travaux des institutions de contrôle ont aussi pour ambition de faire avancer le débat démocratique en enrichissant la norme et en améliorant l’action publique. Le contrôle permet, en somme, d’instaurer une dialectique permanente entre la décision publique et les aspirations des citoyens, participant de ce que Dominique Rousseau appelle la « démocratie continue ».

Ce contrôle s’appuie, en Europe, sur 28 institutions supérieures de contrôle – la Cour des comptes européenne et les 27 autres Cours des comptes nationales. La Cour des comptes européenne contrôle les comptes des institutions de l’Union et le déploiement des fonds européens. Les institutions supérieures de contrôle des États-membres de l’Union, qui ne dépendent pas hiérarchiquement de la Cour des comptes européenne, exercent, en toute indépendance, des missions analogues au plan national. C’est sur ces 28 vigies démocratiques, veillant au bon usage des fonds publics, informant les citoyens et permettant à l’action publique de mieux atteindre les objectifs que lui fixent ces derniers, que nous pourrons bâtir un nouveau modèle européen de contrôle.

En France, la Cour des comptes a fait de l’action internationale et européenne une priorité sous l’impulsion de son Premier président, Pierre Moscovici. La Cour des comptes exerce ainsi depuis juillet 2022 le mandat de contrôleur externe de l’Organisation des nations unies (ONU). Au niveau européen, des actions de coopération sont initiées, au travers d’accords signés avec des institutions homologues telles que les Cours grecque et roumaine en 2022 et 2023, qui contribuent à rapprocher les institutions respectives.

Ces actions institutionnelles ont l’infini mérite de faire vivre la vie publique au niveau européen, par des liens toujours redessinés entre les Etats membres. Le défi est désormais d’aller plus loin, en définissant un véritable modèle de contrôle européen, au service de la démocratie européenne, proche des attentes des citoyens et capables de contribuer à faire émerger une vision collective de l’action publique européenne de demain. Trois grands axes se dégagent tels que nous les avons proposés avec Adeline Baldacchino dans « Conter demain ».

Premièrement, le contrôle peut être un outil puissant de renforcement de la démocratie européenne. Dans tous les États-membres, les institutions de contrôle remplissent un rôle démocratique essentiel. Certes, l’Union européenne compte des institutions supérieures de contrôle issues de différentes traditions et disposant d’attributions parfois variables—toutes n’exercent pas, par exemple, de missions juridictionnelles. Dans leur diversité, ces institutions sont toutefois reliées par leur profond ancrage démocratique, matérialisé par des caractéristiques communes à toutes les ISC européennes : l’indépendance, la recherche de transparence et la capacité à demander aux gouvernements de rendre publiquement compte de leurs choix et de leur gestion budgétaires. La Cour des comptes française trouve ainsi sa raison d’être dans l’article 15 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Cet article constitue le fondement de l’action de la Cour : c’est au service des citoyens qu’elle contrôle les organismes publics, évalue les politiques publiques et juge les gestionnaires publics.

Ce rôle au service des citoyens de l’Union est essentiel à l’heure où des fonds européens d’un montant sans précédent sont déployés dans le cadre de la relance et de la transition énergétique et environnementale de l’Europe. Le rapport spécial en date du 2 février 2023 sur l’adaptation des règles de la politique de cohésion en réaction à la pandémie est un bon exemple de la centralité du rôle de la Cour des comptes européenne dans le fonctionnement démocratique des institutions européennes. Le rapport invite la Commission européenne à mieux évaluer la pertinence des fonds de cohésion comme outils de stabilisation budgétaire et à assurer un meilleur suivi de la bonne absorption des fonds. Ce faisant, il constitue le point de départ de la mise en place par la Commission de mécanismes d’évaluation dans le sens d’une plus grande transparence sur les performances des politiques de cohésion au service de tous.

Pour impliquer encore davantage les citoyens dans les fonctions d’audit et de contrôle, les institutions supérieures de contrôle des États-membres développent des pratiques innovantes, qui constituent autant de bases de travail pour la définition d’un modèle européen de contrôle. En France, la Cour des comptes déploie depuis 2020 le plan « juridictions financières 2025 », qui inclut plusieurs mesures de renforcement de la transparence et de la participation citoyenne. Dans ce cadre, elle a mis en place la publication systématique de ses rapports et permet aux citoyens de choisir certains des sujets de contrôle inscrits au programme de contrôle de la Cour. Six sujets de contrôle ont été retenus par ce biais en 2022 :  l’école inclusive, la détection de la fraude fiscale des particuliers, les soutiens publics aux fédérations de chasseurs, l’égalité entre les femmes et les hommes, l’intérim médical et la permanence des soins et le recours par l’Etat à des cabinets de conseils privés. En Lettonie, le State Audit Office s’est engagé, dans le cadre de sa stratégie 2022-2025, à ce qu’au moins 50 % de ses évaluations de conformité et de performance se fassent en impliquant les citoyens et la société civile.

La Cour des comptes européenne pourrait, bien sûr, s’approprier de telles pratiques. Elle pourrait aussi prendre part avec d’autres institutions supérieures de contrôle européennes à des expérimentations plus ambitieuses encore pour l’implication des citoyens dans ses travaux. Trois voies parallèles pourraient être explorées pour rapprocher les organismes de contrôle européens des citoyens au service desquels elles se placent. La première voie est celle de l’ouverture, par laquelle les institutions supérieures de contrôle accueilleraient le plus fréquemment possible les citoyens en leurs murs, par l’organisation de conférences et d’événements ouverts à tous, favorisant une perception de nos institutions comme plus accessibles et ouvertes sur l’extérieur. La deuxième voie est celle de l’intégration des citoyens aux travaux des institutions supérieures de contrôle. Une telle association peut prendre la forme d’une association aux évaluations, par des panels, ou aux délibérés—comme cela se fait avec le recours aux jurés dans certains tribunaux judiciaires. La voie de l’accompagnement, enfin, consisterait à mieux faire connaître les activités des institutions supérieures de contrôle et à mieux communiquer pour rendre leurs travaux plus intelligibles. Chaque citoyen doit pouvoir les faire siens, à travers des formats accessibles et synthétiques. De courtes vidéos pourraient par exemple être mises en ligne pour résumer les travaux de la Cour des comptes européennes, à l’instar du format des « rapports en 180 secondes » lancé par la Cour des comptes française en 2020.

Deuxièmement, la fonction de contrôle doit dépasser la seule logique budgétaire pour adopter un prisme holistique reflétant les attentes des citoyens vis-à-vis de l’action publique en matières environnementale et sociale. Le chemin est encore long pour y parvenir : les institutions supérieures de contrôle adoptent presque systématiquement une approche exclusivement budgétaire de la soutenabilité de l’action publique. En France, en pleine période de Covid-19, la chambre régionale des comptes de la région Occitanie recommandait ainsi, à la suite du contrôle du centre hospitalo-universitaire de Toulouse, d’y réduire le nombre de lits d’hospitalisation afin de réaliser des économies. Des initiatives pour élargir le prisme de l’évaluation voient cependant le jour. La Cour d’audit de Finlande a choisi d’intégrer les « risques clés » qu’elle a identifiés en 2020 dans le choix du ciblage de ses évaluations. Ces « risques clés » sont définis comme des facteurs susceptibles de bouleverser l’équilibre entre disponibilité des services publics et soutenabilité financière. En prenant pour point central le service rendu aux citoyens par l’administration, cette évaluation des risques s’écarte de l’approche strictement budgétaire pour s’engager—certes prudemment—sur le chemin d’un contrôle plus holistique.

Les outils sur lesquels pourrait s’appuyer un tel contrôle holistique, en particulier pour la transition environnementale, existent déjà dans les Etats-membres. Il revient maintenant aux institutions supérieures de contrôle de se les approprier pour leur donner une véritable effectivité. Depuis la loi de finances pour 2021, la France pratique la budgétisation verte, qui consiste en une évaluation de l’impact environnemental des dépenses publiques. Au Danemark, le programme GreenREFORM mis en place en 2020 s’appuie sur un modèle mesurant les impacts environnementaux des politiques publiques et fiscales pour assurer l’adéquation des projections économiques et budgétaires avec les impératifs de la transition écologique. Au niveau européen de même, la Commission européenne a présenté en novembre 2021, conjointement avec l’OCDE et le FMI, une ébauche de principes communs de « budgétisation verte » qui s’appuierait sur la définition d’objectifs à moyen et long termes en matière d’impact environnemental des mesures budgétaires. Les trois institutions recommandent de s’appuyer sur des modèles économiques d’analyse des risques climatiques, afin d’apprécier les possibles effets budgétaires qu’emporterait la réalisation de ces risques.

Si les outils existent, leur pleine appropriation dépend de la capacité à former les agents à leur utilisation, dans leur cursus initial et au travers de modules de formation continue. Les écoles du service public formant les magistrats financiers au niveau européen doivent urgemment développer des formations axées sur l’évaluation des performances environnementales des politiques publiques. Il doit en être de même au sein des institutions supérieures de contrôle, qui sont en charge de proposer des modules de formation spécifiques aux magistrats en fonction.

L’objectif est ainsi de promouvoir une autre vision des politiques publiques : alors que nous n’évaluions que l’impact budgétaire d’un euro dépensé ou encaissé, il s’agit d’en analyser aussi l’impact environnemental. Est-ce une dépense verte, brune ou noire ? Tel est le type de question à laquelle les magistrats d’aujourd’hui et de demain devront répondre. Des institutions supérieures de contrôle dotées d’une telle expertise seraient alors en position d’avoir un véritable effet d’entrainement sur le reporting extra-financier du secteur public : contrairement aux entreprises de l’Union auxquelles les nouveaux textes réglementaires européens s’appliquent, les institutions européennes et les administrations des Etats-membres n’y sont pas tenues. Les organismes de contrôle pourraient ainsi veiller à l’exemplarité du secteur public en la matière.    

Enfin, les institutions de contrôle européennes se doivent d’être des lieux de prospective et de réflexion collective rassemblant société civile et institutions européennes pour consolider la culture de l’évaluation et imaginer les futurs possibles des politiques publiques. Les politiques européennes conçues aujourd’hui nous invitent en effet plus que jamais à réfléchir à l’Europe que nous voulons dans dix, vingt ou trente ans : penser la transition énergétique, le renforcement du tissu industriel européen et le développement de l’Europe de la défense impliquent de nous projeter dans le temps long. Voir loin, c’est aussi là le rôle d’une vigie de l’action publique.

Penser les politiques publiques de demain suppose de développer une véritable culture de l’évaluation et du contrôle. C’est là tout le sens de la mission d’assistance aux évaluations du Parlement. Le modèle britannique, construit sur une forte proximité de l’ISC avec le Parlement – puisque le National Audit Office rend compte au Parlement du Royaume-Uni, illustre parfaitement la contribution des contrôles et des évaluations aux travaux parlementaires. En France, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, la Cour des comptes, même si elle conserve son indépendance institutionnelle, assiste le Parlement dans l’évaluation des politiques publiques. Ces évaluations ne représentent encore aujourd’hui que 5 % des travaux de la Cour. L’objectif fixé est que cela concerne un cinquième de ses travaux à horizon 2025.

Pour aller plus loin, les institutions supérieures de contrôle pourraient souhaiter offrir une plateforme afin de rassembler l’ensemble des acteurs de l’évaluation. En France, l’évaluation des politiques publiques est partagée entre plusieurs acteurs tels que la Cour des comptes, France stratégie, les inspections générales, le Conseil économique, social et environnemental et les think tanks. Au sein de l’Union européenne, au-delà de la Cour des comptes européenne, les inspections générales des agences et des organes de l’Union européenne (à l’instar de l’inspection générale de la Banque européenne d’investissement) et la direction de l’impact et de la valeur ajoutée européenne du Parlement européen pourraient y contribuer.

Pour envisager l’avenir de l’action publique, les institutions de contrôle pourraient également créer des forums de débat autour de leurs travaux. De tels forums existent pour partie déjà et peuvent prendre la forme de forums médiatiques, lorsque les travaux de nos institutions sont repris par la presse—on peut ici par exemple penser au rapport de la Cour des comptes française sur l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques de 2024 ou à son rapport de 2021 sur les finances publiques en sortie de crise sanitaire. Ces forums peuvent aussi—et c’est un cas de figure que nous devons chercher à rendre de plus en plus fréquent—être citoyens. Lors de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, au premier semestre 2022, la Cour des comptes française a ainsi organisé un forum citoyen dans le cadre d’une conférence sur l’avenir de l’Europe post-crise sanitaire. La conférence a été l’occasion d’un dialogue entre experts français, européens et internationaux avec près de 900 citoyens, sur les sujets qui façonneront l’Europe de demain.

Au niveau européen, la Cour des comptes européenne gagnerait à s’associer davantage au jeu institutionnel communautaire. Le Parlement européen, en lien avec le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne, a par exemple mené la Conférence sur l’Avenir de l’Europe, qui s’est clôturée en juin 2022 et qui a eu pour objectif d’associer les citoyens à la définition de l’avenir de l’intégration et des politiques européennes. Ces travaux auraient pu être considérablement enrichis par une participation de la Cour des comptes européenne, sur la base des audits qu’elle a réalisés intéressant le public concerné.

            Ainsi, nombreux sont les outils que les Cours des comptes européennes ont en main pour esquisser le modèle sur lequel elles devront se développer à l’avenir. Ce modèle aura pour point de départ la recherche d’une plus grande proximité avec les citoyens et la société civile dont l’Europe est riche. En impliquant directement les citoyens dans leurs travaux, en répondant mieux à leurs préoccupations en matières sociale et environnementale et en devenant des forums où s’imagine l’avenir de l’action publique, les institutions de contrôle européennes s’assureront que l’action publique européenne soit la plus efficace, la plus soutenable et la plus désirable pour les citoyens de l’Union. C’est ainsi que la fonction de contrôle européenne gagnera, elle aussi, en échelle et en ambition.


« Public opinion in the times of Covid-19 », Parlement européen, avril 2020 : en-covid19-survey-report.pdf (europa.eu)

« Eurobaromètre 98 », Commission européenne, février 2023 : Standard Eurobarometer 98 – Winter 2022-2023 – février 2023 – – Eurobarometer survey (europa.eu)

Camille Andrieu & Adeline Baldacchino. (2023). Conter demain. Editions de L’Aube.

La directive entrée en vigueur le 5 janvier 2023 s’applique à 50 000 entreprises de l’Union européenne, contre 12 000 pour la directive NFRD qu’elle remplace. Les entreprises concernées devront effectuer un reporting sur la base des standards européens de reporting extra-financier. Corporate sustainability reporting (europa.eu)

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