Tribune publiée dans Les Echos le 10/11/2023
Pour réussir la transition climatique, le développement des petits réacteurs nucléaires (SMR) semble être une solution visionnaire pour l’Europe. Malgré une ambition affichée, le Vieux Continent se laisse dépasser par la stratégie d’occupation des Etats-Unis, s’inquiète Michel Derdevet.
En parlant de l’urgence climatique, Jacques Chirac évoquait en 2002 « notre maison qui brûle, alors que nous regardons ailleurs » ; on pourrait aujourd’hui en dire de même sur l’avenir du nucléaire civil en Europe, et particulièrement des petits réacteurs nucléaires, les SMR (small modular reactors).
Alors que de nombreuses start-up, partout en Europe, prennent des risques importants pour relever le défi de la 4ème génération de nucléaire, et mettre en pratique la « souveraineté industrielle » souvent convoquée dans les discours et les annonces, tout se passe comme si l’échelon de décision européen était impuissant à soutenir ce savoir-faire et cette expertise technologique à la hauteur des enjeux de décarbonation nécessaires. Et pourtant, nous avons en Europe les chercheurs et l’expertise idoine, parfois de manière singulière par rapport aux autres acteurs mondiaux.
A huit mois des élections européennes, et alors que l’actualité nous rappelle chaque jour l’urgence d’agir contre le changement climatique, cette situation est pour le moins paradoxale, tant le nucléaire de 4ème génération incarne une technologie prometteuse, susceptible de contribuer à l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050. En effet, cette technologie présente de nombreux avantages comme la destruction des déchets actuels issus de la fission, une meilleure durabilité particulièrement du point de vue de l’accès au combustible, une sûreté plus facile à démontrer, une production d’énergie décarbonée, une proximité des sites industriels spécifiques pour la décarbonation de l’économie ou encore un possible découplage entre croissance et émissions de CO2.
Mais derrière ces évidences, se cache aujourd’hui en Europe une vraie bataille politico-industrielle, symbole des enjeux de souveraineté et d’autonomie stratégique souvent convoqués dans le discours public.
Qu’on en juge en regardant le croisement des agendas récents. Le 7 novembre 2023 restera ainsi en matière d’énergie nucléaire un de ces « carrefours » où l’Europe est capable à la fois de s’illustrer par son ambition (dans le discours), mais aussi par ses divisions et ses faiblesses (dans la mise en œuvre) !
D’un côté, à Bratislava, douze ministres européens de l’énergie, emmenés par la France, confirmèrent leur ambition de voir émerger une vraie alliance industrielle européenne pour que notre continent occupe – enfin – toute sa place en matière de Small Modular Reactors (SMR), les réacteurs nucléaires du futur (allant de 10 à 300 MW).
Et, en droit fil du rapport présenté fin août par le député européen slovène Franc Bogovic, la commissaire européenne à l’Énergie, Kadri Simson, apporta (enfin) au nom de la Commission son soutien au lancement d’une telle alliance européenne.
Mais, dans le même temps, deux pays participant au Forum de Bratislava, l’Italie et la Belgique, représentés au plus haut niveau, ainsi que la Roumanie, s’engageaient aux côtés du géant américain Westinghouse Electric Company pour créer un consortium pour le développement de SMR avec des réacteurs rapides refroidis au plomb (Lead Fast Reactors, LFR) en vue de leur commercialisation en Europe.
Ce consortium prévoit à la fois l’achèvement du premier modèle de SMR avec réacteur rapide refroidi au plomb sur d’ici 2035-2040 sur le sol belge ; et dans le même temps, la supervision de la construction du prototype industriel de réacteur ALFRED à Pitești, en Roumanie, qui se concentrera sur « la faisabilité technique et économique des futurs SMR commerciaux », et continuera les travaux engagés ces dix dernières années.
D’un côté donc, Kadri Simson confirme que « la Commission effectuera tous les travaux préparatoires en vue de lancer l’alliance industrielle dans les mois à venir » .
Mais, dans la vie réelle, le Gouvernement américain et ses industriels déroulent leur stratégie implacable d’occupation et de pénétration du marché européen en matière de SMR, annoncée de longue date par ses plus hauts représentants.
Le 7 septembre dernier, John Kerry, l’envoyé américain pour le climat confirmait ainsi à Bucarest les annonces qu’il avait faites lors de la COP 27. Alors que les trois seuls SMR construits dans le Monde se trouvent actuellement en Russie et en Chine, les Etats-Unis se positionnent aux avant-postes pour faire de l’Europe leur « tête de pont » sur le sujet, afin de décarboner le parc électrique des pays d’Europe Centrale et orientale … tout en n’hésitant pas évidemment à « coupler » ce sujet énergétique avec leur influence militaro-industrielle dans cette zone, essentielle depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie du 24 février 2022.
Derrière cette initiative « Clean Fuel from small modular reactors », il y a un large consortium international rassemblant NuScale Power, la première entreprise américaine tentant de commercialiser des SMR, mais aussi ses homologues américains dans la pile à combustible Fuel Cell Energy, le producteur d’ammoniac Starfire Energy, ainsi que les japonais IHI et JGC et le coréen Samsung C& T.
Alors qu’attendons-nous pour faire de ce sujet, dans l’esprit qui réunit le 25 mars 1957 les pays signataires du Traité Euratom, un vrai projet commun, à la fois au plan politique mais aussi industriel ? Au-delà des tergiversations sur la taxonomie et autres textes illustrant la division des Etats membres, il y a là une vraie perspective où les actes concrets de la Commission européenne, initiatrice des politiques communes, sont plus que jamais attendus d’ici la fin de son mandat.
En parlant de l’urgence climatique, Jacques Chirac évoquait en 2002 « notre maison brûle, nous regardons ailleurs » ; on pourrait aujourd’hui en dire de même sur l’avenir du nucléaire civil en Europe, et particulièrement des petits réacteurs nucléaires (SMR pour « small modular reactors »).