L’intégration des politiques de défense européenne a la lumière de la guerre en Ukraine

Jacques Maire, député de la huitième circonscription des Hauts-de-Seine, Vice-Président de Confrontations Europe

L’Europe, au seuil des années 1990, a fait face à des bouleversements géopolitiques : chute de l’URSS, guerres en ex-Yougoslavie. Elle s’est alors munie d’une amorce de diplomatie partagée, la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). En 1998, elle se dote de l’organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAR) qui rassemble les principaux pays européens producteurs autour d’objectifs simples : réduire les coûts en améliorant l’efficacité de la conduite des programmes européens d’armement, et consolider la base industrielle et technologique de défense européenne (BITD-E) par le partage d’un référentiel et de moyens communs. Sa création a été suivie par celle de l’Agence européenne de défense (AED) en 2004. Située en amont de l’OCCAR, elle vise à identifier et faire converger les besoins opérationnels de ses 26 États membres. Dès l’origine, de nombreux dysfonctionnements entravent cette coopération européenne naissante : faiblesse du budget européen en matière de défense, de celui de l’OCCAR et de l’AED ; surcoûts et retards liés à des calendriers différents, à la multiplication des variantes nationales de certains programmes (hélicoptères NH90, frégates FREMM, etc.) ; concurrences entre industriels ; divergences sur l’Europe de la défense et le mandat de ses agences. En outre, les avancées institutionnelles mises en place par le traité de Lisbonne (coopération structurée permanente, politique de sécurité et de défense commune (PSDC), etc.) sont sous-utilisées.

Dès 2013, des chefs d’États européens, notamment français et allemand, souhaitent donner un nouvel élan à la coopération européenne face à la dégradation de la situation internationale : terrorisme international, guerre au Proche-Orient et en Ukraine… Ils sont encouragés par un contexte économique difficile pour l’industrie de l’armement : hausse des coûts et contraction des budgets, concurrence accrue des géants américains et asiatiques. Puis, le Brexit et l’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump renforcent l’urgence d’une « autonomie stratégique européenne » appelée dès 2017 par Emmanuel Macron. L’UE souhaite constituer des capacités européennes propres et se dote alors de nouveaux instruments : initiative européenne d’intervention (IEI)1 en 2018, Fonds européen de défense (FEDef)2 venant soutenir la CSP, ou encore facilité européenne pour la paix (FEP) (2021).

Ces diverses avancées institutionnelles se heurtent à une réalité politique et opérationnelle délicate. D’abord, les États restent les principaux acteurs des relations politiques internationales et la communautarisation n’est pas une option concernant des enjeux de souveraineté comme celui de la défense. De plus, les États ont des approches très divergentes : armée d’emploi aux mains de l’exécutif en France versus armée sous mandat parlementaire à vocation défensive pour l’Allemagne, industries nationales concurrentes… Malgré quelques avancées institutionnelles et budgétaires, la coopération entre entreprises européennes ne s’améliore pas, et parfois recule. Le duel « Eurofighter contre Rafale » des années 2010 a laissé la place à la rivalité entre le Système de combat aérien du futur (SCAF) porté par la France, l’Allemagne et l’Espagne, et le « Tempest » anglo-italien. À ces concurrences entre programmes s’ajoutent des concurrences intraprogramme, notamment entre la France et l’Allemagne pour le SCAF, et des surcoûts, par exemple pour le projet de drone européen. Ces concurrences freinent l’émergence de nouveaux champions européens. Dans le secteur de l’armement terrestre, l’équilibre au sein de la joint-venture franco-allemande KNDS (2016) – entreprises française Nexter et allemande KMW – a par exemple été fragilisé par les velléités de l’entreprise allemande Rheinmetall concernant le Système Principal de combat terrestre (connu par son acronyme anglais MGCS).1 Une autre difficulté est celle de la préférence des Européens pour le fournisseur américain, notamment pour l’avion de combat F-35 de Lockheed Martin.

Ces difficultés récurrentes sont bousculées par la guerre en Ukraine. Plusieurs pays annoncent des décisions fortes : la Suède et l’Allemagne annoncent une augmentation de leurs budgets de défense (sans que cela signifie une approche européenne de ce renforcement) ; le Danemark propose à sa population de revenir dans le système de sécurité et de défense européen ; et le Sommet de Versailles du 10 et 11 mars 2022 se conclut sur la réaffirmation de la relance de l’ambition européenne en matière de défense. À cette occasion, le président français, les présidents du Conseil européen et de la Commission européenne3, rappellent l’impératif, de construire une capacité d’agir indépendante en renforçant la BITD-E et l’interopérabilité des forces. L’adoption de la boussole stratégique en mars 2022, premier Livre blanc de la défense européenne, est un autre signal politique important, illustrant la volonté de renforcer la capacité de l’UE à se déployer d’ici 2030.

La crise ukrainienne a donc provoqué une prise de conscience chez les décideurs politiques et opinions publiques européennes. Elle porte sur la fi n d’une époque : la guerre secoue l’Europe aux portes de l’Union depuis plusieurs semaines, et démontre qu’il n’est plus possible de penser que les mécanismes pacifiques et les règles de droit suffi sent à résoudre les crises. Cette prise de conscience est un sursaut, celui de la relégitimisation de l’usage de la force, lorsque les voies pacifiques de résolutions d’un conflit sont inopérantes. Est-elle durable ? L’effort d’armement annoncé va-t-il se concrétiser ? Va-t-il profiter à une défense européenne renforcée et plus intégrée ? Rien n’est joué.

Les Européens n’ont pas la même conception de l’Europe de la défense, d’une souveraineté européenne partagée ou des rôles respectifs de l’UE et de l’OTAN. Les pays de la « ligne de front » face à la Russie ont pu mesurer que le parapluie américain ne s’ouvre pas à la première demande. Ils sont les premiers à comprendre l’intérêt de s’armer, s’équiper et s’entraîner pour assurer le premier niveau de leur propre sécurité, comme le démontrent les Ukrainiens. Il y a donc un espace pour développer la coopération opérationnelle dans de nombreux domaines : cyberguerre, surveillance des frontières, stationnement et exercice des forces, projets industriels. C’est pas à pas que la France devra s’engager pour bâtir avec ses partenaires une autonomie, unité et solidarité européennes plus nécessaires que jamais.

1 L’IEI, promue par la France, rassemble 13 États. Elle et a pour objectif de créer une structure militaire commune pour fixer des priorités stratégiques sur lesquelles les différents états-majors pourront travailler ensemble. Sa première opération de sécurité maritime, l’opération Agénor, a été menée dans le Golfe persique en 2020.

2 Le FEDef a été doté d’un budget de 7,9 Mds€ (2021-2027) au lieu des 13 Mds€ initialement prévus, suite aux ajustements budgétaires post-Covid.

3 L’analyse de la commission européenne attendue pour le mois de mai n’était pas encore disponible lors de la rédaction de cet article.

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