Stefan Seidendorf
Directeur adjoint de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg
A la mi-mars, la prise de parole de la chancelière allemande, Angela Merkel, face à ses concitoyens a surpris et donné à penser que l’Allemagne allait jouer cavalier seul dans cette crise sanitaire. Au fil des rencontres, la France et l’Allemagne ont semblé se rapprocher. Une telle coopération survivra-t-elle au choc économique ?
Le 18 mars 2020, quand Angela Merkel prend la parole face aux Allemands, il s’agit d’une première. Hormis ses vœux pour la nouvelle année, la chancelière ne s’est jamais « adressée à la nation ». Dans son allocution de douze minutes, elle reste elle-même, mais les Allemands s’étonnent tout de même que Merkel n’évoque pas une seule fois l’Europe, alors que les nouvelles venant d’Italie et de France ne sont pas bonnes.
Changement de ton le 10 avril. Dans un tweet publié en cinq langues, la chancelière constate : « L’accord des Ministres des finances de l’Eurogroupe constitue un élément important d’une riposte européenne commune et solidaire à la pandémie du Covid-19. Nous ne pouvons surmonter cette crise qu’ensemble. » Serait-ce la marque d’un revirement ?
Comme dans la plupart des pays, les réponses allemandes face au Covid-19 ont d’abord été nationales, sans coordination avec les partenaires européens. Et comme d’habitude, cela peut créer un effet domino. Ainsi, en réaction directe à la décision française du 4 mars de réquisitionner des masques de protection, l’Allemagne interdit les exportations de matériels médicaux, et les deux pays compliquent encore un peu plus la tâche des autorités italiennes (avant de leur venir en aide avec une livraison franco-allemande de matériel plus tard). La décision allemande du 15 mars de réintroduire les contrôles à la frontière avec la France, le Luxembourg, la Suisse, l’Autriche et le Danemark, à l’encontre des fondamentaux de l’espace Schengen, a eu des conséquences directes et négatives pour des milliers de « frontaliers », ainsi que pour les commerces et les entreprises. Finalement, le rejet des « corona bonds », lors du sommet européen du 26 mars, a rappelé, à quelques nuances près, la figure de « Madame Nein » des années de la crise de l’Euro, tourné vers son seul intérêt électoral.
« Une solidarité concrète est née au niveau local et régional »
Cependant, face au nombre grandissant de voix critiques, les positions évoluent. Dans un appel franco-allemand, le président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand et de son homologue allemand Wolfgang Schäuble (CDU) ont précisé le 5 avril : « les règles en matière d’endettement, tant nationales qu’européennes, sont également temporairement suspendues durant cette crise. ». Les deux députés et vice-présidents de la nouvelle Assemblée parlementaire franco-allemande, l’Allemand Andreas Jung (CDU) et le Français Christophe Arend (LRM), ont quant à eux proposé des mesures tant au niveau européen que national, régional que transfrontalier. Et on notera que Schäuble et Jung sont tous deux des piliers de la majorité de la chancelière au Bundestag…
A tout cela, il faut évidemment ajouter la solidarité « concrète », qui est née au niveau local et régional face au déluge qui s’est abattu en Italie et en France surtout. Selon l’ancien directeur de l’ARS du Grand Est, Christophe Lannelongue (limogé le 8 avril), 150 patients ont été évacués vers l’Allemagne, plus que dans d’autres régions françaises 1.
L’image qui se dessine est complexe, avec beaucoup de nuances de gris. Si on cherche à en décrypter le mécanisme, les conclusions de l’Eurogroupe du 9 avril sont édifiantes. En partant, comme souvent, de positions très divergentes, qui plaçaient l’Allemagne et la France dans des camps opposés, la coopération entre les deux ministres des finances Olaf Scholz et Bruno Le Maire a changé la donne. L’Allemagne a lâché les Pays-Bas pour se rapprocher de la position française. Et la France n’a pas fait preuve d’un soutien inconditionnel envers l’Italie, mais a préféré négocier avec l’Allemagne. Cela n’aurait pas été possible sans les instruments de coopération franco-allemande, le rapprochement entre les deux positions ayant été préparé en avance par les deux administrations. En tenant compte des priorités des autres Etats membres, un tel rapprochement peut en fin de compte aboutir au fameux « compromis européen ». Typiquement, le résultat permet d’avancer, sans vraiment donner une « vision » de long terme ou une solution complète. Pour cela, il faudrait que la Commission européenne et le Parlement européen se mettent au travail. Mais bien entendu, toute cette machine nécessite la volonté politique des acteurs et le soutien de ses composantes. Et aujourd’hui, nous ne savons pas encore vraiment si la pandémie va renforcer ce soutien ou si les forces qui travaillent au délitement de l’Europe l’emporteront.
1 Près de 100 ont été évacués vers d’autres régions françaises, selon Libération du 9 avril 2020.