Erik Brattberg
Directeur du Programme Europe et chercheur au Carnegie Endowment for International Peace à Washington D.C.
L’épidémie du Covid-19 constitue un test à bien des égards, et les relations entre Etats n’y échappent pas. La décision prise par Donald Trump de fermer les frontières à tout voyageur venant d’Europe le 11 mars a envenimé les relations UE/Etats-Unis qui n’étaient déjà pas au beau fixe. La crise sanitaire risque-t-elle de porter un coup fatal à un lien déjà distendu en raison du rejet du multilatéralisme revendiqué par Trump ? Analyse d’Erik Brattberg, Directeur Europe au think tank Carnegie à Washington.
La relation transatlantique, déjà passablement détériorée par l’arrivée au pouvoir du Président Trump en 2017, risque de sortir encore plus affaiblie de la crise du coronavirus. Loin de donner un nouvel élan aux relations dégradées entre Washington et les capitales européennes, la pandémie semble accélérer les tendances négatives préexistantes. Si Trump est réélu en novembre, il est fort probable qu’il fera à nouveau le choix en politique étrangère du « America First » avec pour maître mots : scepticisme vis-à-vis du multilatéralisme et protectionnisme commercial, aggravant ainsi le ressentiment des Européens.
À ce jour, la pandémie a été mal gérée au niveau transatlantique. Bien que de nombreux gouvernements européens se soient empressés de fermer leurs frontières dans le plus grand désordre durant la phase initiale de la contagion, c’est la décision du Président Trump d’interdire l’accès aux Etats-Unis aux voyageurs en provenance d’Europe le 11 mars qui a fait le plus de bruit. Sans revenir sur le ton peu diplomatique adopté par le Bureau ovale, ce choix s’est opéré sans qu’aient été consultés les diplomates européens, entraînant dès le lendemain une volée de réponses acerbes de la part des dirigeants de l’UE. Par ailleurs, les incohérences entre le discours de la Maison Blanche et celui d’autres représentants de l’administration gouvernementale américaine – même si la coordination s’est légèrement améliorée depuis – représentent un vrai blocage.
Pour ne rien arranger, c’est le « chacun pour soi » qui semble prévaloir dans la lutte des alliés contre le virus. Ces dernières semaines, les histoires relatant de supposées tentatives américaines pour acquérir un fabricant allemand afin de s’assurer l’exclusivité des droits sur un vaccin contre le Covid-19, ou la saisie de cargaisons de matériel médical à destination de l’Allemagne et de la France ont beaucoup fait jaser. Même si tous les détails ne sont pas connus et bien que les responsables américains se soient empressés de contester ces allégations, ces incidents illustrent le délitement de la relation de confiance entre les partenaires transatlantiques.
Peu d’intérêt pour les solutions multilaterales
Mises à part les questions d’étiquette diplomatique, l’aspect le plus troublant de la réponse de l’administration Trump au virus est son peu d’intérêt pour les solutions multilatérales. Bien qu’occupant le poste de directeur du G7 cette année, Trump n’a accepté qu’à contrecœur une rencontre le 16 mars, sur l’insistance pressante du président Emmanuel Macron. Lors d’un échange téléphonique distinct le 25 mars, les ministres des Affaires Étrangères du G7 n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur une déclaration commune, du fait de l’insistance du Secrétaire d’État Mike Pompeo d’inclure dans le communiqué le terme « virus de Wuhan ».
La décision récente de Trump de suspendre le financement de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) tranche également terriblement avec l’approche européenne. Même si les critiques de Trump ne sont pas complètement sans fondement, les diplomates européens ont déploré sa décision. Joseph Borrell, le haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, l’a qualifiée de « faible » ; alors que, selon les mots, d’Heiko Maas, le Ministre des Affaires étrangères allemand, c’est comme si « on avait éjecté le pilote de l’avion ». Plusieurs pays Européens se sont déjà engagés à augmenter leur contribution à l’OMS, alors que le désengagement américain risque de renforcer la mainmise de la Chine sur l’organisme et de saboter son efficacité.
La pandémie oblige les décideurs des deux côtés de l’Atlantique à se concentrer sur les urgences domestiques, qu’il s’agisse des enjeux de santé publique ou des retombées socio-économiques. En conséquence de quoi, les relations entre l’Europe et les Etats-Unis risquent d’être marquées par un certain désintérêt réciproque les six prochains mois. Pire encore, il est probable que les questions de défense et de commerce soient les victimes collatérales de la crise.
La coopération sécuritaire transatlantique, par exemple, pourrait bien devenir le parent pauvre de budgets nationaux accaparés par les exigences de la reprise économique. Washington subira très certainement une pression grandissante pour revoir son propre budget de défense à la baisse, dans un contexte de croissance vertigineuse de la dette nationale et d’augmentation de dépenses de santé et de sécurité sociale. Entretemps, alors que le FMI table sur une chute de 7,5 % du PIB de la zone euro, un scénario similaire à celui de la crise de 2008 – après laquelle les dépenses européennes avaient chuté de 24 milliards de dollars les six années suivantes – est loin d’être inimaginable. Le cas échéant, les tensions transatlantiques sur le partage du fardeau de la défense commune ne feront que s’aggraver. D’autres enjeux moins pressants, tels que les menaces sécuritaires au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, risquent également d’en faire les frais.
Menaces sur les liens commerciaux transatlantiques ?
De plus, alors que le développement de l’épidémie exacerbe la compétition entre Washington et Pékin, les faucons anti-Chinois de la Maison Blanche ont bien l’intention de saisir cette opportunité pour briser la dépendance vis-à-vis de Pékin et « rapatrier » l’industrie manufacturière aux Etats-Unis. L’UE étudie également les moyens de rompre sa dépendance avec la Chine sur un certain nombre de produits clé. Le Président Macron a par exemple appelé à davantage de « souveraineté » européenne sur le matériel et les équipements médicaux. L’approche communautaire diffère néanmoins de la stratégie du gouvernement Trump en cela qu’elle ne considère pas « l’autosuffisance » comme un objectif souhaitable. Les liens commerciaux transatlantiques pourraient donc être considérablement menacés par une politique du « avec nous ou contre nous » des autorités américaines.
2021 pourrait-il marquer un nouveau départ pour la coopération transatlantique ? Même s’il est trop tôt pour évaluer l’impact de la pandémie sur la campagne présidentielle américaine, un second mandat de Donald Trump se traduirait sans doute par le maintien – voire l’aggravation – des tendances négatives pendant encore quatre ans. De plus en plus de dirigeants européens risquent alors de se dire que Washington n’est plus un partenaire fiable et que l’UE doit se positionner à équidistance de la Chine et des Etats-Unis au sein d’un nouvel ordre mondial multipolaire.
À l’inverse, l’accession du candidat démocrate Joe Biden à la magistrature suprême offrirait une opportunité de réparer la relation transatlantique – même si la tâche sera loin d’être aisée. Une administration démocrate serait davantage susceptible de renouer avec le soutien traditionnel qu’ont apporté les Etats-Unis à la construction européenne, de travailler avec les Européens pour résoudre des défis planétaires tel que le réchauffement climatique, et de favoriser des solutions multilatérales, en désamorçant les tensions commerciales transatlantiques. La concurrence avec la Chine resterait néanmoins vivace, et un retour pur et simple au multilatéralisme semble peu probable en l’absence de réformes profondes d’institutions comme l’ONU et l’OMS.
Une chose est sûre : Même si un retour à la normale dans la relation transatlantique est impossible, la pandémie illustre la nécessité pour des sociétés démocratiques, partageant les mêmes valeurs, de travailler main dans la main à la sauvegarde du système multilatéral.