COMPTE RENDU : “TABLE RONDE FRANCE-ITALIE : VERS UN PARTENARIAT INDUSTRIEL POUR L’AVENIR DE L’ÉNERGIE BAS-CARBONE AVEC LE NOUVEAU NUCLÉAIRE”
Co-organisée par Confrontations Europe et l’IREFI le 21 mai 2025 au Parlement européen à Bruxelles, cette table ronde franco-italienne était consacrée au nouveau nucléaire. Placé sous le patronage des députés européens Christophe Grudler (Renew, France) et Fulvio Martusciello (PPE, Italie), l’événement a réuni décideurs politiques, industriels et acteurs financiers des deux pays.
Cette rencontre s’inscrivait dans le cadre d’un approfondissement du dialogue bilatéral sur le nucléaire civil, levier stratégique pour une souveraineté énergétique européenne décarbonée. Les débats ont été ouverts par Michel Derdevet, président de Confrontations Europe, et Fabrizio Maria Romano, président d’IREFI.
Cette table ronde s’est déroulée selon la règle de Chatham House.
Préambule
La coopération franco-italienne en matière énergétique est le fruit d’un long dialogue, initié pour partie dès les années 1982 avec la mise en place d’un sommet bilatéral annuel (1). En 2009, cette collaboration se voit prolongée dans le champ du nucléaire avec la signature d’un accord entre les deux gouvernements, visant à permettre, à terme, la construction d’au moins quatre réacteurs en Italie (2). C’est toutefois plus tard et dans un contexte plus large de retour des projets d’énergie nucléaire en Europe que cette coopération a pris une toute nouvelle ampleur.
Au niveau européen, cette réémergence d’une ambition en matière nucléaire s’est notamment incarnée dans la reconnaissance du rôle clef des Small Modular Reactors (SMR) pour assurer la décarbonation du système électrique, en particulier au travers de l’annonce en février 2024, par la Commission européenne, de la création de l’Alliance européenne pour les SMR (3). Ces réacteurs, caractérisés par leur conception modulaire et leur petite taille, bénéficient d’un faible coût d’infrastructure et d’une capacité à être déployé à proximité des centres de consommation d’électricité, limitant ainsi les coûts de mise à niveau et de prolongement des réseaux.
En Italie, comme de nombreux autres États membres, c’est ce type de réacteur qui a les faveurs du gouvernement actuel, dont l’objectif est l’introduction d’une loi établissant un cadre pour le retour du nucléaire civil dans le pays. Ces impulsions se doublent également d’initiatives industrielles, à l’image de la création de Nuclitalia le 14 mai dernier et dont l’objectif est, dans un premier temps, d’évaluer la maturité des technologies en cours de conception. En France, de multiples acteurs œuvrent déjà au développement de différents types de réacteurs modulaires, qu’ils s’agissent de réacteurs à sels fondus, à très haute température ou micro-modulaires. De même, à l’image de l’Italie, une évolution du cadre réglementaire se trouve actuellement en préparation pour faire face à cette nouvelle donne, notamment via la préparation d’une réforme du Code de l’environnement.
Toutefois, les défis restent nombreux : financiers, technologiques ou réglementaires. L’avance de certains acteurs extra-européens est également un sujet de préoccupation, tandis qu’une voie commune se doit d’être trouvée entre européens pour construire une stratégie de soutien au renforcement d’une industrie souveraine européenne en la matière. Dans ce contexte, la coopération entre la France et l’Italie, inspirée par les articles 5 (Coopération économique, industrielle et numérique) et 8 (Enseignement, formation, recherche et innovation) du Traité du Quirinal, peut constituer un embryon essentiel à l’établissement de positions communes.
Début des travaux
Les échanges ont commencé par souligner l’émergence d’un momentum global favorable au nucléaire, considéré par de nombreux participants comme une opportunité historique pour l’Europe. À cette fin, les personnes présentes ont évoqué la nécessité de structurer une coopération renforcée, notamment à travers un cercle franco-italien réunissant personnalités politiques, experts et industriels, désireux de penser ensemble l’avenir de cette filière stratégique.
Un contexte européen en pleine mutation
Les États membres de l’Union européenne ont remis leurs plans nationaux énergie-climat. Parmi eux, 18 pays sur 27 ont intégré l’option nucléaire dans leur mix énergétique, représentant 148 GW de puissance installée.
Au Parlement européen, l’intergroupe sur le nucléaire compte près de 120 députés, ce qui en fait l’un des plus influents. Ce soutien politique croissant s’inscrit dans un contexte marqué par plusieurs initiatives structurantes : l’Alliance européenne du nucléaire, la création de l’Alliance européenne pour les SMR (4) en février 2024 ou encore l’Alliance patronale du nucléaire (5).
Sur le plan national, des signaux positifs sont également observés dans des pays jusque-là
très opposés à l’énergie nucléaire : le Danemark s’ouvre à la technologie nucléaire via les petits réacteurs modulaires (SMR), la révision progressive de la position allemande historiquement anti-nucléaire, la Belgique confirme son orientation en faveur du nucléaire, et l’Italie fait évoluer son plan énergie-climat en ce sens.
Les perspectives à long terme : les SMR comme pivot de la stratégie industrielle
Selon les projections de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), plus de 1 000 petits réacteurs modulaires pourraient être déployés d’ici 2050, dans plus de 30 pays (6), pour une capacité de 120 GW si un cadre réglementaire et financier incitatif venait à être mis en œuvre dans les pays moteurs pour le développement de ces technologies.
Les SMR offrent une approche décentralisée, modulaire et intégrable, qui rompt avec la tradition des grands réacteurs. Ils introduisent une flexibilité inédite dans le mix énergétique, renforçant la génération d’hydrogène vert, mais facilitant aussi l’alimentation des zones industrielles et la réduction des coûts de raccordement, renforçant dès lors la résilience des systèmes nationaux.
Ce tournant est perçu comme un changement de paradigme, dans lequel l’Europe dispose d’un tissu d’entreprises innovantes. Il fut souligné que ces technologies sont particulièrement pertinentes pour les sites industriels, permettant une production locale, sécurisée et compétitive.
Cadre réglementaire et initiatives européennes en cours
En parallèle de ces constats positifs pour le développement de la filière, les intervenants ont identifié plusieurs instruments clefs en discussion à l’échelle européenne : le CISAF (Draft Clean Industrial State Aid Framework) comme mécanisme de soutien à l’industrie nucléaire, la directive sur les aides d’État, l’acte délégué sur l’hydrogène bas carbone, l’ autorisation des contrats PPA (Power Purchase Agreements) pour le nucléaire, prévue à partir de 2026, le Clean Industrial Deal qui pourrait intégrer une préférence européenne dans les marchés publics, le PINC (Programme indicatif nucléaire), inscrit dans le traité Euratom et dont la révision devrait intervenir à la fin de l’année 2025.
Il a enfin été souligné que l’AIEA, l’OCDE et la DG ENER sont les mieux placées pour piloter et accompagner ces dynamiques, en assurant un suivi rigoureux des projets.
Une transition devenue pleinement industrielle
Le consensus s’est formé sur le fait que la question nucléaire n’est plus théorique : elle est entrée dans une phase industrielle concrète. Par exemple, de grandes entreprises du numérique (notamment les data centers) ont engagé des accords directs avec des producteurs d’électricité décarbonée, ce qui montre l’évolution rapide de la demande.
Trois défis majeurs ont été identifiés :
- Un besoin d’investissement clair, stable et lisible
- Un renforcement des capacités réglementaires européennes
- Une meilleure coordination entre États membres
Souveraineté énergétique et sécurisation de l’approvisionnement
La sécurité énergétique a été abordée avec gravité. Il a été rappelé qu’un blackout de grande ampleur pourrait durer plusieurs jours, voire deux semaines, en cas de rupture d’approvisionnement, posant une menace directe à la souveraineté européenne.
L’Europe est confrontée à une question structurante : Faut-il continuer à importer notre énergie, ou repenser une stratégie nucléaire intégrée, incluant notamment la fermeture du cycle, le retraitement des déchets, et l’exploitation de technologies alternatives (thorium, réacteurs de 4e génération) ?
Trois axes stratégiques sont apparus dans les interventions industrielles :
- Défossilisiation : Priorité à la réduction de l’usage des combustibles fossiles, notamment dans les procédés industriels à très haute température (jusqu’à 700°C), très émetteurs de CO2.
- Compétitivité : Les solutions déployées doivent être efficaces et soutenable économiquement, en intégrant leur coût d’usage réel.
- Sécurisation : La souveraineté passe par un contrôle des filières énergétiques, depuis la
ressource primaire jusqu’à l’utilisateur final.
Ressources humaines et formation
Un constat unanime a émergé : sans un plan ambitieux de formation, la relance nucléaire restera contrainte. La question des compétences est désormais centrale :
- Quels profils techniques former ?
- Quel niveau d’opérationnalité à court terme ?
Comment mobiliser les outils de l’Union des compétences, annoncée le 5 mars par la Commission européenne ?
Appel à une coopération européenne structurée
L’ensemble des participants a insisté sur le fait que la dispersion des initiatives nationales serait contre-productive. Une coopération européenne structurée est nécessaire :
- Mutualisation des ressources et des projets
- Harmonisation des normes
- Création de chaînes de valeur souveraine
À cet égard, le partenariat franco-italien a été salué comme exemplaire, démontrant qu’une coopération bilatérale peut produire des résultats concrets et stratégiques.
Vers un nouveau pacte énergétique européen
La décarbonation ne pourra aboutir sans une implication directe des entreprises, principales émettrices. Il a été rappelé que l’argent public ne saurait suffire : la réussite de la transition nécessite des alliances solides entre États, industriels et acteurs technologiques, autour d’une vision stratégique ancrée dans l’innovation, la résilience énergétique et la souveraineté.
Les résultats de ces travaux franco-italiens seront portés à l’attention des institutions européennes, afin de nourrir le débat sur l’avenir énergétique de l’Europe.
Séquence 1 – Présentation des convergences industrielles franco-italiennes suivi d’un tour de table sur les perspectives européennes de coopération dans la construction d’une filière du nouveau nucléaire
Cette première table ronde est revenue sur les travaux menés à l’issue du Forum France-Italie de l’Énergie du 4 avril 2025 à l’Ambassade d’Italie à Paris, et la présentation des six points de consensus rédigés dans cette occasion entre industriels français et italiens, en vue d’une action commune au niveau européen. À cette occasion, ont été notamment abordées les récentes évolutions, au sein des deux pays, dans la structuration de leurs filières respectives des SMR, à l’image de la création de la société-cadre Nuclitalia le 15 mai dernier en Italie, fruit de l’association d’Enel, Ansaldo Energia et Leonardo.
La coopération franco-italienne sur les SMR
La table ronde a tout d’abord mis en lumière l’opportunité stratégique que représente la coopération entre la France et l’Italie dans le domaine du nouveau nucléaire, avec un accent particulier sur le développement des petits réacteurs modulaires (SMR). En Italie, le nucléaire n’est désormais plus un sujet tabou. Bien que le pays ait abandonné son programme nucléaire il y a près de quarante ans, il a su maintenir un socle solide de compétences industrielles, d’ingénierie et de savoir-faire technologique dans ce domaine. Aujourd’hui, une volonté politique et industrielle claire se manifeste en faveur d’un retour à l’énergie nucléaire.
L’entreprise Nuclitalia incarne pleinement ce renouveau : elle vise non seulement à répondre aux besoins du marché italien, mais également à se positionner comme un acteur compétitif à l’échelle européenne et mondiale. Elle s’apprête d’ailleurs à lancer une première phase d’étude de faisabilité, d’une durée estimée à 18 mois, dont l’objectif sera de déterminer la technologie nucléaire la plus pertinente pour l’Italie.
La coopération entre la France et l’Italie se concentre notamment sur les SMR à eau pressurisée, technologies jugées à la fois les plus matures et les plus rapidement industrialisables en Europe. À cet égard, les projets portés par NUWARD, sous l’impulsion d’EDF, et Ansaldo Nucleare se distinguent. La technologie NUWARD illustre tout particulièrement cette approche : sa capacité à fonctionner avec du combustible MOX lui confère un avantage notable en termes de réduction de la consommation de ressources naturelles et de limitation des déchets radioactifs. Des start-ups comme Naarea ou Newcleo développent également des technologies particulièrement innovantes : un micro-générateur nucléaire à neutrons rapides et sels fondus pour Naarea et un mini-réacteur à neutrons rapides refroidi au plomb pour NewCleo.
Ces deux entreprises ont d’ailleurs signé un accord de partenariat stratégique et industriel, signé en janvier 2024. Ces choix technologiques s’inscrivent pleinement dans une logique d’efficacité du cycle du combustible et de durabilité énergétique, deux priorités partagées par les deux pays.
Enfin, bien que la coopération franco-italienne ait été au cœur du sujet, les intervenants ont souligné l’importance de développer des partenariats élargis au sein de la chaine nucléaire, notamment à travers des initiatives ou peuvent être explorées des pistes concrètes de coopération industrielle et d’harmonisation des stratégies. La réflexion s’est également élargie à la fusion nucléaire. À cet égard, plusieurs partenariats stratégiques ont été cités, à commencer par celui noué entre ENI et le MIT dans le cadre d’une coopération transatlantique, avec pour ambition une entrée en service commerciale dès 2030. L’implication d’EDF dans le projet ITER a également été évoquée, illustrant l’importance que certaines entreprises accordent à la R&D de pointe et à l’ingénierie scientifique comme piliers de leur stratégie énergétique à long terme. Autre exemple notable : le projet ALFRED / EU-SMR-LFR, porté par Ansaldo Nucleare avec le soutien de l’Union européenne, qui vise à développer une filière européenne de réacteurs rapides refroidis au plomb (LFR).
Les enjeux structurels du développement nucléaire en Europe
Plusieurs enjeux structurants ont été identifiés pour assurer le développement du nucléaire avancé en Europe, en particulier des petits réacteurs modulaires (SMR) : le financement, la capacité industrielle à répondre à une demande croissante d’électricité, le cadre réglementaire européen, les investissements, la préservation de la chaîne de valeur ou encore la formation. La question du financement a d’ailleurs été plus amplement développée dans la seconde séquence.
Tout d’abord, le cadre réglementaire actuel constitue un frein significatif à l’accélération des projets nucléaires en Europe. Un exemple concret a été évoqué : celui de la Slovénie, envisagée comme possible site d’implantation pour un réacteur destiné à exporter de l’électricité vers l’Italie et la Croatie. Si des financements extérieurs seraient théoriquement mobilisables, le modèle économique reste fragile, notamment parce que le retour sur investissement, fondé sur le volume d’électricité produite, n’est pas suffisamment garanti dans les conditions actuelles.
À titre de comparaison, la Finlande a pu développer un montage financier viable dans un cadre réglementaire plus adapté (7). En revanche, dans le reste de l’Europe continentale, les règles en vigueur ne permettent pas encore de reproduire ce type de schéma, qui devrait reposer sur un modèle transnational partagé par plus d’un pays. D’où un appel fort à l’évolution du cadre réglementaire européen, afin d’envoyer un signal clair au secteur et de renforcer l’attractivité des projets nucléaires pour les investisseurs.
D’ailleurs, pour soutenir durablement les investissements, ceux-ci doivent s’inscrire dans un environnement stable, prévisible et sécurisé, reposant sur des règlementations lisibles, une législation cohérente, et des mécanismes de soutien adaptés. La mise en place de partenariats industriels solides, ainsi que la constitution de réseaux européens favorisant le dialogue et la collaboration entre États membres, apparaît comme une condition indispensable à la réussite de cette dynamique.
De plus, parmi les six axes de convergence identifiés entre pays européens, la reconnaissance mutuelle des certifications a été soulignée comme l’un des enjeux les plus complexes, mais aussi les plus décisifs. Le licensing, c’est-à-dire le processus d’homologation et de certification des technologies nucléaires, représente aujourd’hui un goulot d’étranglement majeur. Par exemple, Rolls-Royce prévoit que l’examen de son design de SMR par les régulateurs britanniques prendra quatre ans et demi. Une harmonisation à l’échelle européenne est nécessaire pour faciliter le déploiement des SMR et réduire les délais d’autorisation, tout en maintenant un haut niveau de sûreté.
Un autre enjeu essentiel abordé concerne la préservation de la chaîne de valeur européenne. Il a été rappelé la nécessité de maintenir les composants clés, les capacités de production critiques et les savoir-faire industriels sur le territoire européen. Dans cette perspective, la coopération entre la France et l’Italie a été qualifiée de stratégique pour garantir à l’Europe une souveraineté technologique et industrielle dans le domaine du nucléaire avancé.
Enfin, la question de la formation a également été évoquée. Le développement du nouveau
nucléaire suppose une mobilisation des compétences sur l’ensemble de la chaîne.
Vers une vision stratégique de long terme et durable du nouveau nucléaire
Dans un contexte où l’Europe doit faire des choix technologiques structurants pour son avenir énergétique, il est impératif d’adopter une vision de long terme. Cela implique non seulement d’anticiper l’émergence de nouvelles technologies, mais aussi de considérer l’ensemble du cycle du combustible, y compris sa phase finale. Il a ainsi été rappelé que les décisions prises aujourd’hui auront des répercussions sur les cent prochaines années. Cette perspective impose de conjuguer une approche à court terme, pour répondre aux besoins urgents de décarbonation et de souveraineté, avec une réflexion à long terme, intégrant notamment la fermeture du cycle du combustible comme objectif stratégique.
Le nucléaire avancé évolue désormais dans un environnement multi-technologique, ce qui renforce la nécessité de s’appuyer sur des compétences européennes robustes et coordonnées. L’un des enjeux centraux est d’identifier quels acteurs franchiront le dernier seuil technologique, permettant de proposer une solution industrielle mature et compétitive pour soutenir les ambitions climatiques de l’Union.
De plus l’innovation ne doit pas être perçue comme un risque, mais comme une opportunité, en particulier dans le cadre de la transition énergétique. Le nouveau nucléaire représente à ce titre des retours sur investissement qui sont évaluées à plus de deux milliards d’euros.
Il a également été insisté sur l’importance stratégique du transfert de technologies et sur les récentes orientations politiques françaises, qui positionnent clairement le cycle du combustible nucléaire au cœur d’une stratégie industrielle et énergétique de long terme. Il ne s’agit plus simplement de répliquer les modèles du passé, mais bien de construire un nouveau paradigme, fondé sur l’expérience de l’utilisateur final : une énergie accessible, compétitive, et fiable.
Le développement des SMR s’inscrit pleinement dans cette logique. En tant que source d’énergie programmable, ils permettent de garantir la stabilité du réseau tout en répondant aux critères de décarbonation. Leur mise en service à l’horizon 2030 représenterait un tournant pour la souveraineté énergétique européenne.
Ce besoin devient d’autant plus pressant face à l’impact anticipé des nouveaux usages énergétiques identifiés lors de la table ronde comme le développement de l’intelligence artificielle et des centres de données qui pourraient provoquer un véritable tsunami énergétique.
Enfin, une attention particulière a été accordée aux technologies perçues comme encore immatures, telles que la fusion magnétique ou certaines formes de nucléaire avancé. Loin d’être marginales, ces innovations pourraient transformer profondément le parcours de décarbonation de l’Europe dans les décennies à venir. Les approfondir dès aujourd’hui est une nécessité stratégique, si l’Europe souhaite rester à la pointe de l’innovation énergétique mondiale.
Séquence 2 – Exploration des besoins de financement des transformations pour une filière européenne du nouveau nucléaire
La deuxième séquence des échanges s’est concentrée sur les besoins et les leviers de financement nécessaires à la structuration d’une filière européenne renouvelée du nucléaire civil. Elle a abordé à la fois les modalités d’investissement, les soutiens institutionnels disponibles et les perspectives d’alignement stratégique entre les acteurs publics et privés dans un contexte industriel en mutation.
Structuration du financement pour une filière européenne du nouveau nucléaire
Cette séquence s’inscrit dans une période industrielle particulièrement tendue. Il a été rappelé que 2040 est déjà « demain matin » pour l’industrie, et que les transformations à mener doivent s’appuyer sur une dynamique rapide et durable. Les contraintes sont nombreuses : ressources humaines insuffisantes, accélération numérique, nécessité de prolonger la durée de vie des centrales existantes et d’intégrer les nouveaux usages énergétiques.
Dans ce contexte, il a été conseillé de mobiliser des capitaux privés sur une période de 15 ans, avec un retour sur investissement clair, en particulier pour les technologies SMR et AMR. Il a été reconnu que les investissements passés n’ont pas permis de démontrer un coût compétitif, du fait notamment de changements réglementaires, de suspensions de chantiers ou de modifications de projets en cours de construction. D’où l’importance de rendre la logique du nouveau nucléaire plus stable, prévisible et lisible pour les investisseurs.
Les acteurs du financement public comme BPIFrance ou la Cassa Depositi e Prestiti (CDP) ont ici un rôle déterminant. BPIFrance, opérateur de l’État dans le cadre de France 2030, a mobilisé deux enveloppes majeures : 500 millions d’euros pour le projet NUWARD, et 500 millions d’euros via un appel à projets dédié aux réacteurs innovants. L’approche est progressive, avec un premier financement public (aides d’État), suivi de l’intervention de capitaux privés, notamment pour accompagner les start-ups.
Concernant les réacteurs de quatrième génération (à neutrons rapides), les financements proviennent aujourd’hui en majorité du capital-risque, avec certains projets commençant à atteindre un retour sur investissement. Un changement de paradigme a été initié en mars dernier autour de la fermeture du cycle du combustible, aujourd’hui considérée comme un enjeu stratégique pour la France.
Le rôle du secteur privé a aussi été fortement mis en avant. Des financements significatifs sont attendus sous forme d’equity ou de mécanismes de garantie (comme des prêts à taux zéro). En l’état actuel, les ressources publiques ne sont pas suffisantes, rendant les capitaux privés fondamentaux. À ce titre, plusieurs entreprises aux compétences remarquables ont déjà fait le choix stratégique de quitter le gaz pour investir dans le nucléaire, mais demandent une visibilité claire et stable de la part des institutions.
Il a été salué l’ouverture des fonds européens aux start-ups nucléaires, tout en regrettant que le programme InvestEU exclue encore le nucléaire — un point qu’il est urgent de débloquer. Par ailleurs, il a été souligné que le marché des SMR est encore en phase de démarrage et loin d’être pleinement mature, ce qui appelle une implication accrue des institutions dans les phases de lancement (« kickoff ») des projets.
Enfin, il a été observé que la nature des investisseurs change. Une présence croissante de family offices et de fonds d’investissement prêts à prendre des risques a été relevée. En revanche, les fonds de pension sont encore peu présents. Certains acteurs industriels tels que Total Energies, mais aussi des géants technologiques américains comme Google, commencent à s’investir dans le secteur. Les fonds de capital-risque rencontrent toutefois des difficultés du fait de l’absence de visibilité suffisante (au moins 10 ans), ce qui renforce la nécessité d’un accompagnement extra-financier, aussi important que l’accompagnement financier.
Renforcement des capacités humaines et technologiques pour la souveraineté énergétique
La relance de la filière nucléaire européenne ne peut se faire sans un investissement massif dans les compétences humaines et la recherche.
Le sous-investissement dans la recherche nucléaire en Europe a été dénoncé comme l’une des principales contraintes du secteur. Les banques de financement public ont exprimé leur souhait de voir une attention renforcée portée aux universités et à la recherche appliquée.
Des centres de recherche comme le CEA, impliqué dans le développement de réacteurs à neutrons rapides et du cycle du combustible, ou SPIN, spécialisé dans la simulation numérique avancée et l’ingénierie des systèmes, jouent ainsi un rôle stratégique pour soutenir l’innovation et l’industrialisation du nouveau nucléaire.
De plus, il a été noté que les bourses Marie Skłodowska-Curie (MSCA), dans le cadre du programme Horizon Europe, bénéficient aujourd’hui à près d’un chercheur sur deux dans le domaine du nucléaire. Ce soutien illustre l’importance de maintenir un appui structurel à la recherche de pointe, à la mobilité des talents et à la formation interdisciplinaire dans un secteur stratégique pour la souveraineté énergétique européenne.
La formation a été identifiée comme un levier prioritaire. Un exemple positif a été cité : à l’École polytechnique de Milan, le cours dédié aux installations nucléaires connaît une forte augmentation du nombre d’inscrits. Il a été rappelé que la relance du secteur ne repose pas uniquement sur les ingénieurs, mais aussi sur les techniciens et ouvriers spécialisés. Dans ce cadre, 20 millions d’euros ont été mobilisés via France Relance pour soutenir la formation de chaudronniers, techniciens et autres métiers techniques, jugés cruciaux pour la filière.
L’émergence de startups comme Naarea, NewCleo, ou Nuward, a été saluée comme un signal positif, illustrant un renouveau dynamique de l’écosystème nucléaire. Ces jeunes entreprises contribuent à réinjecter de l’innovation et de la souplesse dans un secteur historiquement dominé par des grands groupes.
La question des coûts d’assurance, jugés excessivement élevés dans le secteur nucléaire, a également été soulevée. Une révision de ces mécanismes est souhaitée afin de faciliter le développement de nouveaux projets.
Vision stratégique et coordination européenne à long terme
Les intervenants ont insisté sur l’importance d’une vision de long terme. Les décisions prises aujourd’hui auront des répercussions sur le siècle à venir. Il est donc impératif d’intégrer une double perspective temporelle : le court terme (besoins industriels d’ici 2040) et le long terme (structuration stratégique de la filière, gestion du cycle du combustible, autonomie énergétique).
Un consensus s’est dégagé sur la nécessité de ne pas aller à l’encontre du principe du marché européen, mais de faire en sorte que les financements apportent un bénéfice industriel, économique et social à l’Europe.
Il a été affirmé que la chaîne d’approvisionnement et la propriété intellectuelle doivent impérativement rester basées en Europe. Une filière intégrée autour des SMR, AMR et technologies avancées est désormais considérée comme un enjeu de souveraineté.
Le risque d’une dépendance excessive dans le secteur énergétique a été mis en garde, alors même que l’Europe dispose déjà de toute la chaîne intégrée nécessaire pour éviter une telle situation. L’ouverture des fonds structurels européens à ces enjeux reste un point central à discuter.
Les coopérations internationales ont également été évoquées. Des coopérations techniques entre l’Europe et le Japon seront, par exemple, nécessaires, notamment en matière de réacteurs à neutrons rapides, pour lesquels le Japon détient un savoir-faire avancé. Des possibilités de collaboration avec le Royaume-Uni ont aussi été évoquées.
Enfin, il a été regretté que les sujets de fission et de fusion nucléaire aient été peu abordés au cours des échanges, alors que de nombreux experts estiment que des progrès importants sont encore possibles, notamment en matière de matériaux. Une référence a été faite à un débat au sein de la Commission, durant lequel a été rappelée l’importance de l’autonomie stratégique européenne, discutée en profondeur avec les chefs de cabinet. La référence au “Clean Industrial Deal”, qui place le nucléaire sur un pied d’égalité avec les autres énergies dans les projections pluriannuelles, a aussi été mentionnée.
Propositions conjointes portées au niveau européen pour le renforcement d’une filière européenne domestique des SMR
À l’issue de la sixième édition du Forum France-Italie de l’Energie, tenue le 4 avril 2025 à l’Ambassade d’Italie à Paris, les discussions menées entre représentants industriels, politiques et de la recherche ont permis de dégager plusieurs points de consensus quant au chemin à suivre pour la filière européenne du nouveau nucléaire. Ceux-ci ont débouché sur un ensemble de six propositions, principalement orientées vers un soutien accru de l’Union au développement et à la conception de Small Modular Reactors (SMR) par des industriels et acteurs domestiques.
Dans la continuité de ces discussions, le séminaire du 21 mai 2025 s’est attelé à consolider ces propositions avec les différentes interventions des parties prenantes, acteurs industriels comme institutionnels. Elles ont ainsi débouché sur une version révisée de ces six points de convergence entre acteurs français et italiens, tels que présentés ci-dessous.
Détail des six propositions
1 – Création d’une plateforme européenne de coopération sur les SMR et les réacteurs avancés
Créer une plateforme européenne pour le co-développement et le cofinancement de technologies SMR et AMR avec une chaîne d’approvisionnement européenne, impliquant les industries, les centres de recherche, les autorités réglementaires et les start-ups. Cette plateforme, à laquelle devraient participer les associations industrielles des pays concernés, accélérerait la maturité industrielle des technologies d’ici 2035 et offrirait aux industries de réelles possibilités d’électrification, dans le but d’alléger les réseaux, qui sont actuellement proches de la saturation (comme le black-out intervenu le 28 avril dans la péninsule ibérique l’a illustré), grâce à des solutions décentralisées et, si possible, basées sur la cogénération. Cela permettrait de produire de l’électricité et de la chaleur à partir d’une seule source d’énergie primaire, améliorant ainsi l’efficacité globale. Dans cette optique de soutien nécessaire au système industriel, cela créerait également les conditions préalables au développement de champions européens, favorisant l’indépendance et la souveraineté du continent.
2 – Programme européen pour la fermeture du cycle du combustible
Proposer une initiative de l’UE sur la fermeture du cycle du combustible nucléaire, menée par la France et l’Italie, afin de réduire la dépendance vis-à-vis des sources externes et d’accroître l’autosuffisance. Ce programme inclurait la production de MOX à haute teneur en plutonium, son retraitement et le développement de réacteurs de quatrième génération, en suivant toutes les technologies actuellement disponibles.
3 – Reconnaissance mutuelle des certifications nucléaires pour accélérer l’obtention des licences
Promouvoir un cadre réglementaire européen pour la reconnaissance mutuelle des autorisations et certifications techniques délivrées par les autorités des États membres (y compris l’AEN/OCDE), afin de simplifier et d’accélérer l’octroi de licences pour les installations et composants nucléaires, en collaboration avec l’Alliance nucléaire européenne et en s’appuyant sur les expériences récentes. Dans cette optique, il semble également opportun de renforcer les liens entre les autorités de contrôle des pays concernés.
4 – Utilisation ciblée du Fonds pour l’innovation et de l’EIC pour le nucléaire
Demande à la Commission de réserver une part importante et structurée des fonds de l’UE (Fonds pour l’innovation, PIIEC, EIC) aux seuls projets engagés par les entreprises innovantes européennes de 4ème génération, afin de remédier au sous-financement actuel. La France et l’Italie doivent également travailler ensemble, avec la participation directe de la BEI, à faciliter les investissements dans ce secteur, notamment par le biais d’opérations d’ingénierie financière spécifiques réalisées en collaboration avec les systèmes bancaires nationaux. Il semble particulièrement nécessaire de financer des projets de construction qui agissent à la fois sur la demande du marché (la technologie) et sur l’attractivité du marché (un projet de construction piloté par un ou plusieurs utilisateurs). En outre, il convient de réclamer un changement clair de politique par rapport au passé, en sortant des exclusions prévues dans le cadre d’InvestEU.
5 – Initiative européenne pour une communication scientifique et sociale sur le nucléaire
Créer une campagne européenne d’information scientifique et publique sur l’énergie nucléaire, avec des supports multilingues clairs et scientifiquement fondés, basés sur des données objectives, transparentes et accessibles, et destinés en particulier aux nouvelles générations. Cette initiative devrait associer les institutions, la communauté scientifique, les acteurs industriels et la société civile, et promouvoir un débat public éclairé sur le rôle du nucléaire dans la transition énergétique et le développement de la souveraineté européenne. Un modèle de communication franco-italien pourrait servir de pilote à cette initiative.
6 – Développement à long terme des compétences au niveau européen
Promouvoir, au niveau de l’Union européenne, le renforcement des compétences humaines dans le domaine nucléaire grâce à une coopération structurée entre les universités, les centres de recherche et l’industrie. Les instruments existants tels qu’Erasmus+ et Horizon Europe devraient être mobilisés et développés davantage afin de soutenir la création de programmes communs de formation avancée, de doctorats européens et de réseaux de mobilité universitaire. Cela permettrait d’assurer la continuité et la transmission des compétences, dans la perspective de la sécurité et de la souveraineté de l’écosystème nucléaire européen à long terme.
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Dans un contexte marqué par une rapide évolution des orientations politiques et du cadre législatif pour l’énergie nucléaire et les SMR, tant au niveau européen que de celui des États membres, il apparaît essentiel aux organisateurs de ces échanges de maintenir un dialogue régulier, notamment entre les industriels français et italiens, dans l’esprit du Traité du Quirinal. Ce dialogue visant à un rapprochement des positions des deux pays en matière de nouveau nucléaire, ainsi qu’à l’apport de propositions et de solutions pour le renforcement de la filière dans les deux pays comme au niveau européen.
[1] Le premier sommet franco-italien s’est tenu en février 1982 à Rome, réunissant le président français François Mitterrand et le président du Conseil italien Giovanni Spadolini. Ce sommet a marqué le début d’une série de rencontres régulières entre les dirigeants des deux pays, visant à renforcer leur collaboration dans divers domaines, notamment l’énergie.
[2] Le président Nicolas Sarkozy et le président du Conseil italien Silvio Berlusconi ont signé à Rome le 24 février 2009 un accord de coopération dans le domaine du nucléaire civil pour permettre à EDF (France) et ENEL (Italie) de construire au moins quatre réacteurs de technologie EPR en Italie.
[3] La Commission européenne a officiellement annoncé la création de l’Alliance industrielle européenne pour les petits réacteurs modulaires (SMR) le 6 février 2024, dans le cadre de sa communication intitulée « Sécuriser notre avenir : objectif climatique de l’Europe pour 2040 et chemin vers la neutralité climatique d’ici 2050 ». Le 9 février 2024, la Commission a lancé un appel à candidatures pour les membres souhaitant rejoindre cette alliance.
[4] La Commission européenne a officiellement annoncé la création de l’Alliance industrielle européenne pour les petits réacteurs modulaires (SMR) le 6 février 2024, dans le cadre de sa communication intitulée « Sécuriser notre avenir : objectif climatique de l’Europe pour 2040 et chemin vers la neutralité climatique d’ici 2050 ». Le 9 février 2024, la Commission a lancé un appel à candidatures pour les membres souhaitant rejoindre cette alliance.
[5] Déclaration commune de l’Alliance patronale du nucléaire du 12 février 2025.
[6] IEA (2025), The Path to a New Era for Nuclear Energy, IEA, Paris https://www.iea.org/reports/the-path-to-a-new-era-for-nuclear-energy, Licence: CC BY 4.0
[7] La Finlande a mis en place un cadre réglementaire et financier spécifique qui a permis le développement de projets nucléaires viables, notamment grâce à l’adoption du modèle coopératif dit « Mankala ». Ce modèle repose sur un système de coopération où plusieurs parties (généralement des entreprises ou des municipalités) se regroupent pour financer et exploiter une installation de production d’énergie. Les coûts d’investissement et d’exploitation sont partagés entre les membres, tout comme les revenus générés par la vente d’électricité. C’est un modèle adopté en Finlande pour la centrale d’Olkiluoto 3.