Dans cet article pour Confrontations Europe, Claude Desama et Christophe Béguinet montrent
que, dans son projet de réforme du marché de l’énergie, la Commission européenne prône une
libéralisation plus soucieuse de la sécurité d’approvisionnement, des énergies renouvelables et de la
protection des usagers mais oublie le rôle crucial des autorités publiques à veiller à ce que chaque
citoyen puisse disposer de ce bien commun qu’est l’électricité.
Pour celles et ceux qui l’auraient oublié, la récente crise énergétique a rappelé que l’électricité était un bien commun qui ne peut être soumis aux aléas du marché comme n’importe quel autre produit. C’est pourtant ce que fait la Commission européenne depuis plus de 20 ans en imposant au secteur de l’électricité une régulation par le marché qui a montré ses limites et ses effets pervers.
Sommée par certains Etats membres de revoir sa copie et de corriger le modèle, elle vient de produire un projet qui prône à bon droit les énergies renouvelables et protège mieux les consommateurs, mais sans remettre en cause le fonctionnement d’un marché livré à une concurrence imparfaite et aux tentations spéculatives des traders.
Que le prix du gaz s’envole à nouveau et celui de l’électricité suivra la même courbe aussi longtemps que, via le merit order sur le marché du jour pour le lendemain ou au jour le jour, le coût marginal de la dernière production appelée déterminera le prix de gros. Le phénomène risque d’ailleurs de s’amplifier au vu de la croissance exponentielle de la demande d’électricité durant les prochaines décennies car il est douteux que les seules énergies décarbonées (éolien, solaire, nucléaire), au faible coût marginal, puissent t’y répondre. Au-delà des conséquences sur le prix final, cette augmentation attendue de la demande pose aussi le problème d’une offre suffisante pour éviter le risque de pénurie aux consommateurs affiliés aux réseaux.
Croire que le marché, dont la myopie est bien connue lorsqu’il s’agit d’appréhender le long terme, résoudra à lui seul cette double équation relève de la pensée magique quand ce n’est pas d’un aveuglement idéologique.
Sans remettre en cause le principe même de la libéralisation du marché de l’électricité et du développement des échanges intra-européens, nous proposons un Electricity Deal qui consacrerait le retour de la puissance publique pour assurer la sécurité d’approvisionnement et réguler les prix au bénéfice des usagers captifs.
A l’instar de la Grande-Bretagne qui a renoncé en 2010 à poursuivre dans la voie ultralibérale, nous préconisons d’en revenir à l’esprit de la première directive (1996) et de permettre aux Etats membres qui le souhaiteraient, de recourir à un système généralisé d’appels d’offre, piloté par le gestionnaire du réseau de transport (GRT), en vue de garantir la nécessité d’approvisionnement tout en rémunérant correctement la puissance. Outre qu’il préviendrait toute pénurie, ce marché capacitaire fournirait aux producteurs un signal prix économiquement significatif qui faciliterait la programmation de leurs investissements futurs sur le moyen et le long terme.
Si l’on veut protéger l’universalité et la continuité de la fourniture de l’électricité qui sont les principes mêmes d’un service d’intérêt général, il faudra créer les conditions pour que les réseaux de distribution, sollicités par une demande croissante et perturbés par les injections aléatoires des sources d’énergie intermittentes, soient en mesure de remplir leurs missions. Pour ce faire, ils doivent bénéficier d’une tarification où le rapport serait inversé entre la part « énergie », actuellement la plus importante, et la part « puissance » afin de garantir une juste rémunération des coûts fixes. Outre qu’il induirait une plus grande équité entre les usagers captifs des réseaux et ceux qui ont une faible utilisation de la puissance au regard de leur capacité d’autoconsommation, ce mode de tarification permettrait de dépasser les variations classiques (jour/nuit ; été/hiver) au profit de prix différenciés en fonction des lieux et des heures où le réseau est effectivement sollicité.
Cette réforme, indispensable à l’équilibre économique des GRD et donc à leur possibilité de développer des modèles de gestion intelligents (Smart Grid) ne peut être laissée au bon vouloir des régulateurs nationaux, voire régionaux, mais doit être encadrée par un règlement de la Commission plutôt que de s’en remettre à l’arbitrage de l’ACER.
Si la généralisation d’un tarif d’accès avant tout capacitaire nous rapproche d’un « juste prix » de l’électricité, il ne constitue pas en soi un bouclier protecteur pour les consommateurs captifs puisque la part de la distribution dans le prix final reste largement minoritaire. Pour ce faire il conviendrait d’agir sur le coût de l’énergie fournie et permettre notamment aux GRD de procéder à des achats groupés sur base d’appels d’offre qui auraient pour effet de garantir aux usagers qui adhéreraient à ce système, un prix plus bas et plus stable sur le moyen et le long terme.
La mise en œuvre d’une libéralisation plus soucieuse de la sécurité d’approvisionnement et de la protection des usagers dépendants des réseaux, ne suffit pas à exonérer l’autorité publique de veiller à ce que chaque citoyen puisse disposer de ce bien commun qu’est l’électricité. Au-delà de la réforme du marché, l’Union européenne devrait contraindre les Etats à mettre en place une planification quantitative et qualitative des besoins ainsi que des moyens de les satisfaire dans le cadre du mix énergétique choisi.
Même si le développement bienvenu des interconnexions pousse certains à rêver d’une planification européenne, le respect du principe de subsidiarité est essentiel dans ce domaine pour décourager la Commission d’étendre à l’ensemble de l’Union la politique allemande de l’Energiewende dont l’échec a été patent au regard de la sécurité d’approvisionnement et de la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre.
Outre son caractère prévisionnel, l’exercice de planification ouvrirait aux pouvoirs publics l’opportunité d’une régulation du secteur des énergies renouvelables dont le développement insuffisamment contrôlé n’a pas peu contribué à l’imperfection du marché de l’électricité via notamment le clean energy paradox. La généralisation de Contracts for difference qui assurent une rémunération équitable des prosumers en mettant fin à l’effet d’aubaine des subventions ainsi que la gestion publique des futurs capacités collectives de stockage sont autant de moyens d’y parvenir sans casser la dynamique du secteur.
En conclusion il est temps pour la Commission de faire son deuil de la doxa néolibérale qui a inspiré la libéralisation de l’électricité dès la deuxième directive.
Si l’on ne veut pas revivre une nouvelle crise de l’énergie au niveau de l’approvisionnement et de son coût pour le consommateur, le retour de la puissance publique au cœur du réacteur est une nécessité pour que le bien commun de l’électricité reste à la disposition de tous les citoyens.