ÉTAT DES LIEUX – Vers un Droit social européen ?

Par Fabienne Jault-Seseke, Professeur à l’Université Paris-Saclay, UVSQ, présidente de Trans Europe Experts

et Sophie Robin-Olivier, Professeur à l’Ecole de Droit de la Sorbonne, présidente de Trans Europe Experts

Les réalisations de l’Union européenne ne se limitent pas au marché intérieur. La politique sociale, déjà inscrite dans le traité de Rome (1957), a pris de l’ampleur, en dépit de périodes parfois longues, de calme plat voire de recul. Depuis l’adoption, en 2017, du socle européen des droits sociaux, la politique sociale de l’Union semble relancée: deux directives(1) et un règlement(2), adoptés en 2019, en attestent.

La jurisprudence n’est pas en reste. Il n’est pas question ici de lister les différentes décisions de la Cour de justice de l’Union qui ont accompagné des évolutions importantes mais d’évoquer une tendance récente que traduit un arrêt rendu le 3 juin 2021 (affaire C-784/19, Team Power Europe). Sollicitée sur la question, ô combien emblématique, du détachement, la Cour investit sa stature de juge constitutionnel et redessine les rapports entre libre-échange et protection des systèmes sociaux nationaux. L’affaire concernait une entreprise de travail temporaire bulgare détachant des salariés intérimaires exclusivement en Allemagne.

Contre l’avis de son avocat général mais également contre l’opinion exprimée par la Commission européenne dans le cadre de la procédure, la grande chambre de la Cour de justice a choisi de mettre un frein à une conception extensive des libertés économiques que le droit de l’Union confère aux entreprises et qui sont susceptibles de leur permettre de tirer profit des écarts importants des coûts du travail entre les différents États de l’Union.

L’affaire «Team Power Europe» était propice à cette prise de position, tant le dumping social était patent: l’entreprise de travail temporaire installée en Bulgarie, où le coût moyen du travail est le plus faible de l’Union (6,50 euros par heure), avait uniquement pour client des entreprises utilisatrices allemandes et les missions d’intérim étaient intégralement exécutées en Allemagne, où le coût moyen du travail est presque six fois plus élevé (36,60 euros par heure)3.

Si en matière de droit du travail, le maintien des salariés mis à disposition sous l’empire de la législation bulgare est considérablement limité sous l’effet de la Directive n° 96/71 du 16 décembre 1996, a fortiori depuis sa modification par la Directive n° 957/2018 du 28 juin 2018 à l’adoption de laquelle la France a considérablement œuvré, il en va différemment en matière de sécurité sociale. En effet, le règlement n° 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale prévoit que les salariés détachés temporairement par leur employeur dans un autre État de l’Union restent affiliés au régime de sécurité sociale de l’État dans lequel l’employeur est établi. Encore faut-il que les conditions du détachement soient satisfaites et notamment que l’employeur exerce des activités substantielles autres que des activités de pure administration interne sur le territoire de l’État membre. En conséquence, il est nécessaire, afin de savoir si un intérimaire est un travailleur détaché, d’analyser l’activité d’une entreprise de travail temporaire. Si l’activité de sélection, de recrutement et d’affiliation à la sécurité sociale de travailleurs intérimaires est susceptible de constituer l’activité substantielle de l’entreprise de travail temporaire, l’intérim transfrontalier pourra facilement se développer à partir d’agences établies dans des États où la législation sociale est peu coûteuse. Ce n’est pas ainsi que l’entend la Cour : si elle convient qu’il ne s’agit pas d’activités de pure administration interne, elle ajoute un élément en s’intéressant au lieu d’établissement des entreprises utilisatrices qui doit au moins partiellement se situer là où est établie l’entreprise de travail temporaire.

Cette exigence résonne de façon particulière à l’heure où, en matière fiscale, on cherche à imposer les sociétés dans le pays où elles exercent leur activité, entendu comme le pays où se trouve leur marché4 . Derrière la libre concurrence transparaît l’idée que les opérateurs économiques doivent contribuer aux finances publiques et au fonctionnement des systèmes sociaux des États où ils réalisent leurs profits. Cette exigence est d’autant plus remarquable qu’elle n’était pas nécessaire à l’adoption de la solution. En principe, en effet, le travailleur est affilié au régime de sécurité sociale du pays où il exerce son activité du travailleur. Ici le salarié intérimaire dont toutes les missions s’exécutent en Allemagne devait donc être affilié au système de sécurité sociale allemand: l’Allemagne étant l’unique lieu où il exerce son activité, l’application de règles spéciales n’avait pas à être envisagée.

Il faut cependant se réjouir qu’ait été envisagée l’application des règles spéciales puisque cela donne à la Cour l’occasion de démontrer sa volonté de lutter contre le dumping social. Elle condamne expressément l’attitude des entreprises qui choisissent leur lieu d’établissement dans le seul but de bénéficier de la législation qui leur est la plus favorable en matière de sécurité sociale. Il convient ici de relever qu’elle s’engouffre dans un vide laissé par le législateur européen. En effet, si celui-ci s’est employé en matière de droit du travail à combattre le dumping social que favoriserait la pratique du détachement en adoptant, il y a déjà vingt-cinq ans, la directive 96/71, directive qui a permis d’imposer l’application de certaines règles en vigueur au lieu de détachement en complément de celles applicables au lieu d’établissement de l’employeur, rien de tel en matière de sécurité sociale où l’accent a été mis sur la simplicité et la recherche de l’application d’une législation unique. En cas de détachement, la seule limite à l’application de la loi du lieu d’établissement de l’employeur, tient à l’exigence, également présente en matière du droit du travail, de l’exercice d’une activité réelle et substantielle de l’entreprise en ce lieu.

De l’appréciation de cette seule exigence dépend donc l’effectivité de la lutte contre le dumping social. Admettre qu’une entreprise de travail temporaire exerce son activité en un lieu où n’est réalisée aucune des missions des travailleurs qu’elle recrute aurait de facto permis le dumping social. La Cour de justice a pris le parti opposé en faisant de la lutte contre les abus le principe et non un simple correctif dont l’inefficience a déjà été démontrée. Le recours au travail intérimaire transfrontalier, et par là-même aux contrats précaires, devrait s’en trouver freiné. On reconnaît ici un autre pan de la politique sociale de l’Union européenne.

Revenons quelques instants sur la nécessité d’intégrer la lutte contre les abus dans les règles de l’Europe sociale et non de se satisfaire d’une simple exception de fraude et de l’abus. En matière de législation sociale applicable au détachement, l’histoire jurisprudentielle fourmille de cas où, en dépit de pratiques visant à contourner les règles normalement applicables, l’exception de fraude est restée lettre morte tant les conditions de sa mise en œuvre apparaissent draconiennes. Dernière affaire en date, l’affaire Vueling (Arrêt du 2 avril 2020, affaire n° C-370/17 et C-37/18). Le certificat de détachement délivré sans doute à tort par l’autorité espagnole liait l’autorité française. Celle-ci ne peut l’écarter en faisant jouer l’exception de fraude, faute d’avoir respecté le processus de coopération loyale. Elle aurait dû engager un dialogue avec l’autorité espagnole, seule à même de décider de l’éventuel retrait du certificat. Ce n’est qu’en l’absence de réponse espagnole dans un délai raisonnable que l’autorité française aurait été habilitée à décider de l’affiliation des intéressés au système français. Mettre en avant la coopération entre autorités est sans doute louable, encore faut-il trouver les moyens pour que chaque autorité soit amenée à s’assurer que les décisions qu’elle prend sont légitimes.

Le risque de fraude doit en conséquence être pris en compte lors de l’édiction des règles ou dans leur interprétation. Les notions qu’elles contiennent doivent être définies pour faire face à ce risque. Dans l’affaire « Team Power Europe », la Cour l’a bien compris en précisant ce qu’est l’activité substantielle d’une entreprise de travail temporaire. Elle avait déjà récemment, de façon moins assurée, utilisé cette méthode dans une affaire AFMB (Arrêt du 16 juil. 2020, affaire n° C-610/18) pour préciser la notion d’employeur et considérer que la société établie à Chypre, qui a conclu des contrats de travail avec différents chauffeurs routiers travaillant pour le compte d’entreprises de transport ayant leur siège aux Pays-Bas où eux-mêmes résidaient, n’a pas la qualité d’employeur.

En définitive, une leçon ressort de ces avancées jurisprudentielles: le marché intérieur ne peut autoriser le développement d’activités économiques dont la seule finalité consiste dans l’exploitation des différences de coûts de main d’œuvre. Les salariés et les systèmes sociaux des États membres n’ont pas à être mis en concurrence.

(1) Directive 2019/1158 du 20 juin 2019 concernant l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée des parents et des aidants ; Directive 2019/1152 du 20 juin 2019 relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l’Union européenne.

(2) Règlement 2019/1149 du 20 juin 2019 instituant l’Autorité européenne du travail.

(3) https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Wages_and_labour_costs.

(4) Cf. l’accord trouvé lors du G20 Finances les 10 et 11 juillet sur le projet destiné à instaurer une taxe d’au moins 15% sur les sociétés dans le monde qui permet notamment d’affecter une part de l’impôt sur les bénéfices payé par les entreprises multinationales aux pays dans lesquels ces entreprises ont leur « marché », c’est-à-dire dans lesquels elles réalisent leurs activités et la proposition de taxe sur les GAFA portée par le Conseil européen, https://www.consilium.europa.eu/fr/press/pressreleases/2021/03/25/statement-of-the-members-of-theeuropean-council-25-march-2021/).

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