La guerre tarifaire menée par Donald Trump bat son plein : de nombreux pays menacés n’ont pas encore eu l’opportunité, à l’instar de l’Union européenne, du Royaume Uni, ou du Vietnam, de sceller un accord avec Washington et de dissiper ainsi des tensions latentes. Dans le même temps, l’économie européenne évolue tant bien que mal, à rebours de la performance des marchés financiers ou de l’économie américaine, encore non impactée par la politique protectionniste de son Président. Heureusement, Bruxelles sait pouvoir compter sur une relance avec un agenda de défense conséquent et des pistes de réformes connues. Mathieu Mucherie, Chef économiste d’une institution financière européenne a répondu aux questions d’Olivier Marty, Conseiller économique de Confrontations Europe.
Confrontations Europe : Comment la guerre tarifaire menée par Donald Trump affecte-t-elle l’économie mondiale ? Quels sont les canaux de transmission à l’œuvre et quel est l’impact que vous mesurez ?
Mathieu Mucherie : Il me semble qu’il convient de relativiser l’impact des tarifs. On peut d’abord relever que l’économie mondiale est essentiellement « non-mondialisée» : elle reste majoritairement domestique, en particulier en ce qui concerne les deux « leaders » qui, en raison de leur taille, sont relativement fermés (États-Unis, Chine). En Chine, par exemple, la contribution des échanges extérieurs à la croissance du PIB est très surestimée; elle n’a jamais été essentielle, même quand la Chine était « l’atelier du monde».
Ensuite, le commerce international n’est plus, depuis longtemps, un « commerce», et il n’est d’ailleurs plus vraiment « international ». Il s’agit plutôt d’une répartition de tâches, le long de vastes chaines de valeur très étirées, réalisée par des firmes et non par des États. Dans ce contexte subtilement imbriqué, où il y a peu de stocks et une seule monnaie (le dollar américain, USD), les mesures en volumes sont souvent trompeuses. Il faudrait leur substituer des mesures en valeur (disponibles moins aisément et avec retard).
Par exemple, les chiffres officiels montrent un déficit énorme, et croissant, des États-Unis sur les biens « high-tech » : bien entendu, c’est une plaisanterie, mais cela coûte cher si cela conduit les dirigeants américains à vouloir réduire ce déficit commercial. Ici, on voit l’impact pernicieux des tarifs, qui non seulement ignorent la «matière noire» des échanges et frappent au hasard, mais qui en plus vont s’installer dans le temps.
Enfin, il n’existe pas de vrais tarifs sur les biens importés ; ce ne sont pas les Chinois qui paieront. La question est plutôt de savoir si le consommateur américain va payer 100% de l’addition (il le mériterait, dans la mesure où le protectionnisme est devenu un axe transpartisan) ou si le fardeau va aussi un peu reposer sur les exportateurs américains (qui incorporent de nombreux composants étrangers dans leurs productions).
Ce qui est sûr, c’est qu’au bout du compte, c’est bien l’Amérique qui s’impose un «miniblocus » à elle-même et dégrade le bien-être de sa population. Les États-Unis ne récupèreront pratiquement rien en matière fiscale (bien moins de 200 milliards par an après négociations et contournements, à mettre en regard des 700 milliards de nouveaux déficits creusés par le gouvernement Biden pour le seul le trimestre de 2024…).
Tenter de mesurer cet enchevêtrement d’effets est d’autant plus ardu qu’il ne sera jamais appliqué. Pour le comprendre, faisons un bref détour par les douanes américaines. La US Customs & Border Protection Agency (USCBP) emploie 30.000 agents, dont 10% dans les ports. Los Angeles, Long Beach, Oakland et Seattle à eux seuls gèrent environ 70.000 containers chaque jour. Mêmes les examens les plus bâclés (avec des rayons X et un peu de paperasse) prennent 20 minutes par « container », et une inspection physique de plus d’une heure. Faites le calcul…
C. E. : Quels sont, selon vous, les facteurs susceptibles d’amortir la chute de la production américaine et mondiale, en Chine, en Europe, ou encore aux États-Unis ?
M. M. : La flexibilité est le maître mot. Les économies les plus flexibles digèrent mieux les chocs, surtout si l’on considère avant tout la flexibilité des changes, qui est plus rapide et plus efficiente que la flexibilité des contrats et de la masse salariale. Ensuite, certains acteurs, mais pas tous, ont anticipé, ont constitué des stocks, ou mieux, très en amont, ont appris à produire une voiture ou une fusée à 80% en interne, ce qui leur évite d’être exposés aux troubles en cascade qui pourraient toucher les sous-traitants des chaines de valeur.
Enfin, s’agissant de la Chine, qui a déjà connu les provocations de l’ère Trump 1 et le protectionnisme de l’ère Biden, il y a eu une volonté très forte de moins s’exposer aux caprices américains, de diriger les efforts commerciaux vers l’Asie, vers le «Sud global », vers les «Routes de la soie» et, au-delà, désormais probablement vers l’Europe où la hausse de l’Euro apparait d’ailleurs comme une bénédiction pour stimuler l’importation de biens chinois. Nous voyons aussi des marques chinoises s’adapter aux consommateurs indonésiens, russes ou brésiliens de sorte qu’il ne leur sera bientôt même plus nécessaire de tricher en inondant le Vietnam ou le Mexique de produits destinés en réalité aux États-Unis…
C. E. : Pensez-vous qu’avec les nouvelles barrières tarifaires agréées dans l’accord-cadre conclu à Londres, début juin, par la Chine et les États-Unis, les deux géants du commerce mondial aient organisé un découplage relatif suffisamment stable de leurs économies ?
M. M. : Cela est difficile à dire, parce que le respect des accords n’est pas la spécialité de l’actuelle administration américaine, et surtout parce que le projet de découplage est absurde. États-Unis et Chine sont incroyablement complémentaires, des semi-conducteurs aux matières premières, en passant par la gestion de l’épargne des ménages ou les études universitaires ; découpler coûte donc très cher, et n’incitera d’ailleurs sans doute pas la Chine à laisser le Yuan s’apprécier ou à respecter la propriété intellectuelle américaine.
De mon point de vue, le seul bon découplage entre les deux géants serait d’ordre monétaire: si, à l’époque de Milton Friedman, il y avait de l’inflation en Chine et une banque centrale peu crédible, qui justifiaient une stratégie de change de « peg » quasi-fixe, ce n’est plus le cas de nos jours. Rappelons que Friedman trouverait anachronique qu’un pays souverain comme la Chine offre à une douzaine d’américains de Washington la possibilité de fixer plus de 50% de sa politique économique et financière! On a d’ailleurs vu que Pékin a payé cher depuis 2022 le durcissement de la FED. Le Yuan devrait donc flotter plus librement à moyen terme et être plus en ligne avec les fondamentaux Chinois.
Quant à l’accord-cadre récent, il ne règle pas l’essentiel, à savoir les multiples dossiers où l’animosité américaine vis-à-vis de la Chine s’est déchainée outre-Atlantique (bannissement de Huawei puis de DeepSeek, arraisonnement de Tiktok, accusations sur le Fentanyl, pressions sur Nvidia et sur ASML, prohibition de la 5G, interdiction du constructeur automobile BYD et des autres, quotas universitaires anti-chinois qui rappellent les quotas anti-juifs d’il y a un siècle, etc.).
C. E. : Comment voyez-vous la guerre tarifaire lancée par Donald Trump «atterrir» à terme? Quelle sera l’ampleur des nouveaux obstacles au commerce et quel avenir peut-on dessiner pour le système commercial multilatéral ?
M. M. : Tout le problème est qu’il n’y a pas d’atterrissage en vue, pas de paix tarifaire dans le « pipeline ». Et pour cause: nous avons vu que le dossier était vide (c’est l’Amérique qui est la grande gagnante des échanges depuis 30 ans !), nous avons vu que les mesures usuelles sont viciées (Apple est traité dans la comptabilité nationale comme un revendeur de produits chinois, comme si la marge se faisait à l’assemblage uniquement!), nous avons vu que l’aveuglement politique était transpartisan et, enfin, que les objectifs étaient chimériques (l’emploi industriel classique est détruit par le progrès technique, pas par le commerce…).
La logique trumpienne est celle du changement permanent et du bras de fer, ce qui n’autorise probablement aucun deal durable, surtout quand des considérations géopolitiques ou migratoires s’en mêlent au fil des élections et des tensions internes à l’Amérique. Il faut juste espérer que Washington ne fera pas école dans le reste du monde…
C. E. : Comment comprenez-vous la relative bonne tenue des marchés financiers depuis le printemps, tant aux États-Unis qu’en Europe, malgré le contexte de guerre commerciale en cours ?
M. M.: Les marchés obligataires et immobiliers ne se portent pas très bien, seules les actions cotées, essentiellement à New York, et marginalement à Hong-Kong depuis 15 mois, affichent une performance exceptionnelle, sans que l’on trouve d’explications macroéconomiques s’agissant des indices américains. La « tech » et en particulier l’intelligence artificielle (IA) sont au cœur de cette machine, qui ne semble pouvoir se détraquer qu’avec de gros chocs nominaux (monétaires), puisque les chocs réels (Covid, baril à 100 dollars, tarifs douaniers capricieux…) ne font pas le poids bien longtemps.
Ce qui s’est passé au printemps est à cet égard assez typique. Un choc réel (le « Liberation day » du 2 avril), une panique courte, une reprise du marché après un choc obligataire et, enfin, des excès corrigés par d’autres excès. Le marché se dit que Trump devra bien négocier, ou fermer les yeux sur un certain nombre de contournements…
Je ne crois pas que le marché se fasse des illusions. Mais il pense sans doute que la consommation américaine sera soutenue, et si ce n’est plus par les « effets richesse », l’immigration ou les libéralités budgétaires des années Biden, ce sera par la baisse des taux de la FED.
Nous verrons si tout cela n’est pas un peu trop optimiste, mais en attendant le marché des actions voit des profits à l’échelle microéconomique et une situation qui reste négociable. Dans ce contexte, il pousse le bouchon encore un peu plus haut, encore un peu plus loin…
C. E. : Dans quelle mesure les mouvements relativement vastes observés sur les devises des grandes économies sont-ils susceptibles d’amplifier ou de restreindre les conflits commerciaux en cours ?
M. M. : Toujours victimes des affaires monétaires internationales, les membres de la zone Euro assistent les bras ballants à une remontée coupable de leur devise au plus mauvais moment, comme en 2008. C’est ce que voulait Trump. Le gouvernement chinois jubile également: comme son taux de change vient de baisser contre l’Euro, les entreprises locales vont pouvoir vendre leurs produits en en baissant le prix de 10% en Europe, ce qui va faire s’écrouler les marges des entreprises européennes. Tout cela risque d’attiser un courant protectionniste chez nous, qui n’est plus l’apanage de l’extrême gauche et de l’extrême droite. Déjà, de nombreux centristes parlent de « ne plus être naïfs » ou de « faire payer le plan de relance par le tarif extérieur commun » : à ce rythme on arrivera à un « trumpisme soft » avant la fin de la décennie. Mais nous ne pouvons pas nous permettre ce que l’Amérique se permet (elle est riche en énergie et assez fermée) ou ce que la Chine
pourrait se permettre (elle a 5% de croissance par an qui viennent principalement d’un rattrapage intérieur).
C. E. : Les tensions observées autour de la « guerre des douze jours » au MoyenOrient vous font-elles craindre des mouvements haussiers sur le cours du pétrole ?
M. M. : Oui et non. D’un côté, le scénario central est celui de la faiblesse de la demande agrégée dans l’OCDE, un abaissement des perspectives nominales partout, et la « japonisation » rampante de l’Europe. Dans ce contexte, il y a peu de place pour une hausse du prix du baril, d’autant que les contraintes d’offre sont assez exagérées : l’OPEP a perdu de son pouvoir de marché et la Russie et l’Arabie font face à des défis qui les obligent à pomper davantage. On a bien vu que les menaces iraniennes sur le détroit d’Ormuz relevaient de la légende urbaine (le nouveau parrain de la région est Chinois et il ne tolérerait pas ce genre de plaisanterie), et pendant ces 12 jours le prix du pétrole a à peine frémi, alors même que le dollar avait beaucoup baissé en avril.
D’un autre côté, nous devons rester prudents : c’est justement parce que ce n’est pas dans
notre scénario, ni dans celui de beaucoup, qu’il faut s’en occuper, à froid, au moment où la thématique n’est pas chère.
Certaines valeurs pétrolières sont désormais attractives, même en Europe (Total, Equinor…); elles peuvent être, à la marge, achetées comme des assurances. La meilleure façon de se protéger du risque pétrolier est d’en avoir un peu avec un coût d’acquisition raisonnable (l’argument vaut aussi pour les masques ou les Canadairs).
D’un point de vue macro, le prix du baril a moins d’importance que jadis. Cependant, il forme l’ossature de la mesure officielle de l’inflation. Par ailleurs, nos banquiers centraux ont décidé de se lier corps et âmes aux indices de l’inflation en glissement sur 12 mois, et les financiers passent leur temps à se demander ce que vont faire les banquiers centraux. Dans ce contexte, un marché volatile, peu transparent et libellé en dollars se met à décider bien souvent de beaucoup de choses, dont notre prix du crédit, notre prix du temps et notre prix de la monnaie…
C. E. : Le resserrement des conditions financières observé sur les taux américains et le coût des crédits aux entreprises est-il susceptible d’affecter également l’économie européenne?
M. M. : Il y a effectivement contagion, dans la mesure où l’Europe n’est pas vraiment mature et souveraine financièrement. Mais nous n’avons pas besoin de la FED pour fabriquer notre propre crise: les émissions gargantuesques de dettes publiques ont tendu notre système financier et l’attitude de la BCE (qui vient de décider d’une «pause» dans sa gestion des taux d’intérêt alors que l’inflation est sous contrôle et l’activité anémique depuis 40 mois…) n’aide pas. Le sujet est particulièrement préoccupant pour les firmes petites et moyennes de l’industrie de moyenne gamme, déjà exposées à un vortex de vents contraires, internes et externes, réglementaires, énergétiques, monétaires, etc. Aujourd’hui, une PMI française se finance à 5% pour une activité nominale domestique à 2%. Heureusement que nous n’avons aucun projet sérieux d’IA, de puces, de robots ou de cloud en vue en Europe, car nous aurions bien du mal à aligner les 50 milliards que cinq ou six entreprises américaines investissent désormais chacune et chaque année…
C. E. : À ce jour, dans le conflit commercial en cours, l’Europe défend-elle, selon vous, bien ses intérêts face à Washington ?
M. M. : Si l’on est favorable au libre-échange intégral, unilatéral et inconditionnel, il n’y a pas d’intérêts commerciaux à défendre: que Washington mette les tarifs à 1% ou 100%, s’ils veulent se « péronniser » ou se « soviétiser », c’est leur responsabilité! Mieux vaut perdre un partenaire qui s’égare que le gros de notre pouvoir d’achat et de nos libertés.
Je dirai même, par provocation pédagogique, que nous aurions intérêt à abaisser nos droits de douane vis-à-vis des États-Unis et des autres partenaires (par exemple, abolir notre tarif extérieur commun, qui nous coûte tant depuis le début), pour mieux mettre en valeur l’abîme dans lequel les protectionnistes sont en train de tomber.
Une remarque plus consensuelle mais presque aussi désagréable consisterait à s’interroger sur la notion «d’intérêts de l’Europe». Car il est à craindre que l’on ne parle pas exactement de la même chose à Paris et à Londres, à Berlin et à Rome, à Madrid et à Varsovie. D’où la fragilité de nos « négociateurs » face à des pays-continents un peu plus homogènes dans leurs préférences ou dans leurs spécialisations productives. Ce n’est pas seulement le fait que nous avons de grandes dépendances énergétiques, monétaires, militaires et technologiques vis-à-vis des États-Unis, qui ruinent à l’avance la crédibilité d’une option de représailles : c’est aussi qu’on ne sait pas très bien ce que l’on défend, en dehors de quelques dénominateurs communs (l’agriculteur français qui vote, le technicien supérieur de Wolfsburg qui vote…).
Nous jugerons sur pièce, mais si l’on veut bien admettre que la compétence première de Bruxelles est la négociation d’accords commerciaux, alors il serait gênant de payer plus de tarifs que les Anglais, autant que les Japonais et à peine moins que les Suisses.
C. E. : Dans le contexte de résurgence d’obstacles au commerce et d’incertitude durable, quels sont les leviers dont dispose l’UE pour raviver sa croissance ?
M. M. : Il serait bon de proposer des carottes, pas simplement des bâtons, car il y a déjà une vraie fatigue de l’ajustement structurel en Europe avant même qu’il ait commencé. Dès lors, plusieurs pistes sont envisageables.
Premièrement, à défaut d’une vraie remise «biblique» des dettes, une détente monétaire. On ne va pas se relancer et a fortiori se réindustrialiser avec des taux d’intérêt à 3,5% (deux fois le rythme de notre croissance nominale), avec un taux de change à 1,18 contre le dollar et avec des taux d’actualisation souvent supérieurs à 7 ou 8% (qui condamnent d’avance tout retour des investissements, dans le nucléaire notamment). Donc, il faudrait une baisse urgente des taux de la BCE, accompagnée d’un retour du « quantitative easing » (QE) afin de canaliser les spreads et de renforcer la « forward guidance » (communication sur des actions prévisibles de la Banque centrale). Tout ceci n’est possible qu’avec une meilleure mesure de l’inflation (le CPI sur 12 mois ne fait que suivre des facteurs externes), une focalisation sur la croissance du PIB nominal et non sur les 2% d’inflation) et plus de transparence sur les décisions de la BCE. En bref: une détente monétaire marquée, afin de lisser les efforts budgétaires et structurels, comme la France de 1959 ou la Suède de 1994.
Deuxièmement, un meilleur respect de la subsidiarité et du localisme: les pays qui s’en sortent le mieux en Europe (Suisse, Danemark) ont des projets qui partent du bas vers le haut, et ils respectent la démocratie aux plus bas échelons au quotidien ; il ne leur viendrait pas à l’esprit de décider de dépenses par le haut, sans véritable évaluation parlementaire. Small is Beautiful, ce qui implique un vrai changement de mentalité à Bruxelles, à Paris et ailleurs.
Troisièmement, la participation. Cela me parait être la seule façon de relancer la productivité du travail dans une ère de «grande démission », de « télétravail » et de « bullshit jobs ». Cette voie coûte peu aux finances publiques, aligne les intérêts, et peut conduire à mieux Troisièmement, la participation. Cela me parait être la seule façon de relancer la productivité du travail dans une ère de « grande démission », de « télétravail » et de « bullshit jobs ». Cette voie coûte peu aux finances publiques, aligne les intérêts, et peut conduire à mieux faire travailler l’épargne des Européens et à reprendre le contrôle de nos firmes qui travaillent de plus en plus pour la veuve de Denver ou le syndic des dentistes de Cincinnati… Nous avons une expérience dans cette matière en France (hélas avortée, et transformée en un petit intéressement pour cadres supérieurs); à nous de reprendre le
flambeau, de moderniser le sujet, et d’éviter l’écueil mortifère de la cogestion.
C. E. : L’UE devrait-elle tenter de se rapprocher de la Chine et dépasser les oppositions actuelles, afin de trouver de nouveaux débouchés commerciaux ?
M. M. : Oui! Cela ne vaut pas approbation du régime chinois et de ses orientations parfois peu « poétiques ». Mais plusieurs arguments plaident en ce sens : on ne peut pas commercer qu’avec des Belges et des Suédois ; les Chinois ont joué le jeu de l’ordre commercial multilatéral ; on ne risque pas de décarboner l’économie sans eux et, enfin, bien sûr, la Chine est un marché gigantesque, avec un grand réservoir de croissance. Nous avons aussi grand besoin de leurs produits, a fortiori s’ils détruisent certaines de nos rentes.
Dans cette perspective, il faudrait éviter la voie américaine consistant à traiter tout succès chinois comme une fraude, faciliter les échanges universitaires, ne pas les décourager d’investir chez nous ou d’y faire du tourisme, et apprendre de leurs succès des dernières années car nous ne sommes plus en position de leur faire de grandes leçons. Ensuite, nous pourrons leur vendre ou leur louer des choses qui les intéressent, dans le recyclage des plastiques, les nouveaux bétons, etc. Nous pouvons faire beaucoup mieux et beaucoup plus en matière d’échanges ; mais si nous les excluons de la station spatiale internationale, que l’on ne s’étonne pas, comme il y a quelques années, qu’ils développent leur propre station…
C. E. : Dans quelle mesure l’UE dispose-t-elle des moyens financiers et des atouts industriels nécessaires pour assurer la montée en puissance de sa base industrielle de défense ?
M. M. : Je ne sais pas si cette montée en puissance est une si belle idée: nous dépensons en Europe de l’Ouest chaque année 2,5 fois plus que les Russes dans les choses militaires, pour un résultat final qui de toute façon dépend essentiellement du parapluie nucléaire fourni par le biais de l’article 5 de l’OTAN d’un côté, et des pays frontaliers de la Russie de l’autre (Ukraine aujourd’hui, peut-être Polonais et Finlandais demain). Il serait peut-être plus avisé de redynamiser notre système d’alliances, d’aider les Polonais (que nous critiquions beaucoup il y a peu de temps), de réussir notre transition énergétique, et de négocier avec les Chinois, plutôt que de dépenser (à l’aide de taux d’intérêt élevés) pendant des décennies pour un secteur peu productif et traditionnellement peu transparent…Mais, admettons. Après tout, le danger peut arriver de partout (Algérie, Iran…).
Cependant, il faudra tenir compte des années de conflits en Ukraine afin de ne pas trop investir dans des outils extrêmement chers dont l’utilité ne dépasse plus quelques minutes. Les chars, les avions et les frégates doivent être revus à la baisse; il faut plutôt de la poudre, des réserves, des sous-officiers motivés, des divisions de dronistes et des satellites ; cela coûte moins cher, même si cela avantage moins nos acteurs industriels traditionnels. Il faudra en outre que la cohérence temporelle soit au rendez-vous : si les priorités varient à nouveau dans un, deux ou trois ans, nous n’y parviendrons pas. Et si le conflit se tasse un peu en Ukraine, les Européens auront-ils la volonté dans le temps de prioriser une voie difficile, spartiate, et qui exigera de nombreuses remises en cause de nos habitudes ?
Entretien-Mathieu-Mucherie