Par Corinne Balleix, Enseignante à Sciences Po Paris et autrice de Enjeux et défis de la politique migratoire européenne, Dalloz : Le sens du droit – LA REVUE #137
Dans la boîte à outils de la « dimension extérieure » de la politique migratoire européenne, quelle place revient à l’aide européenne au développement ? Pourrait-elle devenir un « levier » de contrôle des flux migratoires irréguliers ?
Dès 2005, l’approche globale des migrations et de la mobilité de l’Union européenne, rénovée en 2012, fait de l’aide européenne au développement, avec l’ouverture de voies légales vers l’UE, un outil pour inciter les pays d’origine et de transit de migrants à mieux contrôler leurs flux, et à mieux réadmettre les personnes en situation irrégulière dans l’UE.
L’aide au développement doit permettre de traiter les causes profondes des migrations irrégulières liées à la pauvreté, à la mauvaise gouvernance économique ou politique, au changement climatique. L’UE soutient des programmes structurels de développement (agriculture, transport, santé, éducation…), d’appui institutionnel (indépendance des systèmes judiciaires, gestion des finances publiques). Elle finance également des actions plus directement centrées sur les migrations : développement de l’état civil, gestion des frontières, programmes de retour et réintégration de migrants dans leur pays d’origine, développement des systèmes d’asile des pays de transit (Maroc), programmes régionaux de protection et de développement (Moyen-Orient, Afrique du Nord), dont l’objectif est l’autonomisation et l’intégration économique et sociale des réfugiés dans leurs pays d’accueil.
Le Processus de Rabat, lancé en 2005, pour les routes migratoires ouest-africaines ; celui de Prague, lancé en 2009, avec 19 pays (Russie, pays du Partenariat oriental, d’Asie centrale, des Balkans occidentaux et Turquie); le Processus de Khartoum, de novembre 2014, avec les pays de la Corne de l’Afrique; et le plan d’action de La Valette, de novembre 2015, contiennent un volet d’aide au développement en tant que contrepartie des efforts en matière de gestion des migrations. Il en va de même des partenariats pour la mobilité signés avant la crise migratoire de 2015 avec quelques pays du voisinage de l’Union (Arménie,Moldavie, Maroc, Tunisie, notamment).
Avant la crise de 2015, l’approche globale des migrations et de la mobilité était fondée sur le principe du « more for more » : plus les pays d’origine et de transit coopéraient pour lutter contre l’immigration irrégulière et réadmettre des migrants en situation irrégulière dans l’UE, plus celle-ci se montrait disposée à soutenir leur développement et à leur ouvrir des voies légales vers l’UE.
Pourtant, malgré l’aide publique au développement, dont l’Union européenne est la championne du monde (plus de 70 milliards d’euros en 2021), et malgré une augmentation de 13,6% de ses montants en 2022, les causes profondes des migrations irrégulières n’ont pas diminué. La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont au contraire aggravé les instabilités, la faim et l’extrême pauvreté, surtout dans les pays les moins avancés(1).
De plus, les pays d’origine et de transit des migrants n’ont pas toujours montré un grand engagement en matière de lutte contre les flux irréguliers et de réadmission : les transferts de fonds des migrants, réguliers ou irréguliers, représentent en effet plus de trois fois l’aide publique au développement (en 2022, 626 milliards de dollars, contre 204 milliards de dollars d’aide publique mondiale au développement), et parfois plus de 10 % de leur PIB (Sénégal). Dans les pays de transit (Niger, Libye), le trafic de migrants ou la traite des êtres humains peuvent en outre constituer une source majeure de revenus pour certains acteurs. Enfin, on a assisté ces dernières années à plusieurs tentatives de la part d’États d’instrumentaliser les flux de migrants irréguliers contre l’UE (Turquie, notamment).
Dans ces conditions, le discours de l’Union européenne a connu une inflexion, et les conditionnalités ont été renforcées dans l’aide européenne au développement : en 2021, le nouvel instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale dans le monde (70,8 milliards d’euros pour 2021-2027, dont 10% consacrés aux migrations) maintient, certes, une approche incitative, un « bonus » représentant 10% de l’enveloppe financière initialement octroyée à un pays tiers pouvant récompenser une bonne coopération migratoire. Cependant, l’UE prévoit également de réduire ses aides si les pays tiers coopèrent insuffisamment en matière de migration. L’approche « less for less » complète donc celle du « more for more ».
L’utilisation de l’aide comme « levier » pour la coopération migratoire fait cependant débat, au regard de son impact sur le revenu des États récipiendaires(2). Dans un contexte économique dégradé au sud, et alors que la Russie et la Chine cherchent à y concurrencer l’Union européenne, l’introduction d’une conditionnalité migratoire lors du renouvellement du système des préférences généralisées (SPG) oppose le Conseil, qui la soutient, au Parlement européen, qui n’y est pas favorable.
Néanmoins, concrètement, il ne semble pas que l’UE envisage de réduire fortement l’aide au développement pour forcer des coopérations migratoires. Dans les plans d’action de l’UE pour la Méditerranée centrale (novembre 2022), les Balkans occidentaux (décembre 2022) et la Méditerranée occidentale et l’Atlantique (juin 2023), l’UE mentionne ces financements, qu’elle veut centrer sur la lutte contre les flux irréguliers, le développement des systèmes de protection internationale des pays tiers et des programmes de retour et de réadmission notamment. Financements auxquels s’ajoute de l’aide structurelle au développement, mais il n’est jamais question de réduire ces aides. Dans sa proposition de révision, à mi-parcours du cadre financier pluriannuel, présentée fin juin, la Commission européenne envisage également, pour mieux gérer les migrations, d’augmenter de 10,5 milliards d’euros la ligne budgétaire « Voisinage et monde », et de 2,5 milliards d’euros la réserve de solidarité et d’aide d’urgence. Enfin, le mémorandum d’entente signé entre l’UE et la Tunisie prévoit une aide de 900 millions d’euros, dont 105 millions devraient être versés dès 2023. Si une partie de ces financements devrait aller à la lutte contre l’immigration irrégulière — ce qui a pu susciter des controverses —, la Tunisie a obtenu de l’UE un soutien structurel important à son développement (stabilité macroéconomique, agriculture, transitions numérique et énergétique, économie circulaire, transport aérien, formation professionnelle), le « nexus migration/développement » étant spécifiquement mentionné.
Ainsi, au regard de la situation dégradée dans les pays en développement, et des luttes d’influences géopolitiques en cours, la logique du « more for more » semble devoir prévaloir sur celle du « less for less ».
(2) Mauro Lanati and Rainer Thiele, “The Link between Economic Growth and Emigration from Developing Counties: Does Migrants’ Skill Composition Matter?”, European University Institute, Migration Policy Centre, RSP Working Paper 91, 2021.
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