QUELS DÉFIS EN PERSPECTIVE POUR LA RÉGULATION DU MARCHÉ DE L’HYDROGÈNE DÉCARBONÉ ?

Par Emanuelle Wargon, Présidente de la Commission de régulation de l’énergie

Introduction

Elément le plus présent dans l’univers, l’hydrogène connaît ses premières utilisations énergétiques dès le début du XIXe siècle. Le premier moteur à combustion interne fonctionnant à l’hydrogène est créé en 1805 puis la pile à combustible est inventée en 1829. 

Aujourd’hui, l’hydrogène est déjà un vecteur énergétique pour certains procédés industriels. En France, sa consommation annuelle est de 900 000 tonnes. Mais 95% de cet hydrogène est produit à partir de combustibles fossiles, soit par vaporeformage de gaz naturel, oxydation des hydrocarbures ou gazéification du charbon, et est très émetteur de dioxyde de carbone (pour 1kg d’hydrogène fossile produit, jusqu’à 10 kg de dioxyde de carbone émis). 

Depuis cinq ans, dans le contexte de l’urgence climatique et des trajectoires réhaussées de baisse des émissions de gaz à effet de serre, l’hydrogène décarboné est revenu au centre des débats, soit pour une utilisation comme vecteur énergétique à part entière, soit comme solution de stockage dans un mix énergétique composé d’une part importante d’énergies renouvelables. 

Malgré ce regain d’intérêt, le sujet était encore peu cadré. La CRE a donc lancé une étude sur ce thème, en concertation avec les acteurs du secteur énergétique, dont les conclusions ont été rendues publiques en juin 2021. Ce rapport constitue une base pour nos réflexions et pose de nombreuses interrogations auxquelles je m’attacherai à répondre dans le cœur de cet article. La première question est bien sûr celle de la définition, qui fait l’objet de discussions engagées au niveau européen. Vient ensuite l’enjeu des usages. Pour quels usages l’hydrogène est-il le plus efficace pour décarboner, notamment par rapport à l’électrification ? Les usages sont eux-mêmes directement liés aux enjeux des infrastructures et donc à la régulation de ces infrastructures. Faut-il réguler dès maintenant les infrastructures de transport et de stockage d’hydrogène ? Enfin, toutes ces questions se posent uniquement si un modèle économique émerge pour l’hydrogène décarboné. Les prix de production fortement dépendants des prix de l’électricité pourront-ils être compétitifs ? 

La neutralité technologique est nécessaire pour réussir la décarbonation

Plusieurs techniques existent pour produire de l’hydrogène décarboné : la pyrolyse du méthane qui génère de l’hydrogène et du carbone solide ou l’électrolyse de l’eau qui nécessite une consommation électrique importante. 

A ce stade, le choix technologique le plus mûr est celui d’une production d’hydrogène par électrolyse de l’eau. Or, ce mode de production va nécessiter une production électrique conséquente : 1 kg d’hydrogène produit par électrolyse de l’eau nécessitera jusqu’à 58 kWh d’électricité. A horizon 2050, si l’hydrogène décarboné devait prendre une part importante dans le mix énergétique français, les études estiment que la production annuelle d’électricité mobilisée pour sa production serait de 50 à 90 TWh. 

L’accès à une électricité bas-carbone est donc la première des conditions pour favoriser le développement d’une production d’hydrogène électrolytique décarboné. Et la seule mobilisation des capacités de production renouvelables ne suffira pas. C’est pourquoi la France défend au niveau européen, avec plusieurs autres Etats-membres, la nécessité de ne pas défavoriser une production d’hydrogène à partir d’électricité nucléaire par rapport une production d’hydrogène à partir d’une électricité renouvelable, dite « hydrogène vert ». 

Par ailleurs, le coût encore élevé des électrolyseurs implique un taux de charge très supérieur à la disponibilité des énergies renouvelables afin de produire un hydrogène compétitif. L’approvisionnement des électrolyseurs en électricité – nucléaire et renouvelable – permettrait à la fois de produire de l’hydrogène décarboné en continu ou presque, d’augmenter le taux de charge de l’électrolyseur, et donc sa rentabilité. 

En tant que régulateur, la Commission de régulation de l’énergie privilégie une approche de neutralité technologique lorsque les différents choix offrent des solutions efficaces pour réduire les émissions de gaz à effet de serre au meilleur coût. Freiner une technologie plutôt qu’une autre aurait pour conséquence de compromettre les objectifs de décarbonation. 

Industrie et mobilité sont les deux principaux secteurs concernés par l’hydrogène décarboné 

Compte-tenu des besoins en électricité que demande la production d’hydrogène par électrolyse, une priorisation des usages doit être réfléchie. 

En France, l’objectif est en premier lieu de mobiliser l’hydrogène décarboné pour substituer l’hydrogène fossile dans les industries qui l’utilisent déjà comme intrant : raffinage du pétrole, production d’ammoniac pour les engrais, chimie ou encore verrerie. Cela permettrait d’éviter l’émission de 11 millions de tonnes de dioxyde de carbone chaque année, soit 2% des émissions françaises. 

Dans un deuxième temps, d’autres industries qui utilisent aujourd’hui des procédés émetteurs de CO2, pourraient utiliser l’hydrogène pour décarboner leurs processus lorsque l’électrification n’est pas possible ou n’est pas le plus efficace sur le plan technico économique. La métallurgie et les cimenteries pourraient par exemple être particulièrement concernées. 

Par ailleurs, d’autres secteurs sont en train de faire émerger des modèles économiques compétitifs pour l’hydrogène bas-carbone, notamment la mobilité lourde ou ferroviaire, qui répondent à des besoins de fortes puissances motrices ou de longue autonomie. Ils sont notamment soutenus par l’ADEME via l’appel à projets « écosystèmes territoriaux hydrogène » qui encourage les solutions les plus matures. Toutefois, plusieurs défis technologiques mais aussi sécuritaires restent encore à relever pour valoriser ce vecteur énergétique dans les transports. 

Ces différents usages de l’hydrogène entraînent de fait une autre interrogation : faut-il développer des infrastructures maillant finement le territoire ? 

Adopter la meilleure approche vis-à-vis des réseaux pour assurer à la collectivité un développement technico-économique efficace 

En Europe, deux modèles énergétiques se concurrencent pour le déploiement de l’hydrogène décarboné. 

Le modèle localisé, soutenu par la France, privilégie en priorité l’implantation d’électrolyseurs dans les zones géographiques proches des lieux de consommation, essentiellement industriels. Concrètement, il s’agît des quatre grandes zones industrielles françaises : Dunkerque, Fos-Marseille et les vallées de la Seine et du Rhône. En effet, les besoins avérés de l’industrie offrent des certitudes quant à la demande d’hydrogène dans ces zones (déjà plus de 7GW de raccordements demandés pour des électrolyseurs). C’est pourquoi le gouvernement français axe sa stratégie sur le soutien au déploiement des électrolyseurs sur les sites industriels de consommation avec une enveloppe de 8,9 milliards d’euros jusqu’en 2030. 

Au contraire, certains Etats membres européens, qui ne possèderont pas de capacité de production électriques suffisantes, portent un modèle s’appuyant davantage sur des réseaux de transports paneuropéens et des importations massives d’hydrogène produit dans la péninsule ibérique ou les pays du Maghreb. Compte tenu des conditions météorologiques, ce sont des lieux propices à la production d’électricité à bas prix à partir d’énergies renouvelables. Au-delà des besoins de financement massifs des infrastructures nécessaires, cette vision pose fortement la question de la souveraineté énergétique dans un contexte où la dépendance de l’Europe aux importations gazières a été mise en exergue ces deux dernières années. 

De son côté, à travers la révision du Paquet Gaz, la Commission européenne souhaite dès à présent envisager le modèle du développement de l’hydrogène sur le modèle du gaz, tant en termes de règles pour l’accès aux infrastructures, d’obligations pour leurs détenteurs que de régime régulatoire. Mais les incertitudes demeurent fortes quant à l’évolution de l’offre et de la demande en dehors des usages industriels. Pour la Commission de régulation de l’énergie, le développement des infrastructures de transport et de stockage d’hydrogène doit tenir compte de cette incertitude et s’effectuer sur la base de besoins clairement identifiés. L’objectif étant d’éviter les coûts échoués qui seraient in fine payés par les consommateurs via les tarifs de réseaux. Ces infrastructures de transport de stockage d’hydrogène ne sont à ce jour pas régulées, même si certaines activités exploratrices des gestionnaires de transport sont portées par les tarifs de réseaux. Par ailleurs, il est utile de rappeler que le marché du gaz naturel, et les infrastructures associées, se sont développés dans le cadre de modèles intégrés, sur la base de besoins foisonnants et de contrats de long terme, offrant de la visibilité et permettant l’amortissement des investissements. Le marché de l’hydrogène n’a pas encore atteint ce stade et il convient de l’accompagner en préservant de la souplesse quant au modèle, aux obligations et aux règles de régulation.

Toutefois, la Commission de régulation de l’énergie n’est pas fermée au développement d’infrastructures de réseaux pour l’hydrogène, régulées ou non. Elle a publié début avril une étude sur le devenir des infrastructures gazières à horizon 2030 et 2050. Un des principaux constats est le besoin pour les trente prochaines années d’un réseau de transport de gaz conséquent malgré la baisse inhérente de la consommation de cette énergie. A horizon 2050, l’étude estime que seules 3 à 5% des canalisations de transport pourraient être « libérées » et éventuellement converties pour le transport d’hydrogène. Concernant le stockage, la conversion des stockages salins, plus adaptés pour l’hydrogène, pourrait être pertinente si le besoin est avéré. Cependant, toute conversation semble imprudente avant 2030. Si l’enjeu de cette étude était bien l’évolution des infrastructures gazières et non celles d’hydrogène, la Commission de régulation de l’énergie a fait le choix de poursuivre cette étude avec un volet spécifique à l’hydrogène qui permettra d’éclairer davantage les possibles évolutions futures. 

Enfin, mélanger hydrogène et gaz dans les réseaux actuels revient parfois dans le débat public. La Commission de régulation de l’énergie réaffirme son opposition à cette solution qui soulève des problématiques techniques et économiques : l’hydrogène décarboné est un bien rare et coûteux dont une grande partie de la valeur serait détruite en cas de mélange avec du gaz naturel. 

La réforme du marché européen de l’électricité : un enjeu majeur pour l’hydrogène décarboné

Il reste un élément essentiel à aborder pour être complet : le prix de l’électricité. Il représente jusqu’à 70% du coût de production de l’hydrogène décarboné. Cette prépondérance du prix de l’électricité dans le coût de l’hydrogène pourrait encore augmenter avec la massification et l’optimisation des électrolyseurs, qui devraient tirer les coûts d’investissement à la baisse. 

Il est donc essentiel pour la filière hydrogène de disposer de prix d’électricité stables et abordables. C’est tout l’enjeu de la réforme du marché européen de l’électricité proposée par la Commission européenne en mars. L’objectif est de permettre aux producteurs d’électricité décarbonée de sécuriser leurs futurs revenus. Pour ce faire, la diversité des problèmes à résoudre et des types d’actifs en jeu plaide pour disposer d’une pluralité d’outils : les prix marché de long terme (forwards), les contrats d’achat d’électricité à long terme (power purchase agreement, PPA) et les contrats pour différence (CFD). 

Le texte mis sur la table par la Commission européenne va dans la bonne direction, même si le processus d’adoption est encore loin d’être achevé. 

Conclusion

Ces dernières années, le rôle de l’hydrogène dans la transition énergétique s’est affirmé. La France reste l’une des premières nations au monde où la filière connaît une maturation avancée, un soutien du gouvernement affirmé et un régulateur engagé. L’hydrogène bas carbone est un enjeu de décarbonation pour nos industries et nos transports, mais doit être aussi un facteur d’externalités positives : compétitivité, aménagement du territoire et croissance. 

Il est désormais certain que, malgré les interrogations qui demeurent notamment pour le régulateur qui doit assurer la protection des consommateurs tout en favorisant l’innovation et en accompagnant la transition énergétique, l’hydrogène jouera sa part dans les transformations énergétiques de demain.

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