L’Europe en avance dans le stockage géologique des déchets radioactifs : évaluation socio-économique du projet français

Jacques Percebois, Julie de Brux, Patrice Geoffron, Pierre-Benoit Joly, Reza Lahidji, et Emile Quinet s’associent et proposent pour Confrontations Europe leur analyse socio-économique sur le projet français en matière de stockage géologique des déchets radioactifs.

Doit-on stocker profondément les déchets radioactifs ou bien les garder en surface, dans l’attente d’une solution technique nouvelle permettant de les traiter ? Tels sont les termes du débat relatifs à la gestion de ces déchets, résumés ici de façon simple.

La France fait partie, avec la Finlande et la Suède, des trois pays européens les plus avancés dans le stockage des déchets radioactifs les plus dangereux, en assurant leur confinement dans une couche géologique profonde (i.e. à quelques centaines de mètres sous la surface). Notons que cette solution est également retenue par la plupart des pays qui disposent aujourd’hui d’un parc nucléaire, de même qu’elle est recommandée par l’Union européenne, l’AIEA (Agence Internationale de l’Énergie Atomique) et l’AEN (Agence de l’Energie Nucléaire de l’OCDE). Le stockage en couche géologique profonde pour les déchets radioactifs les plus dangereux est ainsi prédominant un peu partout dans le monde, même si certains pays n’excluent pas d’explorer d’autres solutions, comme notamment l’entreposage de longue durée (ELD) qui consiste à placer ces déchets radioactifs dans des entrepôts en surface (supposant le maintien durable d’une surveillance humaine, à la différence du stockage géologique profond). Toutefois, même si le choix de beaucoup de pays  privilégie le stockage géologique, beaucoup sont encore à la recherche d’un site approprié.

Le cas de la Finlande permet de se figurer le processus : un site géologique a été choisi à proximité de la centrale nucléaire d’Olkiluoto où les premiers déchets radioactifs seront prochainement stockés. Le combustible usé de « haute activité » sera enrobé de fonte et scellé dans des cylindres de cuivre de cinq centimètres d’épaisseur, cinq mètres de long et un mètre de diamètre. Les cylindres seront acheminés par des robots à 500 mètres de profondeur dans une roche hôte constituée de granite, pour une durée d’au moins cent mille ans.

Le projet français Cigéo vise à stocker en couche géologique profonde (à 500 mètres de profondeur dans une roche hôte constituée d’argile, sous le site de Meuse/Haute-Marne situé près de Bure) les déchets radioactifs les plus dangereux : ceux de haute activité (HA) ou de moyenne activité et vie longue (MA-VL). L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), établissement public placé sous la tutelle des ministères en charge de l’énergie, de l’environnement et de la recherche, est le maître d’ouvrage en charge de ce projet et, conformément à la loi, elle a conduit récemment une évaluation socioéconomique (ESE) du projet Cigéo. Cette évaluation est destinée à analyser les gains et les coûts pour la collectivité, notamment par comparaison à un ELD restant à la charge des générations futures (puisque la surveillance des déchets laissés en surface, et le renouvellement des infrastructures dédiées, sont subordonnés à leur vigilance).

Cette ESE a soulevé diverses questions méthodologiques en raison de la durée extraordinaire du projet qui doit être finalisé … vers 2150, très au-delà des projets publics les plus longs soumis à ce type d’évaluation, comme les canaux ou les lignes ferroviaires (dont l’horizon d’analyse reste contenu dans notre siècle), mais aussi en raison des innovations nécessaires pour monétiser certains coûts et avantages d’un tel projet, pour cerner les incertitudes relatives à l’évolution et à la stabilité des sociétés du futur lointain (concernant leur capacité à veiller sur des déchets entreposés en surface) et concernant le choix du taux d’actualisation. Une conclusion de cette analyse est que Cigéo procure, grâce au stockage des déchets radioactifs sécurisés par la stabilité qu’offre la géologie sur le très long terme, un « bénéfice assurantiel » face à un risque de dégradation de sociétés futures qui ne seraient plus en mesure de prendre soin d’une installation de type ELD.

Soulignons ici quelques singularités méthodologiques de cette ESE et options retenues pour conduire à bien cette analyse.

Société « OK » ou « KO » ?

Pour comprendre les enjeux, il importe de souligner que l’incertitude la plus radicale en matière de gestion à long terme des déchets radioactifs porte sur l’état des sociétés du futur : ira-t-on vers une société prospère, en paix, bénéficiant d’institutions fortes et d’un État de droit (« OK ») apte à gérer le maintien des déchets radioactifs et à maintenir un effort de recherche pour les traiter, ou au contraire vers une société chaotique, en décroissance économique, avec des institutions dégradées et des conflits sociaux de tout ordre (« KO »)? A l’évidence, garantir une pérennité institutionnelle sur plusieurs siècles est très improbable, ce que vient de confirmer l’actualité récente avec la succession d’une crise sanitaire et d’une crise géopolitique d’intensités aiguës.

Cela conduit à interroger la capacité d’une société chaotique (« KO ») à veiller constamment sur des déchets radioactifs : serait-elle en mesure de gérer durablement un entreposage de déchets radioactifs en surface, en assurant régulièrement le maintien en conditions opérationnelles ? Classerait-elle cet objectif parmi ses priorités en y dédiant des moyens humains et financiers appropriés ? Les risques évoqués récemment en Ukraine sur le site de Tchernobyl du fait de la guerre suggèrent qu’un scénario KO est loin d’être totalement improbable.

Quel taux d’actualisation retenir pour un projet aussi singulier ?

Dans l’évaluation socio-économique de tous les projets publics, le choix du taux d’actualisation est déterminant et répond à un cadre de référence. Ce taux d’actualisation tient compte d’un taux de préférence pure pour le présent qui reflète l’impatience des agents économiques, ainsi que de leur « probabilité de mourir ». De ce fait, plus grande est la préférence pour le présent, plus élevé doit être le taux d’actualisation. Il tient compte aussi d’un « effet richesse » combinant les anticipations portant sur la croissance économique et l’élasticité marginale de la consommation. L’effet richesse reflète le comportement pro-cyclique du taux d’intérêt observé sur les marchés financiers. Ainsi, plus on anticipe une croissance forte, plus le taux d’actualisation est élevé. On peut tenir compte enfin d’un « effet de précaution » qui reflète la volonté d’épargner (ou d’investir) lorsque notre futur est incertain, plutôt que de consommer aujourd’hui, ce qui aura tendance à faire baisser le taux d’actualisation. Ainsi, plus incertaine est la croissance, plus le taux d’actualisation est faible.

Les options retenues dans l’ESE de Cigéo

La réalisation d’une évaluation socio-économique suppose de comparer la conduite du projet envisagé avec d’autres manières de tendre vers le même objectif. Dans le cadre de l’ESE de Cigéo, quatre options ont été retenues : certaines prévoient de stocker l’ensemble des déchets radioactifs dès que possible, d’autres de stocker les déchets MA-VL tout en poursuivant des travaux de recherche sur des nouvelles technologies prospectives pour les déchets HA, d’autres de commencer les travaux et d’attendre avant de stocker dans l’espoir de trouver une technologie prospective, d’autres enfin d’attendre purement et simplement (indépendamment d’un espoir de progrès technique), mais avec le risque de perdre le site actuel de stockage.

Les résultats de l’ESE de Cigéo

De cette analyse, il ressort que l’entreposage sans cesse renouvelé (ELD) n’est intéressant que dans le cas d’une société à fonctionnement normal, avec un taux d’actualisation relativement élevé. Mais, dès lors que l’on envisage la possibilité d’une baisse du taux d’actualisation au sein de cette société ou le cas d’une société chaotique (scénario KO), l’analyse montre que c’est Cigéo qui constitue le scénario le plus intéressant, celui qui accorderait une attention forte au bien-être des générations futures. En d’autres termes, l’entreposage de longue durée ne l’emporte sur le projet Cigéo qu’à condition d’être optimiste dans l’avenir, et/ou peu attentif aux générations futures et en excluant tout basculement sociopolitique vers une société plus chaotique. Cigéo constitue ainsi une forme d’assurance face à un risque de dégradation de la société à l’horizon de 150 ans. Le choix d’un taux d’actualisation faible traduit ainsi le souci de la génération présente d’être attentive au bien-être des générations futures en ne leur laissant pas à gérer des déchets radioactifs liés à de l’électricité nucléaire dont les générations présentes auront profité.

 

Julie de Brux, Associée fondatrice de Citizing consulting

Patrice Geoffron, Professeur d’économie à l’Université Paris Dauphine

Pierre-Benoit Joly, Président Centre Occitanie-Toulouse à l’INRAE

Reza Lahidji, Head of Evaluation and Governance Practice chez KPMG IDAS

Jacques Percebois, Professeur émérite à l’Université de Montpellier

Emile Quinet, Professeur d’économie à l’École d’économie de Paris

Andra, 2020. Évaluation socio-économique du projet global Cigéo, août 2020. Cf. la rubrique « L’évaluation socioéconomique du projet Cigéo » disponible à l’adresse suivante : https://www.andra.fr/cigeo/les-documents-de-reference

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