Sébastien JEAN
Directeur du CEPII (Centre d’Études prospectives et d’Informations internationales)
Le ralentissement du commerce mondial ne se dément pas. Comment expliquer cette stagnation qui perdure ? Pourquoi les prévisions de l’OMC apparaissent-elles toujours surévaluées ? Deux facteurs liés aux changements structurels que connaît le commerce mondial semblent expliquer ce phénomène.
Après la pluie vient le beau temps. Cet adage a pu laisser penser que l’effet dépressif de la crise économique et financière de 2007-2009 sur le commerce mondial ne durerait pas, et que ce dernier reprendrait sa croissance. Près de dix ans après le début de la crise, et plus de sept ans après la faillite de Lehman Brothers, cette embellie se fait pourtant toujours attendre, si bien que ce qui avait pu être considéré comme un creux conjoncturel apparaît de plus en plus comme un changement de tendance. Et il ne s’agit pas d’une simple inflexion. Témoin, la valeur totale du commerce extérieur (exportations et importations) de marchandises des pays du G7, qui augmentait de plus de 10 % par an en moyenne dans les années précédant la crise, n’a jamais retrouvé son niveau d’avant-crise (voir graphique 1).
Les très fortes variations observées pendant la crise – chute brutale puis rebond marqué – ne sont pas une surprise, le commerce extérieur étant nettement plus cyclique que les autres composantes de l’activité économique. De ce fait, jusqu’au deuxième trimestre 2011, l’évolution est difficile à interpréter dans une optique de long terme. Depuis cette date, cependant, la tendance est au mieux à la stagnation. Récemment, elle est même franchement à la baisse, le commerce extérieur des pays du G7 au premier trimestre 2016 affichant une baisse de près de 17 % par rapport au deuxième trimestre 2011. Bien entendu, cet indicateur est rudimentaire : la baisse récente est en partie à imputer à l’appréciation du dollar et les pays riches du G7 ne sont pas les plus dynamiques dans le commerce mondial. L’évolution du commerce mondial en volume dresse un tableau plus juste des tendances sous-jacentes. Ajusté des variations saisonnières, ce volume a crû d’environ 10 % depuis le deuxième trimestre 2011, soit un rythme de croissance annualisé de 2 %. Ce qui ne représente qu’une fraction des 6,9 % de croissance annuelle moyenne enregistrés au cours des années 1995-2008. Et là encore, les chiffres les plus récents (0,4 % de croissance en glissement annuel au premier trimestre 2016) vont dans le sens d’une aggravation, et non d’une modération, de ce ralentissement. Le commerce de services est plus dynamique que celui de marchandises, mais seulement dans une mesure limitée. Il n’existe pas de mesure en volume et sa valeur, qui a augmenté d’environ 8 % seulement depuis le deuxième trimestre 2011, est également orientée à la baisse depuis la mi-2014.
L’optimisme des prévisions de l’OMC
La faiblesse de la croissance économique depuis la crise crée évidemment un cadre peu favorable à une dynamique commerciale, mais elle n’explique pas tout, le taux de croissance annuel du PIB mondial en termes réels n’ayant perdu que quelques pourcents. Alors que la croissance du commerce mondial était deux fois plus élevée que celle du PIB avant la crise, elle tend à lui être inférieure depuis quelques années. L’atonie de l’investissement, plus intensif en importations que les autres composantes du PIB, aggrave certes les conséquences pour le commerce, sans toutefois changer les ordres de grandeur. Le commerce de la Chine a joué un rôle important dans l’évolution globale, en raison de son poids et du recentrage en cours, qui s’est déjà traduit par une baisse d’un quart à un tiers depuis dix ans du taux d’ouverture de l’économie. Mais, hors commerce chinois, l’évolution du taux d’ouverture mondial rompt aussi avec la tendance d’avant-crise. La crise de la zone euro a également joué un rôle notable, puisqu’elle s’est traduite par des performances de croissance très médiocres pour une zone de première importance commerciale. Exclure le commerce intra-européen ne rehausse cependant que de quelques dixièmes de pourcentage le chiffre moyen de croissance du commerce mondial.
D’après les prévisions de l’Organisation Mondiale du Commerce publiées en avril 2016, le commerce mondial de marchandises devrait croître pour atteindre une croissance en volume de 2,8 % cette année et de 3,6 % en 2017. L’examen des prévisions récentes suggère cependant de ne pas prendre pour argent comptant ce présage de retour d’un temps plus propice : depuis 2012, toutes les prévisions de croissance du commerce mondial par l’OMC se sont avérées surévaluées, en moyenne de 2,5 points s’agissant de l’année suivante. La qualification des experts de l’Organisation n’est pas en cause, puisque les autres organisations internationales ont fait des erreurs comparables. Ce que suggère cette surprise récurrente, c’est plutôt que le commerce mondial a durablement changé de tendance, si bien que les analyses fondées sur les comportements d’avant-crise échouent à prévoir les évolutions à venir.
C’est précisément ce qu’un travail récent du CEPII a permis de montrer de façon plus circonstanciée, en comparant les flux observés au cours des années récentes à des prédictions basées des estimations des déterminants des flux commerciaux bilatéraux sectoriels sur la période précédant la crise (1995-2008). Les prédictions obtenues sont nettement supérieures aux valeurs observées : alors que l’extrapolation du modèle estimé avant crise laissait attendre une croissance de 8 % par an en 2012-2013, la valeur en dollars du commerce mondial a stagné.
Formes subreptices de protectionnisme
Cette tendance au ralentissement, par rapport aux comportements passés, s’observe pour la plupart des pays : parmi les vingt premiers pays du monde par la valeur de leur commerce (en considérant la zone euro comme un seul pays), seuls le Mexique et l’Inde font exception. Parmi les six premières puissances commerciales, l’écart entre valeurs estimées et observées est toujours positif (voir graphique 2). Pour la zone euro, dont la croissance du commerce extérieur (y compris intra-zone) a été faible, et même fortement négative en 2012, la faiblesse de l’écart peut étonner. Ce résultat montre que l’atonie du commerce s’explique essentiellement par la faiblesse de la croissance et non par un problème spécifique aux échanges. Tel n’est pas le cas aux États-Unis, et surtout en Chine, où la valeur du commerce observée est très en deçà de ce que laissaient attendre les évolutions de leur croissance et les comportements passés.
La rupture de tendance étant commune à la grande majorité des pays, il faut rechercher son explication dans des facteurs structurels transversaux. La résurgence du protectionnisme pourrait être l’un d’eux. Les crises sont des périodes propices aux réflexes protectionnistes, gouvernements et entreprises cherchant à compenser le recul de la demande par une diminution des parts étrangères sur le marché national. Conscients des risques d’engrenages inhérents aux conflits commerciaux, les pays du G20 s’étaient d’ailleurs solennellement engagés lors du sommet de Londres, en avril 2009, à « rejeter le protectionnisme ». Cet engagement n’a pas empêché un certain nombre d’augmentations de droits de douane et d’enquêtes anti-dumping, mais également des formes plus subreptices de protectionnisme comme la restriction aux producteurs nationaux du bénéfice des mesures de relance, ou les exigences de contenu local pour les investissements ou dans les marchés publics. Leur rôle dans le ralentissement du commerce mondial n’est pas avéré, mais les exemples abondent, notamment ces dernières années. En outre, la faiblesse des débouchés commerciaux elle-même pourrait bien exacerber ce type de réactions, entretenant l’atonie des échanges.
Un second facteur potentiel de changement structurel est lié aux chaînes de valeur mondiales, c’est-à-dire à la fragmentation internationale croissante des processus de production. Ce processus a joué un rôle central dans l’accélération du commerce mondial dans les années 1990 et 2000. Or, l’étude mentionnée ci-dessus montre qu’au contraire, dans les années récentes, ce sont les flux commerciaux dans lesquels les chaînes de valeurs sont les plus importantes pour lesquels l’écart entre prédiction et valeur observée est le plus important. Cela ne signifie pas que le fractionnement international des processus de production régresse, mais plutôt qu’il n’est plus l’accélérateur d’échanges qu’il a été avant la crise. Faute d’un recul suffisant, cette conclusion reste à confirmer, mais il paraît naturel que les gains liés à l’extension internationale des chaînes de production tendent à s’amenuiser au fur et à mesure de l’avancée du processus : les arbitrages les plus profitables ont déjà été mis en œuvre, les moteurs de ce mouvement (baisse des coûts de transports et de coordination distante) sont sujets à des rendements décroissants, et les politiques économiques ne peuvent être indéfiniment rendues plus favorables à l’extraversion.
Pour le commerce mondial, le retour du temps clément d’avant la crise n’est peut-être pas pour demain.
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