LA POLITIQUE EUROPÉENNE À L’ÉPREUVE DES MANIFESTATIONS ÉTUDIANTES SERBES


Par Marina Glamotchak, Consultante et chargée de recherches en
analyse stratégique, politique et économique dans le domaine de l’énergie

L’Union européenne (UE), qui misait jusqu’alors sur l’acquis communautaire pour consolider la démocratisation des pays candidats, a pris un virage géopolitique en octroyant le statut de candidat à l’Ukraine et à la Moldavie (2022), puis à la Géorgie (2023). Cette nouvelle action exaspère les pays des Balkans occidentaux, candidats de longue date à l’intégration. Ce revirement stratégique majeur, associé aux contradictions internes de l’UE et à sa capacité d’absorption limitée, encourage les dérives autoritaires dans les Balkans, comme en témoigne l’accueil à l’Élysée du président serbe, Aleksandar Vučić – figure contestée dans son pays, accusée de bafouer les principes et les valeurs que l’UE et la France sont censées défendre.

Dans l’antichambre de l’Union européenne 

Les pays des Balkans occidentaux, qui se trouvent dans l’antichambre de l’UE depuis 2003 (Sommet de Thessalonique) réalisent plus de 70% de leurs échanges économiques avec l’UE et ont intégré – via la Communauté de l’énergie – le modèle énergétique de l’UE. La mise en place d’un nouveau concept politique d’intégration/adhésion en trois temps (convergence économique, intégration graduelle, pleine adhésion à l’Union) explique la lenteur à finaliser les candidatures des Balkans occidentaux, même si la Commission européenne a lancé en novembre 2023 un nouveau Plan de croissance doté de 6 milliards d’euros. Le premier rapport sur la convergence, attendu à l’automne 2025, évaluera la convergence économique (infrastructures, compétences, environnement des affaires, numérique et transition écologique) des Balkans avec l’UE.


Florent Marciacq, « L’élargissement de l’Union : une ambition ébranlée dans un monde sans boussole », Fondation Jean Jaurès, le 7 mars 2025

Bien qu’un rapport (octobre 2023) sur l’évaluation du progrès dans le cadre du processus d’élargissement de l’UE ait estimé que la Serbie était prête à ouvrir les négociations sur huit chapitres, les États membres ont rejeté (novembre 2024) l’ouverture des chapitres axés sur la compétitivité et la croissance économique. Depuis l’obtention de son statut de pays candidat (2012) et le début des négociations d’adhésion (2014), la Serbie a ouvert 22 chapitres sur 35, mais seuls deux ont été provisoirement clos. Or, malgré les progrès enregistrés par la Serbie en matière de gouvernance démocratique, sa perspective d’adhésion à l’UE semble compromise par deux enjeux majeurs :

  • la normalisation de ses relations avec son ancienne province, le Kosovo, qui a déclaré son indépendance en 2008. En dépit des négociations facilitées par l’UE, la Serbie, qui ne reconnaît pas cette indépendance, se trouve impliquée dans un conflit dit interétatique ;
  • le manque d’alignement de Belgrade sur la politique étrangère de l’UE (pas de sanctions imposées à la Russie et un accord bilatéral de libre-échange conclu avec Pékin) a freiné l’avancement du processus d’adhésion de la Serbie.

Lucas Da Silva, « Serbie : où en est la procédure d’adhésion à l’Union européenne ? », Toute l’Europe, le 09 décembre 2024.

Des relations ambigües avec le pouvoir serbe

Le fait que Bruxelles continue à maintenir des liens avec Belgrade, malgré ce blocage de la perspective d’adhésion de la Serbie, conduit l’opinion publique serbe à percevoir l’UE comme un allié du régime. Le récent plan de soutien (mai 2024) illustre l’ambivalence de l’UE : la Serbie, invitée à proposer des réformes, a vu le déblocage par la Commission européenne de 1,5 milliard d’euros (prêts et subventions conditionnels) malgré les pratiques antidémocratiques de Vučić, au pouvoir depuis 2012.

L’indifférence de l’UE face aux manifestations massives serbes qui, depuis novembre 2024, protestent contre le musellement systématique des médias, le recul démocratique (la fraude électorale en décembre 2023, l’intimidation des opposants politiques, la captation des institutions démocratiques par un parti politique, le culte de personnalité), la mise en place d’un réseau d’influence mafieux et la corruption endémique, renforce cette perception et suscite de vives inquiétudes en Serbie.

L’Union européenne (UE), obnubilée par sa stratégie d’endiguement de l’influence russe dans les Balkans, a privilégié l’avancement de ses propres intérêts au détriment d’une compréhension des dynamiques internes des nations de la région. Cette approche contraste avec la complexité de la politique étrangère serbe, marquée par un jeu d’« équilibriste » orchestré par Vučić.


Lucas Da Silva, « Serbie : où en est la procédure d’adhésion à l’Union européenne ? », Toute l’Europe, le 09 décembre 2024.

La stratégie du président serbe semble osciller entre des logiques contradictoires, évoquant un certain non-alignement à la Tito, avec des conseillers occidentaux, une amitié affichée avec Macron (acquisition d’avions Rafale), tout en développant des liens étroits avec Poutine et Xi Jinping, en dépit de l’objectif d’adhésion à l’UE. Vučić courtise l’UE en s’alignant formellement sur le processus d’adhésion et en sollicitant des fonds destinés à des réformes. Il cultive des relations avec tous les pays qui partagent la position serbe sur le Kosovo. Il ménage la Turquie pour maintenir la stabilité au Sandjak, région serbe à majorité musulmane. Il mène une « diplomatie multi vectorielle » et utilise les tensions internes du pays liées à la question de la non-reconnaissance du Kosovo, tout en cédant progressivement, face aux exigences de l’UE, des prérogatives aux autorités albanaises. C’est pourquoi les controverses sur sa politique européenne exacerbent le ressentiment de la population serbe envers le camp occidental, alimenté déjà par les sanctions économiques (1991-1995), les bombardements de l’OTAN (1999) et la perte forcée du Kosovo. L’association de l’UE à l’exploitation de lithium à Jadar, malgré de hauts risques environnementaux, renforce le sentiment d’amertume.

Dans ce climat complexe, face à une classe politique perçue comme autoritaire et corrompue, dont la soif de pouvoir et de richesses est insatiable, une résistance populaire non-violente émerge depuis cinq mois, menée par les étudiants serbes. Principal moteur de cette contestation, l’émergence d’une jeunesse dite « numérique », jusque-là perçue comme dépolitisée, constitue un phénomène singulier. De plus, cette vague pro-démocratique contraste avec la montée des tendances autoritaires en Occident et démontre, une fois de plus, la capacité de résistance de la société civile serbe.

Manifestations en Serbie

Ces manifestations apparues en novembre 2024 – après l’effondrement d’un auvent à la gare de Novi Sad, qui a coûté la vie à seize personnes -, sont les plus significatives du mandat de Vučić. Déclenchée par la corruption et la mauvaise gestion du secteur de la construction révélée par la tragédie, la manifestation initiale des étudiants s’est transformée en soulèvement après de multiples agressions physiques à l’encontre des protestataires. L’obstruction de Vučić à la publication des documents sur la construction de l’auvent en question, une revendication centrale, est perçue comme la preuve de la corruption de son parti.

D’un point de vue sociologique, deux générations se distinguent : celle des « perdants de la transition » , ayant cru à la démocratie dans les années 1990. Ils ont été confrontés à des privatisations au bilan contesté tout était vendu (terres, mines, sources d’eau, banques, usines en faillite) aux nombreux licenciement et désengager des organisations politiques et à écarter l’option parlementaire comme levier de changement.


Florent Marciacq, « L’élargissement de l’Union : une ambition ébranlée dans un monde sans boussole », Fondation Jean Jaurès, le 7 mars 2025

Vučić, en organisant un contre-meeting, a clairement manifesté sa détermination à s’accrocher au pouvoir, rendant improbable une chute sans effusion de sang, à la différence du 5 octobre 2000 qui a renversé Milošević. Au lieu de chercher une issue à cette crise, il propose un nouveau gouvernement ! Aussi la question de savoir comment le mécontentement se transformera en une force politique efficace et opérante commence à prendre forme. Les étudiants exigent des élections anticipées avec une force politique unie face au régime actuel. Les manifestations étudiantes serbes soulèvent deux questions fondamentales concernant les dérives de la démocratie libérale : une dimension interne liée à la légitimité électorale contestée et à la privatisation des institutions, et une dimension plus large qui oppose deux visions du monde, non seulement en Serbie mais également en Europe : les globalistes (acteurs des dérives libérales) et les partisans d’une autonomie nationale (ou souverainistes) ainsi que de différentes régions (dont en Serbie la Voïvodine, le Sandzak, le Kosovo). Or, au terme d’un périple à vélo de plus de 1 400 km, des étudiants serbes, arrivés à Strasbourg puis à Bruxelles, interpellent l’UE sur la nécessité de repenser sa stratégie de promotion des principes démocratique.

2025.05.14-Glamotchak

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