Jean-Paul Betbeze
Professeur émérite à l’Université de Paris Panthéon-Assas
L’épidémie du Covid-19 fait peser des risques graves sur la zone euro et conduit la Banque centrale européenne à jouer un rôle fort et moteur afin d’éviter des crises de la dette dans des Etats déjà faibles, et le risque de déflation. Comment répondre à cette crise sans précédent ? Réponses de l’économiste, Jean-Paul Betbeze.
« Pendant » et « après » le Covid-19, la Banque Centrale européenne sera plus puissante, dans une zone euro qui aura fait un grand pas de solidarité, autrement dit de coresponsabilité. Elle continuera d’agir selon la même logique : rachats de bons du trésor des membres de la zone, soutiens aux banques, mais avec beaucoup plus de moyens et en s’affranchissant des limites antérieures. Autrement dit : elle prendra plus de risques.
La situation née de la venue de la pandémie en zone euro force la BCE à agir. Il ne s’agit plus « seulement » de soutenir l’activité pour atteindre 2% d’inflation à moyen terme – mais d’éviter la déflation, plus « seulement » d’acheter des bons du trésor pour aider en fait les pays les plus endettés – mais d’éviter une crise de la dette publique italienne, plus « seulement » de soutenir les banques pour qu’elles alimentent en crédits les entreprises – mais d’éviter des runs et des faillites bancaires. Le Covid-19 crée une situation qualitativement différente. C’est une rupture du cycle économique mondial, avec une baisse de 3% du PIB mondial en 2020 selon les derniers calculs du FMI. C’est un risque systémique à même de ruiner nombre de ménages, d’entreprises petites et grandes, de compagnies d’assurances, de banques et d’États. C’est un risque symétrique, puisqu’il frappe à toutes les portes, même s’il le fait de manière différenciée, ce qui est une source nouvelle de difficultés dont nous nous serions bien passés.
Crise systémique différenciée : si le FMI parie sur une reprise en V (+2,9% de croissance en 2019, -3% en 2020, +5,8% en 2021), les chiffres diffèrent selon les pays. Venu de Chine, le virus y affecte directement la croissance qui passe de 6,1% en 2019 à 1,2% en 2020, mais rebondit à +9,2% en 2021. Le plus étonnant est la violence des chutes de PIB des grandes économies industrialisées : -6% pour les États-Unis, -7% pour la France et l’Allemagne, -9% pour l’Italie. Pire, les rebonds prévus seront plus faibles que les baisses. Ils seront de 4,7% (États-Unis), 4,5% (France), 5,2% (Allemagne) et 4,8% (Italie). On peut donc penser à une encoche durable sur la croissance en zone euro : -7,5% en 2020, +4,7% en 2021. En effet, toujours selon ces prévisions, la Chine « effacerait » vite la pandémie, son PIB 2021 dépassant de 10,5% celui de 2019, mais les États-Unis perdraient 1,5% et la zone euro 3,2% ! Autre facteur aggravant, tout se passe comme si l’inflation devrait baisser plus encore.
« L’inquiétude va partout peser sur les dépenses »
La situation est plus critique et force à agir. Pour cela, la BCE doit analyser cette brutale détérioration pour décider de ce qu’elle pourrait faire. Pour elle, c’est un choc d’offre et de demande. L’épidémie affecte l’offre, du fait du confinement et la demande, du fait des baisses de revenus des salariés (chômage partiel) et pire encore pour les indépendants et patrons de PME et TPE, sans oublier l’inquiétude qui va partout peser sur tous les projets de dépenses, poussant à une montée de l’épargne. Ce choc affecte tous les pays. Ainsi chaque État intervient pour éviter le pire : une chute sans fin entre contractions de l’offre et de la demande, l’une entraînant l’autre. Pour chaque État, le déficit budgétaire se creuse automatiquement par la baisse de ses rentrées fiscales (TVA, impôts, exonérations de charges) et les montées de ses dépenses de santé notamment (masques, appareils respiratoires…). Ceci avant les dépenses qu’il décide : indemnisation du chômage partiel, garanties d’emprunts, primes spéciales à certains salariés… pour freiner la chute. En même temps, dans chaque entreprise, les trésoreries se tendent. Chacune fait face à l’incertitude pesant sur son chiffre d’affaires et surtout, à plus court terme, sur le paiement de ses clients, tandis qu’elle doit payer ses frais de structures et ses salaires, déduction faite de la part du chômage partiel prise en charge par la puissance publique. Donc, elle payera plus tard tout ce qu’elle peut ! La crise de trésorerie et le signe monétaire coïncident de la pandémie, contrepartie d’excès d’épargne qui se dessinent ici ou là. La vitesse de circulation de la monnaie baisse.
La BCE n’a pas d’autre choix que de soutenir les Etats
La BCE n’a pas le choix, si elle veut remplir son mandat et permettre la relance. Il lui faut d’abord soutenir les actions des États face aux creusements de tous les déficits : c’est la dominance fiscale. Il lui faut soutenir aussi les trésoreries des entreprises, des ménages et des banques pour éviter les cascades de faillites, puis financer, là aussi, la relance. Pas de surprise si, dans ce contexte, les soutiens doivent être adaptés à la violence et à la nature du choc.
A sa violence d’abord : ce qui implique de mettre en place au niveau de la zone, en sus des programmes nationaux, des plans très conséquents pour freiner et repartir. Pourtant, même avec des aides importantes, la zone euro pourrait perdre 0,5% de croissance potentielle. A la nature du choc ensuite : la crise fait monter partout les risques, mais jamais de manière similaire. Au niveau macroéconomique, il y a risque de divergences accrues entre pays, notamment entre Allemagne et Italie, au niveau microéconomique entre ménages et entreprises, selon leurs capacités de résistance, comme entre les secteurs, les régions et les villes.
Le trillion d’euros est l’unité de mesure. Déjà, au niveau de l’Union, 100 milliards ont été acceptés pour financer le chômage à temps partiel : ce seront des prêts aux Etats membres. Viennent ensuite 200 milliards de soutien aux PME. La Banque européenne d’investissement (BEI) va créer un fonds de garantie paneuropéen proposant des prêts aux petites et moyennes entreprises. Ce montant s’ajoute aux 40 milliards d’euros déjà mobilisés pour répondre à leurs besoins de financement à court terme. Viennent alors 240 milliards issus du Mécanisme européen de Stabilité. Et ce n’est pas fini : il faut s’attendre à des emprunts de l’ordre de 1 000 milliards au nom de l’Union pour la relance. Une première, qui manifeste plus nettement encore la mutualisation des situations (des déficits) qui se met en place. Or elle était refusée jusque là par l’Allemagne et les Pays-Bas, sauf que ce n’est plus possible.
La Banque centrale européenne sera l’acheteur en dernier ressort car, face aux Etats, elle n’a pas le choix : elle devra les refinancer plus largement, notamment au-delà de sa règle de capital et de qualité. « Règle de capital » : elle acceptera dans son portefeuille d’obligations publiques bien plus que la part d’un pays dans son capital (on aura reconnu l’Italie, qui est pour 8% au capital de la BCE).
« Règle de qualité » : le bon du trésor grec sera accepté (noté BB, alors qu’aucun bon inférieur à BBB- ne pouvait l’être). La BCE va donc prendre dans son bilan beaucoup plus de risques publics, ayant par ailleurs annoncé qu’elle s’émanciperait des notations des agences, jugées procycliques.
Surtout, la BCE va soutenir les banques pour qu’elles offrent plus de crédits aux ménages et aux entreprises. Dans une série de mesures, on note qu’elle va accepter de refinancer des créances sans seuil minimum (contre 25 000 euros auparavant) ce qui est favorable aux ménages et aux PME, qu’elle va augmenter la part de titres non garantis dans ses collatéraux (de 2,5 à 10%) et réduire de 20% les abattements sur les collatéraux qu’elle prenait, pour les refinancer. En même temps, les règles prudentielles de solvabilité et de liquidité sont relâchées, les stress tests repoussés.
La BCE va-t-elle revoir sa stratégie secrète de marchéisation du financement de la zone euro ? Sans doute. Ce qui se passe conduit à une situation où la part des banques dans le financement de la zone euro va augmenter, les marchés obligataires étant réservés aux meilleures signatures… qui en profitent. Les banques prennent plus de risques, avec la contre-garantie des budgets nationaux puis européens et de la BCE. Ceci va peut-être faire réfléchir la BCE, qui se plaignait du manque de réactivité du canal du crédit bancaire quand elle baissait ses taux, à la différence des États-Unis : 2/3 de financement bancaire, 1/3 de financement par marché ici, l’inverse là-bas. Mais aujourd’hui, avec les marchés qui se ferment aux moins bonnes signatures et la résilience des financements bancaires, il y a de quoi réfléchir et réapprécier le rôle des banques. Implicitement, faute de transferts acceptés entre pays (de l’Allemagne vers l’Italie pour faire court), c’est sans doute ce que fait la zone euro où, de visioconférence en visioconférence, elle fait peser de plus en plus de financement sur la BCE. Des banques plus solides et plus rentables, avec le soutien de la BCE, c’était nécessaire avant la Covid-19, c’est devenu indispensable.