Patrick ARTUS
Chef économiste de la banque Natixis
Et si les salariés se révoltaient ? Le titre choc du dernier ouvrage de Patrick Artus, chef économiste de la banque Natixis, et de la journaliste Marie-Paule Virard analyse le malaise de salariés des pays de l’OCDE qui se vivent comme les perdants de la globalisation économique. Retour avec Patrick Artus sur cette « révolte douce » et sur son plaidoyer en faveur d’un capitalisme européen.
Confrontations Europe : Dans votre livre, vous écrivez qu’entre les entreprises et les salariés l’idylle a fait long feu étant donné que les salariés « sont souvent mariés (avec l’entreprise) pour le pire rarement pour le meilleur » Pourquoi ?
Patrick Artus : On évoque souvent le partage des revenus entre salaires et profits mais on semble avoir oublié un partage bien plus important, celui des risques entre actionnaires et salariés. Ce qui est intéressant pour un économiste c’est que, dans le modèle traditionnel du salariat, les risques sont portés par les actionnaires et le salarié a un revenu stable dans le temps et assez faible car il paye une sorte de prime de risque à son employeur qui l’assure contre la récession, les difficultés de l’entreprise… Or, dans la vraie vie, c’est différent. On observe que les risques conjoncturels sont de plus en plus portés par les salariés des entreprises, à travers la flexibilité du marché du travail, l’ajustement de la durée du travail, de son coût… Dans nos économies, on a transféré une part croissante des risques sur les salariés. Or, dans les pays de l’OCDE, les salaires augmentent peu alors qu’il y a une très forte hausse de la profitabilité (le rendement du capital est de 12 % par ans quand les États se financent à 1 %). La situation est absurde du point de vue de l’économie puisque ce ne sont pas ceux qui prennent le risque qui reçoivent la rémunération du risque.
Confrontations Europe : Le mal-être des salariés est d’autant plus fort, écrivez-vous, qu’il existe un véritable dualisme du marché du travail dans le monde. Pourquoi, dans les pays de l’OCDE, le passage vers une industrie haut de gamme n’a-t-il pas été possible ?
P. A. : Il existe en effet une dualité du marché du travail. Les pays émergents, en particulier les émergents d’Asie, ont bien bénéficié des créations d’emplois et d’un recul de la pauvreté même si de fortes inégalités subsistent. Mais, dans les pays de l’OCDE, on a observé une baisse du niveau de gamme des emplois : les emplois milieu de gamme disparaissent et sont très peu remplacés par des emplois haut de gamme mais beaucoup par des emplois bas de gamme dans les services. La globalisation a bien eu un effet positif dans les pays émergents mais pas dans les pays de l’OCDE. Tout n’est pas imputable à la globalisation. Une partie est due au fait que le monde achète moins de produits industriels et que les robots attaquent les emplois répétitifs, c’est-à-dire les emplois intermédiaires. Les salariés vivent une double malédiction, la malédiction du partage des risques et la celle de la descente en gamme des emplois.
Confrontations Europe : Pour pallier cette double malédiction, vous appelez de vos vœux un capitalisme européen continental dans le dernier chapitre de votre livre. Comment pourrait-il être mis en place ?
P. A. : Je pars d’une observation : les investisseurs institutionnels européens diffèrent dans leurs demandes et leur horizon des investissements américains. Un fonds de pension hollandais, suédois, norvégien s’intéresse au long terme alors qu’un fond américain est dans une logique de court terme. Il faudrait que les entreprises européennes soient détenues par des investisseurs européens aux horizons longs. Or, aujourd’hui, 45 % des entreprises européennes appartiennent à des non-Européens. Pour qu’on redevienne propriétaires de nos entreprises, il faudrait un changement radical de culture : accepter l’idée que posséder des actions d’une entreprise est vertueux, qu’il s’agit même là d’un acte citoyen ! Or, les gauches européennes restent encore opposées à la détention d’actions, soit par aversion au risque, soit pour des raisons politiques. Et, deuxième axe, il faut aussi lutter contre l’asymétrie entre salariés et actionnaires car on ne peut pas demander aux salariés d’être flexibles si on ne le leur offre pas de sécurité. La « flex-sécurité » ne doit pas se résumer pour les salariés à la flexibilité. Il faut que les salariés puissent espérer recevoir des contreparties financières et aussi non financières comme une formation qualifiante. Dernier point, je suis partisan d’un dialogue entre actionnaires et salariés. Aujourd’hui, dans les entreprises, il existe des instances de dialogues entre la direction de l’entreprise et les salariés au sein des comités d’entreprise ainsi qu’entre les actionnaires et la direction de l’entreprise au sein du CA. Mais il n’y a pas d’échange entre les actionnaires et les salariés. Il faudrait faire entrer dans les conseils d’administration une représentation substantielle des salariés. Il faut développer l’actionnariat salarié sous toutes ses formes.
Propos recueillis par Clotilde Warin, rédactrice en chef