Le face à face : quel encadrement pour le travail via une plateforme ? 

Image 1: Aurélien Pozzana, Directeur des affaires publiques Europe de  l’Ouest Bolt

Image 2: Ludovic Voet, Secrétaire confédéral de la Confédération européenne des syndicats             

A l’occasion des négociations sur la directive relative à la protection des travailleurs des plateformes, Confrontations Europe a demandé, le 12 février 2024, leurs opinions à Ludovic Voet, Secrétaire confédéral de la Confédération européenne des syndicats, et Aurélien Pozzana, Directeur des affaires publiques Europe de l’Ouest de Bolt.

La proposition de la Commission européenne sur la directive relative à la protection des travailleurs des plateformes a été formulée dès décembre 2021. Cette directive s’appliquerait aux plateformes de travail numérique telles que Uber, Deliveroo, Bolt qui font désormais partie de notre quotidien. Elle propose un cadre de régulation inédit pour penser les transformations des conditions de travail contemporaines et consacrer de nouveaux droits aux travailleurs. Elle permet notamment de penser le statut des travailleurs des plateformes qui font aujourd’hui l’objet d’un flou juridique et fait figure par là-même du droit européen comme laboratoire des droits fondamentaux numériques du travail.  

Pourtant, depuis 2021, cette directive fait l’objet d’intenses négociations interinstitutionnelles et a été modifiée à plusieurs reprises. Un nouvel accord sur le projet aurait été trouvé ce jeudi 8 février, entre les négociateurs du Parlement européen et des Etats membres. Cet accord doit encore être approuvé par le Parlement et le Conseil. Notons également que faire adopter cette directive avant la fin de la mandature actuelle est l’une des priorités de la présidence belge du Conseil de l’UE.  

Dans ce face à face, deux points de vue divergents nous permettent de mieux comprendre les dissensions qui se jouent derrière cette directive et, au-delà, des besoins d’adapter le droit du travail aux transformations du monde du travail.  

Nous confrontons les opinions de Ludovic Voet, Secrétaire confédéral de la Confédération européenne des syndicats, et d’Aurélien Pozzana, Directeur des affaires publiques Europe de l’Ouest de Bolt. 

Confrontations Europe : Quelles seraient les conséquences de l’adoption en l’état de la directive relative à l’amélioration des conditions de travail des personnes travaillant via une plateforme numérique ? 

Aurélien Pozzana : La conséquence de l’adoption par l’UE de la Directive des travailleurs des plateformes est claire et directe : tout le monde est perdant.  

Les chauffeurs de VTC seront les premiers perdants, car la principale conséquence est que cela conduirait à des requalifications massives des travailleurs indépendants en salariés. Or, les chauffeurs ne souhaitent pas cette requalification, elle se fera contre leur gré. Ils  ont choisi le statut indépendant, afin de pouvoir organiser leur temps de travail comme ils le souhaitent et de maximiser leurs revenus, notamment grâce à la possibilité de choisir à chaque moment de travailler avec la plateforme la mieux-disante. 

S’ils sont requalifiés en salariés, cela leur imposera de travailler avec une unique plateforme, qui leur imposera les conditions de travail telles que les horaires, et avec un salaire inférieur à ce qu’ils peuvent espérer en tant qu’indépendant.  

Un exemple très concret : Aujourd’hui, les chauffeurs sont libres d’accepter les offres de courses des plateformes. S’ils sont salariés, ils auront l’obligation d’accepter toutes les courses. Et dans ce modèle les plateformes auront besoin de moins de chauffeurs.  

Les passagers seront aussi perdants avec ces requalifications massives des chauffeurs. Les millions d’utilisateurs en France de ces plateformes n’auront plus la garantie d’accéder à un service de transport efficace, sûr et à un prix raisonnable.  

Enfin, les plateformes VTC, notamment les européennes qui essaient de concurrencer les géants mondiaux, seront fragilisées car elles devront faire face à des coûts très élevés.

Ludovic Voet : Avoir un avis définitif sur la question est maintenant difficile, car le texte fait encore l’objet de modifications. Ce texte est désormais réduit au plus petit dénominateur commun et au strict minimum acceptable pour que cette directive soit encore porteuse de sens. Désormais, ne pas accepter la directive reviendrait à refuser toute directive en soi. 

Pour autant, malgré cela, si cette directive était par la suite appliquée de manière sérieuse et honnête au sein des États membres, elle ouvrirait le potentiel d’une amélioration des conditions de travail d’au moins 5 millions de travailleurs qui sont aujourd’hui estimés être sous un faux statut d’indépendant. C’est-à-dire de bénéficier du droit au salaire minimum, aux congés payés, aux soins de santé, au congé maladie…  

Ici, ce que la directive peut apporter, c’est de la clarté sur le respect des statuts des travailleurs. Le travailleur, l’humain qui désire être indépendant, pourra le rester, mais ceux qui se voient attribuer un statut d’indépendant, sans bénéficier des droits et de l’autonomie associée, et qui sont sous une situation de direction et de contrôle, seront justement requalifiés. 

Grâce à la présomption de salariat et l’inversion de la charge de la preuve, la directive propose davantage une méthode de vérification afin que si moi, travailleur exerçant un travail via une plateforme numérique, je considère que je suis dans une relation de subordination, une procédure de vérification puisse être enclenchée et que les preuves soient fournies par la plateforme qui a accès aux données. Dans le monde digital, la relation de travail entre la plateforme et le travailleur est complexifiée par la gestion algorithmique. On ouvre par la même occasion la boîte noire de l’algorithme avec le chapitre consacré à la transparence algorithmique afin de négocier ce qui est acceptable qu’un algorithme décide seul et ce qui ne l’est pas.

Confrontations Europe : En quoi avoir un texte dédié aux travailleurs des plateformes est-il une bonne chose ou non ? 

Ludovic Voet : Cela fait au moins cinq ans que l’on parle du besoin de légiférer au niveau européen sur les transformations du monde du travail. En ce qui concerne les travailleurs des plateformes, la Commission européenne prévoyait de s’attaquer à cette question depuis 2019, la période de Covid-19 nous avait exposé toute la précarité à laquelle peuvent être confrontés ces travailleurs. 

Il fallait donc combler cette absence de protection pour les travailleurs dits atypiques et l’Union européenne, comme pour d’autres catégories de travail dans le passé, peut venir légiférer afin d’assurer un droit minimum à faire respecter dans tous les États membres et des règles communes au niveau européen dans le but d’éviter une compétition entre 27 législations différentes… 

La directive s’attaque enfin à ce problème. Elle a l’avantage de considérer non seulement les plateformes de transport, mais aussi dans le secteur du soin, de la santé, de l’aide à la personne, de la traduction… L’outil de la plateforme peut être facilement dupliqué à de nombreux secteurs. Il s’agit donc de légiférer pour un développement qui soit soutenable et respectueux du droit du travail, où le laisser-faire de ces dernières années n’est pas efficace. 

Établir des règles pour les plateformes permettrait en outre d’ouvrir la porte sur le marché à des plateformes alternatives plus respectueuses des droits du travail dans leur organisation et qui n’ont pas pour le moment la place dans ce marché.

Aurélien Pozzana : Chez Bolt, nous ne comprenons pas l’intérêt de cette directive, car elle isole les travailleurs de plateformes par rapport aux autres travailleurs indépendants. Par ailleurs, elle ne prend pas en compte la grande diversité des professionnels qui utilisent des plateformes,  que ce soit leurs qualifications, leurs aspirations ou leurs métiers qui sont différemment régulés.   

L’objectif de cette Directive était d’améliorer les conditions de travail des travailleurs des plateformes. Or, dans l’état, elle n’apporte aucune valeur ajoutée. Elle se concentre uniquement sur le statut d’emploi, sans déterminer comment on améliore, là où il le faut, comme il le faut, les conditions de travail. 

Confrontations Europe : Qui devrait avoir la charge de la preuve du statut du travailleur en cas de conflit, le travailleur ou la plateforme ? 


Aurélien Pozzana : Dans les toutes dernières propositions de rédaction de la Directive, on aurait une présomption d’emploi par défaut. Conceptuellement cela pose un problème car la relation entre un chauffeur VTC et une plateforme sera, par défaut, celle d’un employeur et un employé. Ceci nie complètement la volonté des chauffeurs d’être des indépendants, et est contraire à la vision de la France qui a fait le choix du dialogue social comme vecteur de l’amélioration des droits sociaux des travailleurs indépendants. 

En effet, la France a créé l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (Arpe), une instance de dialogue social entre les organisations représentatives des plateformes de VTC et les organisations représentatives des travailleurs indépendants. Grâce à ce dialogue, de substantiels accords concernant les conditions de travail ont été signés, comme, par exemple, une hausse du revenu minimum net par course (9 euros), une garantie de revenu minimum horaire (30 euros par heure d’activité et 1 euro par kilomètre). 

Ludovic Voet : Pour nous, il s’agit justement du principal point positif de la directive depuis le départ et qui a survécu aux détricotages de la directive par les différentes négociations. La présomption de salariat et l’inversion de la charge de la preuve vont ensemble. 

Il y a le parti pris de considérer la partie la plus vulnérable dans la relation. Ici, le travailleur qui ne possède pas les informations du codage de l’algorithme pour prouver la nature de la relation de travail, contrairement à l’employeur ou à l’entreprise. C’est donc, en cas de conflit, à cette dernière d’apporter les preuves nécessaires afin de réfuter et de prouver qu’elle n’est pas en position de contrôle et ne dirige pas le travailleur.  

Aujourd’hui, si nous sommes conduits à aller devant la Cour, nous assistons à une réfutation avocat contre avocat sans que la plateforme doive nécessairement prouver qu’elle n’est pas en position de contrôle, car cela dépendra des différentes législations des États membres. 

Confrontations Europe : L’adoption de la directive devrait-elle, à votre avis, avoir lieu avant la fin du mandat ou lors du prochain ? 

Ludovic Voet : l’objectif est de finir les négociations ce mandat-ci. La suite dépendra de la confirmation de l’accord trouvé le 8 février d’un côté par le Parlement européen et de l’autre par le Conseil. Or, la majorité qualifiée au Conseil n’est pas garantie, car certains pays comme la France, l’Allemagne, qui représentent une grande partie de la population européenne, ne prennent pas parti ou font tout pour rendre le contenu de la directive vain. 

On espère que les clarifications apportées, notamment l’application de la présomption de salariat et de l’inversion de la charge de la preuve qui s’appliquent selon les législations nationales, permettront aux États membres d’aller de l’avant. Cette directive permettra de montrer les plateformes qui respectent les conditions du travail indépendant et celles qui ne le respectent pas. Dans ce dernier cas, il y aura requalification. Cela ne fait pas moins de 795 jours que les travailleurs et travailleuses attendent un peu partout en Europe que le sujet avance. 

Aurélien Pozzana : Chercher à tout prix d’obtenir un accord avant les prochaines élections européennes c’est précipiter les choses, et risquer un mauvais accord qui mettrait en danger les revenus d’un grand nombre de travailleurs indépendants.  

Les institutions européennes ont épuisé les discussions à ce stade, et les délais particulièrement courts laissés aux institutions pour évaluer une toute nouvelle version de la

Directive ne sont pas raisonnables et ne permettent pas une évaluation correcte de ces nouvelles propositions. 

Il est grand temps de mettre en pause les travaux et reprendre les discussions après la mise en place d’un nouveau Parlement européen et d’une nouvelle Commission.

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