La protection temporaire : Une parenthèse enchantée

Dans cet article, Jean-Louis De Brouwer, Directeur du programme « affaires européennes » de l’Institut Egmont, revient pour Confrontations Europe sur l’expérience tirée de l’application du mécanisme de protection temporaire, suite à l’agression russe en Ukraine, ainsi que sur l’opportunité manquée de donner un nouveau souffle à la politique européenne d’asile et de migration.

Le 8 mars dernier, la Commission européenne présentait son rapport dressant le bilan d’un an d’application de la protection temporaire aux personnes fuyant la guerre d’agression russe contre l’Ukraine. Vingt jours plus tard, la Commission des libertés publiques du Parlement européen adoptait sa position sur quatre textes clés du nouveau Pacte sur la migration et l’asile proposé par la Commission en septembre 2020, ouvrant ainsi la voie à des négociations, sans doute difficiles avec le Conseil. Beaucoup avaient espéré que les leçons seraient tirées de cet exceptionnel effort de solidarité et de protection et donneraient un nouveau souffle à une politique commune de l’asile en souffrance. Ce nouveau modèle testé avec succès allait-il servir d’inspiration ? La réponse est claire, et elle est négative.

Faut-il s’en étonner et le déplorer ? Non, si l’on replace la question dans le contexte de l’histoire courte de l’agenda de l’Union européenne dans le domaine des « Affaires intérieures ».

En octobre 1999, le Conseil européen, à l’occasion d’une réunion spéciale, à Tampere, sous présidence finlandaise, adopte un programme qui établit les fondements d’un futur espace de liberté, sécurité et justice. Il affirme notamment l’ambition d’établir un système européen d’asile commun fondé sur une application pleine et entière de la Convention de Genève. Des objectifs à court terme sont fixés, notamment une détermination claire et applicable de l’Etat membre, responsable de l’examen d’une demande d’asile (on y reviendra). Une ambition à long terme est affirmée : introduire une procédure commune de décision et un statut uniforme de protection. En d’autres termes, faire de l’Union européenne un espace de protection intégré, quel que soit le motif de la demande et le lieu où elle est déposée.

Sursaut de volontarisme politique sans lendemain ? Pas vraiment, puisque ce langage inspirera directement les bases juridiques de la politique commune de l’asile introduites par le Traité de Lisbonne. Sans même attendre cette échéance, les institutions, aiguillonnées par le Conseil européen, et soumises à des délais régulièrement reportés, entament une marche forcée vers des normes minimales communes d’abord, un rapprochement des dispositifs nationaux en matière de conditions d’accueil, procédures et statuts, ensuite. A cette vague législative s’ajoutent l’ouverture d’une dimension externe (le soutien aux pays tiers de premier accueil à travers notamment la promotion de l’outil de la réinstallation), la création d’un organe de support (le « Bureau » précurseur de la future « Agence ») et la mobilisation de moyens financiers alloués proportionnellement aux responsabilités assumées par les Etats membres en matière d’accueil.

Reste cependant le point noir de la solidarité, enjeu politique majeur mais aussi contrainte institutionnelle gouvernant les politiques relatives aux contrôles aux frontières, à l’asile et à l’immigration en vertu de l’article 80 du Traité de Lisbonne. Pour les signataires de l’accord de Schengen, et de la convention qui lui a ultérieurement donné substance, la création d’un espace, sans contrôle aux frontières intérieures, n’était pas concevable sans un contrôle ferme de la frontière extérieure, mutualisé sur base d’une confiance réciproque ; ni l’adoption d’un mécanisme évitant un déséquilibre dans le traitement de la demande en matière de protection internationale. C’est pourquoi une convention signée à Dublin établit, parmi d’autres critères, le principe de la responsabilité de l’Etat d’entrée dans l’espace Schengen.

Ce principe sera intégré dans le droit communautaire par le biais d’un règlement, sujet de nombreuses (tentatives de) modifications et aujourd’hui source de tous les maux. Généralement reconnu comme générateur de procédures lourdes et inefficaces, ce mécanisme a progressivement été perçu comme constitutif d’une solidarité négative, en reportant la responsabilité vers les Etats membres frontaliers du traitement d’une demande de protection de plus en plus forte adressée à l’Union européenne. Et l’explosion se produisit à l’occasion de la crise de 2015-2016 à la suite d’une proposition (délibérément ?) maladroite de la Commission de compenser ce déséquilibre par une relocalisation obligatoire des demandeurs d’asile.

Sans surprise, s’affirmant consciente du besoin de frontières extérieures solides et d’un régime d’asile commun, qui puisse accorder toute l’aide nécessaire aux Etats membres sous pression en raison de leur position géographique, la Présidente von der Leyen, au titre des priorités de la Commission visant à « promouvoir le mode de vie européen », s’engagea donc à proposer un nouveau Pacte sur la migration et l’asile, impliquant la réouverture des discussions sur la réforme des règles de Dublin. Cet ensemble de propositions fut présenté, en septembre 2020, au terme d’un intense processus de consultations. Parmi beaucoup d’autres, deux éléments ont immédiatement retenu l’attention : malgré certains effets d’annonce, les principes fondamentaux du système de Dublin restaient bien au cœur du dispositif et l’abrogation de la directive sur la protection temporaire était envisagée au terme de l’adoption d’un nouveau règlement destiné à s’appliquer aux situations de crise et de force majeure.

Il a été beaucoup écrit sur la remarquable rapidité de réaction de l’Union face au déplacement massif de populations à la suite du déclenchement de l’invasion russe, avec la décision unanime du Conseil du 4 mars d’appliquer la directive de 2001 restée lettre morte jusqu’alors. On n’y reviendra donc pas. Pas plus que sur l’élan de générosité qui a accompagné sa mise en œuvre, sur les efforts louables de la Commission pour soutenir les gouvernements, les autorités locales et les organisations de la société civile dans la recherche de solutions aux multiples problèmes inédits en découlant. Pas plus d’ailleurs que sur les raisons pour lesquelles elle était restée lettre morte jusqu’alors.

Dans ses recommandations aux présidences suédoise et espagnole du Conseil, le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés souligne que la réaction de l’Union européenne à la situation en Ukraine ne devrait pas être l’exception, mais plutôt le prototype d’une réponse juste, efficace et coordonnée à la demande de protection internationale, tout en notant que certains aspects de la proposition de règlement relative aux situations de crise et de force majeure constituent des dérogations significatives aux obligations découlant du droit international ainsi que de l’acquis communautaire.

Le message de la Commission est lapidaire : les circonstances ont démontré la pertinence de la directive sur la protection temporaire, qui doit donc être conservée tout en assurant sa coordination avec le règlement en projet. L’analyse de l’Agence européenne pour l’asile, publiée parallèlement à celle de la Commission, est toutefois plus élaborée, offrant plusieurs pistes de réflexion dans ses conclusions.

Mais entretemps le chantier de la politique commune est resté ouvert. Remarquablement silencieux depuis la présentation par la Commission de son « nouveau pacte » malgré les difficultés rencontrées par ce dernier, le Conseil européen s’est exprimé en février, répondant à l’inquiétude de certains Etats membres face à l’augmentation des demandes d’asile en 2022. Les conclusions consolident une ligne aux fondamentaux inchangés : coopération plus musclée avec les pays tiers, pratiques d’éloignement plus efficaces, frontières extérieures mieux contrôlées, renforcement de la lutte contre la traite et le trafic (en sus de ce nouveau concept d’« instrumentalisation »). Ce qui semble avoir été un débat difficile à enclencher un processus, conduisant au Conseil européen de juin.

Au-delà de l’autocongratulation, nulle trace donc de l’expérience tirée de l’application de la protection temporaire. Est-ce décevant ? Non, quand on revient à la raison d’être de l’instrument : l’asile restant un droit individuel, il importe, pour préserver ce droit, de prévoir un régime juridique provisoire pour éviter l’engorgement des services des pays d’accueil, en cas d’afflux massif dans l’attente d’un retour à la normale. Rien d’étonnant, non plus donc, concernant le malaise quant à la discrimination notée par rapport aux demandeurs d’asile (la directive de 2001 ayant en outre été adoptée dans un contexte où les esprits, frappés par les conséquences de la guerre en ex-Yougoslavie, étaient manifestement enclins à plus de générosité).

Bien sûr, des enseignements auraient pu être tirés : le libre choix des demandeurs de protection internationale, quant à leur établissement, n’est pas nécessairement une alternative à rejeter face à la mécanique bureaucratique de Dublin. Mais tout semble indiquer que la protection temporaire restera une parenthèse. Une parenthèse juridique puisque son application est limitée à un maximum de trois ans. Une parenthèse politique, dans l’espoir que les conditions soient rétablies d’un retour, si c’est leur choix, de celles et ceux qui en bénéficient pour contribuer à la reconstruction de l’Ukraine.

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