ANALYSE – Hydrogène : pour quoi faire et pourquoi faire ?

Par Stéphane Sarrade, CEA, Directeur des programmes Énergie, Bertrand Charmaison, CEA, Directeur de l’Institut de technico-économie des systèmes énergétiques, Maxence Cordiez, CEA, Responsable des affaires publiques européennes

Ces derniers mois ont vu naître un fort engouement pour l’hydrogène partout dans le monde… ou plutôt devrait-on dire « renaître» car ce n’est pas la première fois dans l’histoire que l’hydrogène suscite un tel intérêt. Cette molécule avait déjà été identifiée comme un potentiel substituant à certains carburants, notamment au moment des chocs pétroliers, puis dans le milieu des années 90 suite à la prise de conscience du réchauffement climatique(1). Cependant, les contraintes et surcoûts liés à la production massive d’hydrogène, à son trans- port et son utilisation ont jusqu’à présent eu le dessus et ces technologies sont essentiellement restées au stade de la R&D. 

La situation actuelle est sensiblement différente. Par le passé, le principal intérêt que pouvait susciter l’hydrogène était de rempla­cer certains usages de combustibles fossiles si ceux-ci venaient à manquer, ce qui n’a jamais été le cas de façon durable jusqu’à présent. Aujourd’hui, l’état des réserves fossiles et notamment pétrolières – est bien mieux connu et les perspectives ont de quoi préoccuper(2,3).

L’urgence climatique est venue s’ajouter à ce tableau : l’humanité doit atteindre la neutralité carbone, c’est-à-dire ne pas émettre plus de gaz à effet de serre que ce que les écosystèmes et certaines technologies (non encore déployées…)

La 2e moitié du siècle pour avoir une probabilité correcte de ne pas dépasser 2°C de réchauffement. Cela implique de disposer de combustibles dont le bilan carbone sur le cycle de vie doit être le plus faible possible.

Parallèlement, les progrès réalisés en termes de technologies de production électrique bas-carbone (hydraulique, nucléaire, éolien, solaire photovoltaïque…) permettent pour la première fois d’envisager un avenir dans lequel des quantités non négligeables d’hydrogène bas-carbone pourraient être produites par électrolyse. La convergence des enjeux et de la technique semble donc dessiner les contours d’une fenêtre d’opportunité, qui n’est pour autant pas encore percée et dont la dimension reste à déterminer.

Hydrogène, où en est-on aujourd’hui ?

L’hydrogène – ou plutôt devrait-on dire le dihydrogène – est une molécule formée de deux atomes d’hydrogène. Si elle peut être utilisée comme combustible directement dans un moteur ou une turbine, ou pour produire de l’électricité dans une pile à combustible, elle est principalement employée aujourd’hui pour ses propriétés réductrices en chimie. Elle sert ainsi à désulfurer les carburants pétroliers et à produire l’ammoniac à la base des engrais azotés.

Contrairement au « gaz naturel » (fossile), l’hydrogène n’est pas directement extrait de l’environnement, il faut le produire. Et c’est là que le bât blesse : à leur cours actuel et à celui des quotas d’émission de CO2, les combustibles fossiles restent économiquement compétitifs. La quasi-totalité de l’hydrogène consommé dans le monde est donc produite par les procédés de vaporéformage de méthane, d’oxydation d’hydrocarbures et de gazéification de charbon, fortement émetteurs de CO2.

Dès lors, un double enjeu se dessine. Tout d’abord, la production d’hydrogène actuelle doit être la plus décarbonée possible – c’est- à-dire rejeter peu de gaz à effet de serre lors de sa synthèse. Ensuite, la production d’hydrogène et d’électro-carburants de synthèse devra croître pour permettre la décarbonation de secteurs difficilement électrifiables directement, notamment certaines industries et segments de mobilité lourde (fret maritime, avions, poids lourds…).

Produire de l’hydrogène bas-carbone

Deux grandes voies sont envisageables pour produire de l’hydrogène bas­carbone : une production électrolytique à partir d’eau et d’électricité bas-carbone, ou des procédés fossiles équipés de dispositifs de capture et stockage de carbone. Dans ce dernier cas, il faut cependant garder à l’esprit que si cela répond à l’enjeu climatique, ça ne répond pas au problème d’épuisement des ressources fossiles…

La production par électrolyse suppose de disposer d’un accès suffisant à l’eau (produire 1 kg d’hydrogène nécessitant 10 kg d’eau), et d’électricité bas-carbone… de beaucoup d’électricité bas-carbone. À titre d’exemple, la France consomme à l’heure actuelle un peu moins d’un million de tonnes d’hydrogène (à 95 % d’origine fossile) chaque année. Produire cet hydrogène par électrolyse, en considérant un rendement de 50-60% sur les étapes de production, stockage et transport, demanderait entre 5 et 6 réacteurs nucléaires EPR ou environ 10 000 éoliennes de 3 MW. Et il ne s’agit que de l’hydrogène consommé actuellement.

L’ampleur de ces besoins électriques amène quelques conclusions assez directes. En premier lieu, développer une industrie de l’hydrogène doit aller de pair avec une augmentation mas­sive des capacités de production électrique bas­carbone.

Du fait des pertes énergétiques, synthétiser de l’hydrogène par électrolyse ne fait sens, du seul point de vue des objectifs climatiques, que dans les pays dont le bouquet électrique est déjà largement décarboné (Norvège, Suède, France, Suisse…). Pour les autres, la priorité est de décarboner leurs bouquets. En effet, les capacités électrogènes sont appelées par ordre de coûts variables croissants. Les capacités bas-carbone produisent au maximum de leurs possibilités, puis les centrales à combustibles fossiles comblent l’écart avec la demande. Ainsi, que l’on flèche ou non l’électricité bas- carbone vers de nouveaux usages ne change pas la sur-sollicitation des dernières capacités électriques (fossiles) appelées sur le réseau pour répondre à cette demande accrue.

De la nécessité de mettre à jour le système garantissant l’origine de l’électricité

Pour garantir le caractère bas-carbone de l’hydrogène produit par électrolyse, il va être indispensable de pouvoir tracer l’origine de l’électricité. Le système de garantie d’origine, développé pour permettre aux consommateurs de pouvoir avoir un lien « contractuel » avec des producteurs d’énergie renouvelable semble au premier abord pertinent pour faire ce lien et permettre à des électrolyseurs d’être raccordés sur le réseau de transport d’électricité.

Cependant, le fonctionnement de ce système peut être dévoyé. On pourrait ainsi pro- duire de l’hydrogène par électrolyse sur des réseaux d’électricité fortement carbonés, et le « verdir » en achetant des garanties d’origine provenant d’installations situées sur d’autres réseaux en Europe.

Il serait contreproductif de produire de l’hydrogène en base dans des pays dont l’électricité est fortement carbonée, tout en l’étique- tant bas-carbone ou renouvelable. La production de cet hydrogène par électrolyse pourrait en effet induire des émissions de CO2 supérieures à celles du procédé de vaporéformage de gaz naturel.

Il faut également éviter que sur un même réseau, les garanties d’origine émises à des instants où le mix de production électrique est peu carboné puissent permettre de «verdir» la production d’hydrogène à des moments où il ne l’est pas. À défaut, on pourrait produire de l’hydrogène «vert» la nuit , sur la base de garanties d’origine émises par des installations solaires !

Pour la production d’hydrogène bas- carbone, les garanties d’origine utilisables devraient donc voir leur validité limitée à l’heure pendant laquelle elles ont été émises, les échanges internationaux de garanties devraient être limités aux échanges physiques d’électricité et ce système devrait être étendu à toutes les énergies bas-carbone.

Les usages de l’hydrogène bas-carbone

Les besoins colossaux d’électricité bas- carbone que suscitera la production d’hydrogène amènent à une autre conclusion. Les usages de l’hydrogène doivent être promus de façon stratégique, en priorité dans les secteurs ne disposant pas d’alternative. L’hydrogène qui serait consommé dans la mobilité légère, la- quelle peut être électrifiée par batteries, ne sera pas disponible pour décarboner la mobilité lourde qui ne dispose pas d’une telle option.

Pour cette même raison, l’hydrogène doit être employé de manière limitée pour produire de l’électricité. Outre le fait que le rendement total de la chaîne de production de l’électricité, puis de l’hydrogène pour revenir à l’électricité, soit faible, cela entrerait en compétition avec les usages pour lesquels il n’existe pas d’alternative de décarbonation. Ainsi, la production d’hydrogène peut contribuer à la stabilisation des ré- seaux électriques en absorbant des surplus de production d’électricité bas-carbone, mais pas en compensant des déficits à d’autres moments, ou alors au détriment de la décarbonation d’autres secteurs… Ces déficits doivent donc autant que possible être gérés différemment (capacités électrogènes bas-carbone pilotables, pilotage de la demande, etc.).

L’Union européenne se doit de rester vigilante face aux perspectives d’importations de masse de l’hydrogène

L’hydrogène et les électro­carburants liquides et gazeux qu’il permet de synthétiser seront nécessaires pour atteindre la neutralité carbone. Cela ne doit cependant pas nous conduire à les parer d’avantages qu’ils n’ont pas : pour des raisons physiques liées aux changements de vecteurs énergétiques (pertes et infrastructures), la production de ces carburants restera chère par rapport au coût actuel des combustibles fossiles. Elle sera également limitée par les capacités de production d’électricité bas-carbone disponibles. Ces contraintes doivent être anticipées et les projections de demande d’hydrogène doivent en tenir compte. Évacuer ce problème en comptant sur d’hypothétiques importations massives depuis des pays qui, contrairement à l’UE, réussiraient à produire davantage d’hydrogène que leur demande serait une erreur. Elle exposerait l’Union à un approvisionnement énergétique futur fragilisé, et risquerait de lui faire manquer ses objectifs climatiques.

En outre, au-delà des questions physiques liées à la production, l’hydrogène importé ver- ra son coût affecté par l’étape de transport. L’hydrogène est un gaz plus difficile à convoyer que le gaz naturel et que les combustibles liquides. La phase de transport aura également une empreinte environnementale (consomma- tion énergétique et de matières pour les infrastructures, etc.) qui doit être analysée par des analyses de cycle de vie prenant en compte l’ensemble du système « de la mine à la tombe ».

Enfin, une telle stratégie soulève des questions en termes d’indépendance.

L’émergence d’une filière hydrogène recouvre aussi des enjeux industriels

Trois voies principales permettent de pro­ duire de l’hydrogène par électrolyse (par ordre de maturité décroissante) : électrolyse alcaline, membranes échangeuses de protons et élec­trolyse haute température. Ces trois technologies présentent des avantages et inconvénients qui les rendent plus ou moins adaptées à certains usages. Le CEA a par exemple beaucoup travaillé sur l’électrolyse haute température qui présente de meilleurs rendements que les autres technologies et est particulièrement adaptée à la valorisation de chaleur fatale, avec la contrepartie d’une durée de vie moindre des modules d’électrolyse.

Dans tous les cas, le marché balbutiant reste à construire et à saisir. Il est essentiel pour l’Union européenne de ne pas passer à côté et d’être à la pointe de ces technologies, en disposant des compétences, de la propriété intellectuelle et de chaînes de fabrication des équipements. L’échec que nous avons connu avec l’industrie des panneaux photovoltaïques (principalement localisée hors UE) doit nous servir de leçon et de rappel afin de ne pas commettre les mêmes erreurs.

Sur une technologie aussi sensible pour la souveraineté européenne, la sécurité énergétique et les ambitions climatiques, l’Union euro­péenne doit disposer de ses propres chaînes de valeur industrielles. Celles-ci permettront à la fois de répondre à notre demande domestique mais aussi de renforcer notre balance commerciale dans un monde qui se décarbonera, et de maintenir ainsi l’autonomie stratégique de l’Union et sa position sur la scène internationale.

En conclusion…

L’hydrogène est une molécule qui sera nécessaire pour atteindre la neutralité carbone et amortir les chocs que causera l’épuisement des combustibles fossiles. Les précédents engouements non suivis d’effets doivent cependant nous alerter et nous rappeler les limites, contraintes et difficultés sous-tendues par l’hydrogène. Si celles-ci ne sont pas correctement anticipées et traitées par une stratégie pragmatique – notamment par la reconnaissance sincère du rôle de l’hydrogène bas-carbone dans la taxonomie – le marché de l’hydrogène ne dé- collera pas, ou il décollera sans l’Europe.

Sur un sujet aussi complexe que l’hydrogène, l’Union européenne et les États membres doivent adopter une vision holistique englobant les réalités physiques, les enjeux économiques, industriels et d’indépendance énergétique depuis la production jusqu’à la consommation en passant par le transport de l’hydrogène. Le sujet doit être traité dans sa complexité afin de maximiser le rôle que l’hydrogène pourra jouer dans l’atteinte des objectifs climatiques du continent, mais également dans sa sécurité énergétique et son autonomie stratégique, via des chaînes de valeur localisées en Europe.

 

1) IEA, «The Future of Hydrogen», 2019, page 19
(2) The Shift Project, «L’Union européenne risque de subir des contraintes fortes sur les approvisionnements pétroliers d’ici à 2030», 06/2020
(3) T. Paraskova, «Oil Major Total Sees 10 Million Bpd Supply Gap In 2025», Oil Price, 10/02/2021
(4) IEA, «The Future of Hydrogen», 2019, page 53

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