L’Europe puissance, pour aujourd’hui ou pour demain ?

Jacques Maire, député de la huitième circonscription des Hauts-de-Seine, et Vice-président de Confrontations Europe

Certains déplorent l’incapacité de l’Europe à agir face aux problèmes du monde. Il lui manquerait une capacité à créer un rapport de force vis-à-vis de puissances agressives. Cela jouerait à l’avantage des États, ceux qui jouent le « hard power » : des superpuissances comme les États-Unis, la Chine, voire la Russie ; des pouvoirs et régimes autoritaires désinhibés comme la Turquie ou le Rwanda ; voire des démocraties utilisant la voix des armes comme Israël ou la France. La puissance est donc souvent perçue comme l’apanage des États, dans un concert westphalien où une union d’États souverains ne trouve pas sa place. Or, si l’Europe n’aligne pas les bataillons, elle dispose d’autres attributs de puissance. Encore faut-il les utiliser.

L’Europe est d’abord une construction de droit. Le droit de l’Union européenne prime à l’intérieur de ses frontières et s’impose à ses membres. Certains gouvernements (Pologne, Hongrie) la refusent mais l’Union ne l’accepte plus et la Cour comme le Conseil privent désormais de fonds européens les États membres violant l’État de droit. Mais l’Europe ne fait pas de ce droit un instrument de puissance internationale à la différence des États-Unis qui multiplient les législations et décisions de justice extraterritoriales. L’Europe est ensuite une construction économique basée sur un marché intérieur et une monnaie unique. C’est un élément de résilience forte de l’Europe, qui la rend moins sensible car moins extravertie qu’un État membre de l’Union : débouchés commerciaux sécurisés, accès à des marchés fi nanciers intégrés et efficaces, politique monétaire autonome au service de l’économie, place de l’Euro qui limite des mouvements de parité incompatibles avec le marché intérieur mais aussi deuxième monnaie internationale : autant de leviers de puissance très importants à disposition de l’Europe.

Le pendant du marché intérieur, la politique commerciale, est un véritable attribut de puissance régalienne : l’accès au marché européen est un enjeu dont aucune économie exportatrice ne peut se passer, s’agissant du premier marché mondial en valeur. L’Europe joue de ce pouvoir sur deux plans :

  • Elle agit d’abord pour une ouverture réciproque des marchés avec nos partenaires, dans le cadre d’un rapport de force qui lui est favorable. Cet élément la met partiellement à l’abri des guerres commerciales internationales. Mais il fait aussi réfléchir des superpuissances mondiales comme la Chine qui n’a pas les moyens de s’offrir des sanctions commerciales européennes en soutenant militairement la Russie.
  • Elle permet également à l’Europe d’exporter ses normes en matière de culture, de santé ou d’environnement par exemple, comme ne le fait aucun de ses partenaires, à travers les accords qu’elle négocie.

En revanche, l’Europe n’est pas encore parvenue à agir sur le levier fiscal pour influer sur les équilibres internationaux. Des compétitions internes concernant par exemple l’imposition des sociétés l’ont conduit à subir l’optimisation – voire la spoliation fiscale – mise en œuvre par les GAFAM. Et la réponse organisée – à l’initiative de certains États membres – pour instaurer un socle d’imposition minimale à ces dernières s’est vue remplacer par un impôt mondial sur les entreprises multinationales signé à l’été 2021 à l’OCDE. L’Europe vient cependant de franchir un pas dans l’usage de sa puissance fiscale en instaurant, en mars 2022, le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF). Il s’agit d’imposer les importations en fonction de leur contenu en carbone de façon à inciter à la transition bas carbone dans l’UE comme chez ses partenaires. Depuis son origine, c’est à travers les crises que l’Europe progresse. Ce sont elles qui lui font décider d’assumer en commun ses défis et de développer de nouveaux instruments de puissance. Ce fut le cas après la crise de 2008 où l’Europe, première place bancaire au monde, a décidé d’assumer sa propre vision de la régulation à travers l’Union bancaire. C’est actuellement le cas dans le cadre de sa réponse à la double crise économique et sanitaire générée par la Covid-19. Sur le plan sanitaire, pour la première fois, elle a négocié le prix et l’encadrement juridique des vaccins au nom des États. Elle a également utilisé le mécanisme d’achat conjoint de matériel médical pour lancer des appels d’offres qui ont permis d’acquérir la quantité nécessaire d’équipements à un prix moins élevé que si les États les achetaient seuls.

Sur le plan économique, elle a remis en cause ses dogmes maastrichtiens pour répondre au défi de la récession à l’aide de nouveaux outils puissants : un plan de relance ambitieux de 750 Mds€ pour la période 2021-2023 financé, pour la première fois, par un grand emprunt commun, bien au-delà du compromis franco-allemand difficile annoncé à Mesesberg qui ne faisait qu’une légère allusion à la possibilité de créer un budget commun de la zone euro et générer des emprunts communs. La guerre en Ukraine est aussi un facteur d’accélération d’une politique de puissance européenne. Le transfert d’armes par les États membres, financé partiellement par la facilité européenne pour la paix, en est le meilleur exemple. Mais cela se fait dans la douleur : concernant les sanctions par exemple, qui relèvent de l’unanimité, comme l’essentiel de la politique européenne de sécurité et de défense, certains États comme la Hongrie ou la Slovaquie retardent l’embargo sur l’importation du pétrole russe. Le passage à la majorité qualifiée est demandé par Ursula von der Leyen, mais les États sont-ils prêts ?

Cette crise met en évidence la vulnérabilité de l’Europe, sans politique européenne de l’énergie, et donc impuissante, malgré ses atouts, comme « Confrontations Europe » a eu régulièrement l’occasion de l’évoquer…

Enfin, l’Europe paie le prix de sa division sur les enjeux migratoires. Les crises ponctuelles ou plus durables (Afghanistan, Syrie, Biélorussie, Ukraine, Afrique, etc.) frappent de façon différenciée les États membres. Aujourd’hui, la Pologne se refuse à demander tout quota de répartition des réfugiés ukrainiens au sein de l’Europe afin de ne pas se voir opposer un précédent plus tard. Malgré tout, le mécanisme de soutien d’urgence en cas de crise migratoire a, pour la première fois, été mis en œuvre avec notamment le statut de protection temporaire. Espérons que l’expérience réussie à ce jour des réfugiés ukrainiens sera mise à profit pour faire progresser l’Europe dans sa gestion des migrations.

L’Europe est de fait une superpuissance, dont le monde et les citoyens attendent qu’elle agisse dans les crises internationales. Elle est partie prenante dans les nouveaux conflits émergents ou plus anciens : commerce, fiscalité, climat, numérique, énergie, santé, migrations, etc. Son organisation est complexe, avec des États engagés mais souverains. Son mode d’apprentissage est long. Elle apprend parfois plutôt des crises que dans les crises. Mais la période récente a montré une plus grande réactivité. On le doit probablement à quelques gouvernements imaginatifs et volontaristes, mais aussi à la fin d’un certain âge d’or pour l’Europe, celui où son modèle fondé sur le droit et le multilatéralisme régnait en maître. Une parenthèse dans l’histoire qui lui a cependant permis d’exister.

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