ANALYSE – Vers une nouvelle dynamique du dialogue social européen ?

Par Maud Stéphan

Déléguée générale de l’association Réalités du dialogue social & Administratrice de Confrontations Europe

Le sommet de Porto des 7 et 8 mai 2021 affichait pour ambition de donner une nouvelle impulsion à l’Europe sociale et de concrétiser les vingt principes du socle européen des droits sociaux adopté en 2017 à Göteborg par les États membres. Cette volonté, matérialisée par un plan d’actions signé par ces pays et les partenaires sociaux, marque-t-elle également un renouveau du dialogue social européen? Quel rôle ce dernier joue-t-il dans la période post-urgence sanitaire? Comment peut-il fonctionner sachant que les compétences en matière sociale demeurent à l’échelon national et donc limitées au niveau européen?

Pour ce sujet, à la croisée des deux associations Réalités du dialogue social et Confrontations Europe, Maud Stéphan, déléguée générale de la première et membre du Conseil d’administration du think-tank européen, a débattu avec deux autres administrateurs de ce dernier : Christophe Lefèvre, membre du Comité Économique et Social Européen et délégué national du SNAPA CFE-CGC et Luc Mathieu, secrétaire général de la CFDT Banque & Assurances.

De récentes avancées mais des incertitudes sur les déclinaisons opérationnelles

Il est encore trop tôt pour estimer les effets du sommet de Porto mais force est de constater que celui-ci s’inscrit dans une ligne favorable à la mise en œuvre des ambitions en politiques concrètes dans trois domaines majeurs: l’emploi, la formation ainsi que la lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Il faut également relever que la présidence portugaise du Conseil de l’Union européenne sur le premier semestre 2021 s’est tout particulièrement positionnée sur les aspects sociaux. Pour Christophe Lefèvre, c’est extrêmement positif sur le long terme et il appelle la présidence française du Conseil, à partir de janvier 2022, à reprendre et porter ces différents thèmes. Tout l’enjeu consiste désormais à les travailler dans les secteurs et entreprises, à les financer et à suivre les points d’étape du plan d’actions. Un challenge pour cette entité de 27 pays avec des situations économiques et des politiques sociales variées (gestion des migrations, emploi des jeunes…). Il faut également trouver les moyens de décliner les objectifs de Porto en termes nationaux, dans le contexte de crise sanitaire et économique, et en parvenant à faire rejoindre les employeurs et les représentants des salariés, dans le cadre du dialogue social européen ou au sein des institutions. A ce titre, les comportements diffèrent selon les sujets. S’il est observé, par exemple, une fronde pro-libérale de la partie employeur au sein du CESE, sur le texte préparatoire du sommet de Porto, avec 135 amendements, d’autres, à l’inverse, manifestent une volonté de trouver des solutions communes, de façon parfois informelle.

Ne manquons pas de mentionner la signature, le 22 juin 2020, de l’accord-cadre autonome sur la numérisation, par BusinessEurope, la CES, le CEEP et SMEunited afin de soutenir la réussite de la transformation numérique de l’économie européenne et de gérer ses conséquences sur le monde du travail. Luc Mathieu souligne les positions de principe, acceptées par les employeurs, fortes en termes d’emploi et d’amélioration des compétences. Cet accord marque sans nul doute un réveil de la négociation collective interprofessionnelle au niveau européen qui, de surcroît, semble trouver une résonance nationale. En France, cet accord doit être décliné dans le cadre de l’agenda social et économique autonome proposé par le MEDEF au printemps 2021.

UN FONCTIONNEMENT EN SILO A RESORBER

Il n’existe pas une mais des réalités du dialogue social européen dans la mesure où ce dernier s’exerce à plusieurs niveaux. Sur le plan macroéconomique, s’apparentant ces dernières années davantage à du lobbying qu’à un dialogue bi et tripartite, au sens de la définition de l’Organisation Internationale du Travail, il semble enclencher une nouvelle dynamique avec la signature de l’accord-cadre autonome sur la numérisation. L’essai reste à transformer.

Viennent ensuite deux autres structures de dialogue social dédiées: les comités de dialogue social européen sectoriel qui réunissent les organisations européennes de branches représentant les employeurs et les travailleurs et qui se dénombrent à une quarantaine (à elle seule, la métallurgie, sous l’égide d’IndustriAll Europe, en compte onze) et les comités d’entreprise européens (CEE) dont sont dotés les grands groupes.

Ces différentes instances agissent avec plus ou moins de succès. Au-delà de la volonté de conclure des accords, c’est la mécanique de ce fonctionnement européen qui complique les discussions. Le lien entre les comités sectoriels et les CEE demeure compliqué. Par ailleurs, Luc Mathieu déplore que le syndicalisme européen s’organise en silo et se base sur la quête du consensus minimal. Il explique que les travaux réalisés par les fédérations sectorielles ne se connectent pas nécessairement au programme de la Confédération Européenne des Syndicats. Ce manque de fluidité ne facilite pas la prise en charge d’un certain nombre de sujets. Le secrétaire général de la CFDT Banque & Assurances s’interroge ainsi sur la façon dont va être exploité l’accord interprofessionnel numérique par les comités de dialogue social européen sectoriel alors que sa transposition nationale, en France, est déjà annoncée.

AIGUILLON ET OUTIL D’AIDE A LA DECISION

Au sein des comités de dialogue social sectoriel sont menés des travaux de long cours pour accompagner la transformation des secteurs, s’agissant en particulier des mutations technologiques, écologiques et, par voie de conséquence, de l’investissement, de l’anticipation des emplois et de l’adaptation des compétences et des systèmes de formation. De ce fait, face au séisme pandémique, les partenaires sociaux européens ont su rapidement identifier, pour la gestion de crise puis les plans de relance, les priorités qui avaient été préalablement documentées, discutées, voire négociées au sein de ces comités. La pandémie leur a donné, d’une certaine façon, l’opportunité, de peser davantage auprès des décideurs politiques nationaux et européens, en élaborant des réponses européennes sectorielles coordonnées à la crise sanitaire, économique et sociale. C’est pourquoi, pour de nombreux pans de l’économie (industrie, commerce, services publics, spectacle, tourisme, aviation, agroalimentaire etc.), ils ont adopté des positions et demandes communes afin d’influencer les décisions des institutions de l’UE. Leurs initiatives visent la plupart du temps à assurer la sauvegarde des entreprises et de l’emploi. Au-delà des demandes de mise en place de mesures sanitaires strictes afin de pérenniser les activités, la majorité des positions communes demandent à reconnaître le caractère essentiel des secteurs, de garantir des aides ou de favoriser un accès au crédit, à des investissements, y compris dans la formation professionnelle des travailleurs pour s’adapter rapidement aux changements causés par la crise. Cette mobilisation ne s’est pas nécessairement observée dans le tertiaire.

TIRER PROFIT DE L’ÉCHELON EUROPÉEN POUR LES ENTREPRISES

L’Europe sociale et le dialogue social européen sont souvent considérés sur le terrain comme des concepts et des mécanismes bureaucratiques éloignés du quotidien des entreprises. Pour les membres du Conseil d’administration de Confrontations Europe, les enjeux du dialogue social européen se situent au niveau des CEE1 . Il est de leur responsabilité de reprendre et de décliner les grands thèmes qui sont portés par les partenaires sociaux européens tant au niveau interprofessionnel que sectoriel. Christophe Lefèvre, en tant que secrétaire du CEE de son groupe SCOR, explique avoir repris les avancées de l’Union européenne sur le numérique, l’égalité homme-femme ou la santé au travail pour le placer à l’ordre du jour du comité alors que cela ne figurait pas à l’agenda de la direction de l’entreprise.

Toutefois, des marges de progrès subsistent. D’une part, le fonctionnement se révèle très disparate d’un CEE à l’autre, dépendant souvent de la personnalité du président et du secrétaire de l’instance. D’autre part, la nouvelle directive CEE (2009/38/CE), adoptée le 6 mai 2009, n’est pas vraiment effective bien que transposée, par exemple dans le droit français il y a une dizaine d’années. Luc Mathieu explique que pour l’information-consultation sur des sujets stratégiques, il s’agit essentiellement d’information, sans discussion de fonds avec des délibérations, contrairement à ce qui est pratiqué dans les Comités Sociaux Économiques (CSE) français. Certes, des accords sont négociés mais toute la question réside dans l’articulation entre CEE et instances nationales de dialogue social. Une nouvelle fois, c’est une organisation en silo qui constitue un obstacle à l’efficience du dialogue social.

Si le cadre législatif n’a pas produit la redynamisation escomptée de cette instance, il convient néanmoins de reconnaître que, comme pour les comités de dialogue social sectoriel européen, la pandémie a fourni l’occasion au CEE de réaffirmer sa mission de coordination transnationale. Ces organisations se sont transformées en véritable plateformes d’échanges. Une fois les systèmes techniques de dialogue à distance, avec traduction intégrée, mis en place, les membres ont pu s’exprimer sur les problématiques auxquelles ils étaient confrontés respectivement dans leur pays et se sont mobilisés pour participer à l’information, à la définition et au suivi de toute une série de mesures au niveau de leur groupe.

Le dialogue social européen, à ses différents échelons, montre des frémissements grâce à un renforcement des échanges entre partenaires sociaux et une volonté d’aboutir à des actions concrètes. Le chemin vers une dynamique forte demeurera long et scabreux tant que les partenaires sociaux européens ne travailleront pas à une meilleure fluidité au sein du millefeuille de leurs instances de dialogue social.

  1. Pour rappel, constitution de CEE pour les entreprises employant au moins 1 000 salariés dans les États membres de l’Union européenne

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