Chine Labbé revient, dans le cadre d’un entretien accordé à Confrontations Europe, sur la nature des ses missions au sein de NewsGuard ainsi qu’auprès du Comité d’éthique et de transparence de Radio France. Elle nous expliquera les défis de l’encadrement de l’information à l’ère des nouvelles menaces numériques.
♦ Vous travaillez pour la société américaine NewsGuard, qui produit des évaluations et scores de fiabilité des sites d‘informations et d‘actualité, censés traduire leur crédibilité et transparence. Vous faites aussi partie du comité relatif à l‘honnêteté, à l‘indépendance et au pluralisme de l‘information, au sein de Radio France. Quelle est la nature des missions de ces deux entités qui, bien qu‘elles se distinguent en de nombreux points, s‘investissent toutes deux dans la garantie d‘une information de qualité ?
Chine Labbé : Ces deux casquettes professionnelles sont en effet très complémentaires au sens où dans les deux cas, il s’agit de replacer la déontologie au coeur du journalisme, de rappeler l’importance de l’honnêteté et de la transparence journalistiques, et de répondre aux interrogations légitimes de la société quant à certaines pratiques et manquements.
C’est assez naturellement que mon travail chez NewsGuard, où nous évaluons la fiabilité des sources en fonction de neuf critères apolitiques qui renvoient aux bases de la pratique journalistique m’a amenée à rejoindre le Comité relatif à l’honnêteté, à l’indépendance et au pluralisme de l’information et des programmes de Radio France, en avril 2023.
Je vois dans ces deux missions un même objectif, simple, mais essentiel : redonner au journalisme responsable ses lettres de noblesse, lui permettre de se distinguer, par la certification dans un cas, et par des recommandations et avis dans l’autre, mais toujours de manière externe et indépendante.
On m’a récemment demandé quelle était selon moi la bonne question à se poser concernant l’avenir de l’information générale. Ma réponse a été la suivante: “Comment retisser la confiance dans les médias ?”
Cette question me semble en effet cruciale dans un monde où la défiance envers les institutions n’épargne pas les médias, et où la prolifération des contenus synthétiques, des médias de propagande se faisant passer pour des sites d’actualité traditionnels, ou encore des sites générés par IA sans supervision humaine, menace le débat démocratique, en brouillant toujours davantage la frontière entre information d’un côté, et communication, propagande, et faux de l’autre.
Dans ce contexte, faire œuvre de pédagogie, de transparence, mais aussi d’humilité, est une question de survie pour les médias, qui se doivent de rappeler leur valeur et leur rôle démocratique, qui ne vont plus de soi. Chez NewsGuard, nous encourageons les médias que nous évaluons à améliorer leurs pratiques. Depuis nos débuts en 2018, 2.230 médias l’ont fait à la suite d’échanges avec nos journalistes. Cela va de l’ajout du nom de leur propriétaire sur leur site, à la mise en place de pratiques de corrections efficaces : autant de petits pas qui peuvent sembler anodins, mais contribuent, petit à petit, à regagner, et à mériter, la confiance des lecteurs, auditeurs et téléspectateurs. Quant au travail du Comité d’éthique de Radio France, il vise, tout en respectant la liberté éditoriale des antennes, à émettre des recommandations sur les grands sujets déontologiques, et à étudier certains manquements présumés. Là encore, il ne s’agit pas pour nous de se faire la police des journalistes de Radio France, mais de permettre aux rédactions de retisser cette confiance.
CL : Malheureusement, les ingérences étrangères ne sont pas nouvelles, et elles sont difficiles à détecter. L’exemple de Philippe Grumbach, ancien directeur de L’Express et espion caché du KBG dans les années 1970, comme l’a révélé le magazine lui-même en février 2024, nous l’a récemment rappelé avec fracas. Y avait-il des signes qui ont échappé à la vigilance de ses collègues à l’époque? Dans le cas, plus récent, de Rachid M’Barki, cet ancien journaliste de BFMTV mis en examen en décembre 2023 pour des soupçons d’ingérence étrangère, la rédaction semble s’être alertée de sujets diffusés en contournant « les processus de validation interne ».
Les rédactions doivent donc rester vigilantes face à ces phénomènes. S’assurer que des règles éditoriales claires sont mises en place et respectées peut permettre de se protéger.
Mais le grand risque aujourd’hui n’est pas tant la pénétration des rédactions par des agents étrangers, que la multiplication des sources se faisant passer pour des sites d’actualité traditionnels, et répondant en fait à des intérêts cachés. D’autant plus que ce risque est démultiplié avec le développement de l’IA générative.
♦ Quels outils/critères/preuves permettent de repérer la désinformation et l’ingérence étrangère dans les médias européens ? Existe-t-il un profil type, des ressemblances/convergences entre les cas ? Que peut faire une rédaction en cas de doute sur l’influence étrangère d’un collègue journaliste/présentateur ?
CL : Chez NewsGuard, nous avons commencé à recenser début 2023 les sites générés par IA sans supervision humaine. Fin mai 2023, nous en avions recensé 49. Tous ou presque avaient alors pour objectif principal de récolter des revenus publicitaires, en diffusant des contenus assez inoffensifs. Mi-mars 2024, nous en avions recensé plus de 750 dans une quinzaine de langues. Parmi eux figurent de plus en plus de sites et programmés pour diffuser des contenus faux ou polarisants, dont certains pilotés depuis l’étranger. Les outils d’IA générative ne sont pas encore munis de garde-fous suffisants pour éviter de diffuser de la propagande à bas coût. Selon un audit que nous avons réalisé en août 2023, ChatGPT-4 et Bard (depuis renommé Gemini) répètent des récits connus de désinformation dans respectivement 98 et 80% des cas.
Le risque est bien là : dans l’utilisation, par des puissances étrangères, de sites créés de toutes pièces, pour diffuser des contenus de propagande, en les relayant à bas coût sur les réseaux sociaux.
Dans ce contexte, l’urgence est double : pour les rédactions, se distinguer de ces sources manipulées, et faire œuvre de pédagogie auprès des citoyens, pour qu’ils comprennent la valeur d’une rédaction digne de ce nom dans un contexte informationnel de moins en moins lisible; et pour les citoyens, développer son esprit critique, pour détecter la manipulation.
♦ : A-t-on les outils, les compétences pour identifier ces agents d’influence, les idiots utiles, les faux sites web, faux comptes de réseaux sociaux et diverses stratégies ? Et réagissons-nous à temps ?
CL : La différence est en effet fondamentale, et on parlera dans un cas de mésinformation, et dans l’autre de désinformation. Retracer l’origine d’une infox, notamment en s’appuyant sur des outils d’IA, est un travail essentiel, que nous menons, sans toujours réussir à pouvoir affirmer à 100% qui est derrière une infox, mais en établissant une liste d’émetteurs originels, et un faisceau d’indices qui nous permet de la caractériser.
Cela dit, et c’est le message que j’ai porté en novembre 2021 au Parlement européen, devant la “Commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation”, les récits faux ne connaissent pas de frontières, et se déplacent rapidement entre les pays, les langues, et les formats. Ils échappent donc souvent à ceux qui les ont créés.
Lutter contre la désinformation nécessite donc de surveiller l’écosystème complet de la mésinformation en ligne, et lutter contre les manipulations étrangères impose de surveiller aussi les récits qui semblent être nés localement, et ceux qui semblent a priori relever d’un manque de rigueur ou d’une mésinterprétation de données et d’événements, plutôt que d’une intentionnalité malveillante. En effet, des informations erronées émanant d’influenceurs locaux peuvent être exploitées par des puissances étrangères pour servir leurs intérêts géopolitiques. De la même manière, un récit faux promu par des comptes inauthentiques pilotés par une puissance étrangère sur les réseaux sociaux peut être diffusé de manière volontaire par des colporteurs d’infox locaux, sans qu’aucun lien existe entre ces derniers et la puissance en question.
Les limites entre mésinformation et désinformation sont poreuses, et les États étrangers l’ont bien compris, c’est pourquoi il est crucial, en miroir, de ne pas faire de suivi cloisonné, ni de séparer les deux.
♦ : En réaction à l’invasion Russe en Ukraine, l’Union européenne, par la voix de la Commission, a décidé d’interdire certains médias, soutiens évidents du régime de Vladimir Poutine tels que Russia Today (RT) ou Sputnik. De par votre implication dans le contrôle de la qualité de l’information, estimez-vous qu’une approche verticale, d’interdiction de certains médias, constitue la meilleure procédure à suivre pour lutter contre l’ingérence et la désinformation ? Ne peut-on craindre les dérives potentielles de futurs dirigeants peu soucieux de la liberté des médias ?
CL : Notre philosophie est plutôt d’apporter un supplément d’informations aux lecteurs : leur permettre de savoir qui leur fournit leurs infos, et quels intérêts les animent.
C’est tout l’objet de l’extension de navigateur de NewsGuard, qui permet aux internautes de savoir qui les informe, et qui a au contraire pour objectif de les manipuler, pour choisir leurs sources d’information en conséquence.
Avant son interdiction, de nombreux téléspectateurs de RT en France ignoraient qu’il s’agissait d’un média d’État russe. L’engouement pour cette chaîne aurait-il été tel si tous avaient été au fait de la raison d’être de ce média ?
Au-delà du risque antidémocratique, l’interdiction de médias risque de nourrir le complotisme et la défiance envers les institutions.
C’est pourquoi nous travaillons sur l’éducation aux médias, pour renseigner les internautes sur qui se cache derrière leurs sites d’actualité. Évidemment la question de la valorisation des médias responsables, devant ceux qui cachent leurs propriétaires, leurs financements, et des liens avec des puissances étrangères, est crucial, et c’est tout l’objet de notre certification NewsGuard, ou encore du Journalism Trust Initiative piloté par Reporters sans Frontières.
♦Vous l’évoquiez un peu plus tôt, le journaliste et animateur de BFM TV, Rachid M’Barki, a été mis en examen le 08 décembre 2023, pour soupçons d’ingérence étrangère. Comment estimez-vous l’impact que peut avoir la révélation de tels scandales auprès des téléspectateurs et, plus généralement, quels rapports de confiance estimez-vous que les européens entretiennent avec les médias ?
CL : Il est évident que ce genre de révélations, comme celle concernant Philippe Grumbach, l’ancien directeur de L’Express, nourrissent la défiance envers les médias, et servent les discours complotistes.
Plus de la moitié des Français (54%) estiment que “la plupart du temps, il faut se méfier de ce que disent les médias”, selon le dernier rapport Kantar pour La Croix. Tout scandale impliquant de grandes rédactions, tout manquement flagrant à l’éthique journalistique, viennent donc nécessairement abîmer une confiance déjà mise à mal.
Il était essentiel, pour L’Express, de dévoiler cette “zone d’ombre” de son passé, pour reprendre les mots de ses dirigeants. De même, il était essentiel pour BFMTV, d’être transparent sur l’enquête concernant Rachid M’Barki. Mais à chaque fois qu’une telle affaire éclate, tous les médias souffrent d’un soupçon de culpabilité accru.
Dans ce contexte, il convient pour les journalistes de s’armer d’humilité, et de faire œuvre de pédagogie, de transparence : expliquer notre métier, nos processus, être transparents sur nos sources, les relations que nous entretenons avec elles, etc. Pour moi, cette exigence est une chance pour les médias, une opportunité de prouver sa valeur.
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