L’INVESTISSEMENT DANS LA DÉCARBONATION DU BOUQUET ÉNERGÉTIQUE EUROPÉEN ET LES ENJEUX EN MATIÈRE DE COMPÉTITIVITÉ ET DE COÛT DE L’ÉNERGIE POUR LES ACTEURS INDUSTRIELS

Par Jean-Pierre Clamadieu, Président d’Engie

Avec le « Green Deal », l’Europe a montré toute sa détermination à atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. La crise de la Covid-19 puis la guerre en Ukraine n’ont initialement pas infléchi cette ligne de conduite.

La prise de conscience que cette politique, cruciale, ne pouvait pas être menée sans, en parallèle, penser à la fois la souveraineté – entendue dans son acceptation la plus large : stratégique, technologique, industrielle et bien sûr énergétique – et la compétitivité de son économie s’est imposée, d’abord par touches, puis de manière massive.

Le premier signal d’alerte fut l’Inflation Reduction Act (IRA), lancé par Joe Biden, qui marquait une volonté claire des États-Unis d’aspirer les investissements dans les technologies décarbonées et le digital. Puis, notre dépendance à l’égard de la Chine pour la plupart des technologies de la transition énergétique (panneaux solaires, batteries, et, de plus en plus, turbines éolienne, électrolyseurs, véhicules électriques…) nous a inquiétés chaque jour davantage, en particulier lorsque les flux de produits chinois commencèrent à se déporter des États-Unis vers l’Europe, conséquence des mesures tarifaires décidées par Joe Biden.

La déclaration d’Anvers, le 20 février dernier, a sonné l’alarme. Dans cet appel, les industriels européens, sans renier le Green Deal, soulignaient avec force l’urgence d’un soutien à une compétitivité européenne malmenée. Le rapport Draghi a ensuite mis des chiffres sur cette situation. Rappelons-en ici les grandes conclusions. Selon l’auteur, il faut :

  • mobiliser 750 à 800 milliards d’euros par an pour moderniser ses infrastructures énergétiques et industrielles. Or, à ce jour, seuls 50 % de ces investissements sont réalisés, creusant un fossé inquiétant qui menace l’atteinte des objectifs de décarbonation et de réindustrialisation ;
  • consacrer pas moins de 390 milliards d’euros par an à la transition énergétique pour réduire sa dépendance aux combustibles fossiles et soutenir son industrie.

Ursula von der Leyen a compris que son second mandat à la tête de la Commission européenne devait être celui de cet équilibre complexe entre décarbonation, souveraineté européenne et compétitivité. Dans les premières semaines de son mandat, elle a annoncé – à Anvers même – le Pacte pour une industrie propre, avec l’ambition affichée de faire de la décarbonation non pas une contrainte, mais un levier de compétitivité et de donner à l’Europe la possibilité de renforcer sa résilience et de s’affranchir de la dépendance aux énergies importées.

Les annonces se sont ensuite enchaînées : volonté de simplification d’une réglementation européenne inutilement complexe, annonce d’un Fonds de compétitivité, d’une Banque de la décarbonation dotée d’un budget de 100 milliards d’euros, plans d’action pour les secteurs industriels particulièrement exposés… Dans le secteur de l’énergie aussi, les annonces se multiplient : aide à l’investissement dans les infrastructures énergétiques, réforme des aides d’État pour accélérer le déploiement des énergies renouvelables, décarbonation du secteur industriel et soutien aux capacités manufacturières dans les technologies propres…

Toutes ces mesures annoncées vont, sur le papier, dans le bon sens. Restent des vérités immuables : la décarbonation de l’Europe et la résilience de son industrie – qui embrasse à la fois le soutien aux capacités existantes et l’émergence de nouveaux secteurs – nécessitent des moyens importants. Si les scénarios récemment produits par Engie soulignent que les investissements nécessaires pour la décarbonation seront progressivement compensés par les économies réalisées sur l’importation de combustibles fossiles – les coûts nets de décarbonation de l’Europe se chiffrent à 1,8 % du PIB entre 2025 et 2030, puis diminuent à 1,5 % et 0,9 % du PIB entre 2031-2040 et 2041-2050 –, le poids des prix de l’énergie sur la compétitivité est un enjeu immédiat pour l’industrie européenne.

Nous avons des leviers, il faut les activer. Tout d’abord, l’argent, le nerf de la guerre : l’UE va entrer dans ses négociations régulières sur le Cadre Financier Pluriannuel (MFF). Il faut désormais dépasser les clivages traditionnels entre « frugaux » et partisans d’une augmentation des budgets, pas seulement d’ailleurs pour la compétitivité et la décarbonation, mais également pour l’indispensable effort de défense à accomplir. Il est tout aussi indispensable de mettre enfin en place, comme recommandé par Mario Draghi, l’Union des marchés de capitaux – aujourd’hui nommée Union de l’épargne et des investissements – afin de faciliter le financement des entreprises par une mobilisation de l’épargne européenne qui part désormais s’investir aux États-Unis. Cette nouvelle philosophie budgétaire est incontournable si l’UE veut passer « à l’échelle » pour le financement de la transition et de la décarbonation. Faciliter les aides d’État, c’est bien, encore faut-il qu’il y ait de l’argent dans les caisses des États membres.

Il nous faut ensuite tirer tous les bénéfices de l’union de l’énergie et du marché intérieur : nous avons l’un des marchés de l’énergie les plus aboutis, mais nous n’en utilisons pas tout le potentiel. Interconnectons davantage nos pays, en veillant à ce que l’équilibre global du système énergétique soit préservé, pour jouer de la complémentarité des situations : sources d’énergies décarbonées pilotables, nucléaire et hydroélectrique, gaz renouvelables et électricité renouvelable en plein boom dans l’ensemble de l’Europe, capacités de stockage électrique en croissance, pour le court terme, et de gaz décarbonés – l’hydrogène en particulier – pour le stockage saisonnier, à moyen terme. Il n’est pas acceptable qu’un électron renouvelable compétitif produit au sud de l’Europe ne puisse pas aujourd’hui alimenter, au travers d’un Power Purchase Agreement, la décarbonation d’une industrie fortement émettrice à l’est de l’Union. Et mettons finaux querelles de chapelle énergétiques, la neutralité technologique doit s’imposer pour que les vecteurs énergétiques les plus adaptés, en termes de prix, de teneur en carbone, de disponibilité, de valeur pour l’équilibrage du système, soient privilégiés au moment approprié.

Tirons également le meilleur parti du marché de l’énergie : nous pouvons aujourd’hui déployer toute une gamme de solutions telles que les Contrats pour Différence (CFD), les Power Purchase Agreements (PPA), les Biomethane Purchase Agreements (BPA), les mécanismes de capacité. Ces outils permettant d’offrir une visibilité de long terme sur les prix de l’énergie, un élément essentiel pour les acteurs économiques, il nous faut les déployer massivement en Europe.

Sur la politique industrielle et commerciale, ne soyons ni naïfs ni dogmatiques mais pragmatiques et déterminés dans un monde qui évolue à une vitesse folle, ces dernières semaines. Ne répétons pas les erreurs du passé qui nous ont plongés dans la dépendance sur des chaînes de valeur clés de la transition énergétique. Le Net-Zero Industry Act (NZIA) et le Critical Raw Materials Act (CRMA) ont marqué la fin d’une ère de confiance un peu aveugle dans la mondialisation. Ne basculons cependant pas dans l’excès inverse ; nous ne reconstruirons pas à domicile des chaînes de valeur entières, ce serait industriellement inatteignable et financièrement intenable, ou alors répercuté de manière insupportable sur les prix de l’énergie aux consommateurs. Trouvons le bon équilibre entre souveraineté et relations commerciales équilibrées. Le chambardement provoqué par la politique américaine est l’occasion de réinventer notre politique commerciale avec les pays tiers.

L’Europe a de réels atouts pour faire face aux défi s actuels, c’est le moment ou jamais de les mobiliser de manière innovante, dans un contexte inédit.

CONFRONTATION-EUROPE-140-165x245_v15-Complet-46-48

Derniers articles

Articles liés