Conversation avec Klaus Welle, ancien Secrétaire général du Parlement européen (2009/2022) – LA REVUE #136.
À la faveur d’une rencontre le 16 février dernier, Klaus Welle a accepté de revenir sur ses treize années passées au Parlement européen. Dans une conversation de plus d’une heure, K. Welle détaille sa vision d’une Europe géopolitique et revient sur les enjeux qui structurent l’approfondissement de la démocratie européenne.
Thomas Dorget : Nous approchons du premier anniversaire de la guerre en Ukraine. Comment, selon vous, cette invasion brutale de l’Ukraine par la Russie modifie le cours de l’intégration européenne? Pensez-vous que cette guerre peut être un accélérateur de l’intégration européenne (solidarité entre l’UE et l’Ukraine, politique énergétique, de défense, industrielle ou au contraire aggraver les dissensions entre les 27?
Klaus Welle : La guerre clarifie le fait que le continent européen est organisé par deux principes: c’est l’Empire à l’Est et l’Union des États et des citoyens à l’Ouest et au centre qui s’appelle l’Union européenne. Entre les deux, c’est le terrain de la guerre: l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie… Ces deux principes sont fondamentalement différents: l’Empire ne considère pas les voisins comme égaux et se structure dans la violence, alors que l’Union des États et des citoyens est basée sur la volonté (volonté d’intégrer, volonté de quitter l’Union…), sur l’égalité entre les membres et sur l’État de droit.
Nous réalisons ainsi que nous devons maintenant nous défendre, combler nos lacunes dans le domaine militaire. Nous n’avons pas de marché intérieur pour les produits d’armement, pas de standards communs, pas de capacités de production. Ce nationalisme des États membres sur les questions militaires est une cause majeure de notre dépendance aux États-Unis, qui réaffirment leur crédibilité internationale notamment face à la Chine, dans ce secteur. C’est pourquoi cette guerre ouvre d’abord un terrain d’intégration du point de vue politique, stratégique et financier dans le domaine de la défense.
Par ailleurs, je crois que cette guerre a clarifié l’articulation et la complémentarité entre l’UE et l’OTAN. Nous constatons à quel point nous avons quitté le champ de la guerre classique pour entrer dans celui d’un combat holistique, dans lequel tous les leviers de la puissance sont utilisés: les réfugiés, l’énergie, la nourriture, les circuits financiers… Dans tous ces domaines, au-delà du combat militaire, l’OTAN n’a aucune compétence et l’UE est décisive. C’est pourquoi je pense que l’Union européenne est pleinement entrée dans la politique de sécurité et de défense, même si ce n’est pas de manière conventionnelle.
Cette réaction européenne à la guerre, coordonnée et rapide à 27 États membres, démontre malgré les ralentissements de certains, à quel point l’UE est prête à avancer sur ces sujets.
T.D. : À l’inverse, comment pensez-vous que l’Union européenne peut changer le cours de la guerre? Comment voyez-vous le rôle des Européens dans l’après-guerre?
K.W. : La Commission a déjà annoncé des programmes importants de soutien financier, qui vont atteindre presque 20 milliards d’euros pour cette année. C’est fondamental pour donner de l’espoir aux Ukrainiens. Pourquoi avons-nous cette guerre? Parce que l’Ukraine veut appartenir à l’Ouest et à l’Union européenne. Le drapeau européen était déjà dans les manifestations à Kiev en 2014. Les Ukrainiens veulent sortir de l’ombre de l’Empire russe et de ses tentatives de colonisation pour devenir un État à égalité avec le reste des Européens, ce qui nous donne une responsabilité particulière.
Le Parlement européen a d’ailleurs joué un rôle moteur dans la réaction européenne; les eurodéputés ont été les premiers à s’exprimer très clairement sur cette perspective d’adhésion. C’est aussi le premier parlement au monde où le Président Zelensky a été invité après le déclenchement de la guerre. Roberta Metsola a été la première Présidente d’une institution européenne à se rendre à Kiev, encore sous les bombardements russes. Le Parlement européen n’a pas tremblé quand d’autres hésitaient.
Je pense que les Ukrainiens méritent la perspective de l’adhésion à l’UE, une perspective qu’ils payent de leur vie. Il est clair que ce sera un processus long, qui prendra sûrement une décennie et plus. Mais c’est aussi l’occasion de repenser le processus européen d’adhésion. Celui-ci est trop long, trop ambitieux puisqu’il contraint les pays candidats à digérer l’ensemble de l’acquis communautaire avant d’entrer dans l’UE. Il faudrait penser un processus d’adhésion graduel: nous sommes en accord total avec les Ukrainiens sur la politique étrangère et de défense, pourquoi ne pas faire immédiatement adhérer l’Ukraine dans ces champs précis? Cette accélération sectorielle permettrait de donner du contenu politique à une situation de fait: nous avons aujourd’hui une armée européenne qui nous protège de l’Empire, c’est l’armée ukrainienne. Pour ce qui est de l’après-guerre, l’Histoire nous enseigne qu’il ne faut jamais considérer qu’un pays est condamné pour toujours (y compris la Russie). Il faut toutefois mettre un terme à l’idée d’Empire, c’est la condition de la paix. L’Allemagne l’a fait après la Seconde guerre mondiale et c’est la réaction que nous attendons de la Russie. Aussi longtemps qu’ils pensent «Empire », soumission de leurs voisins et non-respect de leur droit à établir leur propre État-nation, la paix sera toujours en danger. La fin de l’Empire implique la défaite de la Russie. C’est la défaite de l’Allemagne en 1945 qui a ouvert le chemin pour une réflexion en profondeur sur nos comportements dans le temps.
T.D. : Sommes-nous enfin entrés dans l’ère de l’Europe géopolitique?
K.W. : Qu’est-ce que la géopolitique? La transformation de l’espace ! En ce sens, je crois que l’UE a toujours été un projet géopolitique. L’Europe des Six était déjà un projet de transformation de l’espace, qui a eu pour effet de gommer la frontière du Rhin. Les élargissements ont également structuré l’espace, faisant par exemple du Danube un fleuve «appartenant » pleinement à l’Union européenne et créant une frontière entre l’Union et la mer Noire. C’est de la pure géopolitique, mais avec des moyens pacifiques. C’est la proposition majeure du projet géopolitique européen: une transformation de l’espace sans arme, ni violence.
T.D. : L’autonomie stratégique ou la souveraineté européenne est le concept politique clé des débats bruxellois depuis la crise de la Covid-19, quel regard portez-vous sur ce concept? Comment peut-il éclairer le positionnement à trouver pour l’UE entre le modèle chinois et américain?
K.W. : Je crois que c’est une ambition que l’UE doit avoir, mais il faut démystifier le mot. De mon point de vue, l’essentiel est de développer la capacité à absorber les chocs externes. Pensons par exemple à une potentielle agression de la Chine contre Taïwan: les conséquences pour les flux commerciaux seraient énormes, comparées à ce que nous voyons aujourd’hui avec la guerre en Ukraine. Il ne faut pas oublier que les semi-conducteurs les plus développés sont presqu’intégralement élaborés à Taïwan. Si cette agression devient un scénario possible, et je pense que c’est le cas, comment pouvons-nous nous préparer dès maintenant?
De la même manière, cette préparation aux chocs concerne aussi le domaine de l’énergie. Dans ce secteur, il est clair que les intérêts américains et européens divergent. Les États-Unis sont maintenant autonomes dans leur production énergétique, ayant pleinement développé le gaz de schiste chez eux. C’est pourquoi le Moyen-Orient s’oriente de plus en plus vers la Chine. Nous le constatons très clairement quand l’Arabie Saoudite refuse de baisser les prix du pétrole pour mettre la pression sur la Russie dans le contexte actuel. Là-aussi, le monde a changé et l’UE doit être en capacité de défendre ses intérêts. Ce sera d’ailleurs également bénéfique pour les États- Unis. Après cette guerre, ils vont se concentrer beaucoup plus sur le Pacifique et la Chine, ils ont besoin que leur principal allié soit capable de se défendre contre une agression militaire conventionnelle. C’est pourquoi je crois que le concept d’autonomie stratégique européenne ne s’oppose pas à une relation transatlantique forte, les deux s’articulent et se complètent parfaitement comme l’Union européenne et l’OTAN.
T.D. : Dans notre numéro précédent, Thierry Breton, Commissaire européen au marché intérieur, qualifiait la situation poli- tique actuelle de «permacrise» caractérisée par un rééquilibrage des pouvoirs au sein des démocraties européennes, souvent au profit des exécutifs, réputés plus à-même d’agir dans l’urgence. Dans ce contexte, comment voyez-vous l’évolution des pouvoirs du Parlement européen? Craignez-vous un recul de ses pouvoirs parlementaires alors que votre mandat a été marqué par les renforcements significatifs de son rôle ?
K.W. : J’ai toujours plaidé pour une capa- cité exécutive complémentaire au niveau européen. C’est pourquoi je ne critique pas le renforcement des pouvoirs exécutifs. Je suis complètement d’accord avec le fait que, par exemple, la protection des frontières ait une composante exécutive importante au niveau européen. C’est d’ailleurs une nécessité objective. De la même manière, je crois que la défense doit avoir une composante exécutive importante au niveau européen. La seule question, c’est celle du contrôle de l’action de l’exécutif par le Parlement.
Concernant le Spitzenkandidat qui m’a beaucoup été reproché, c’est une innovation majeure et très positive. Le citoyen doit avoir le droit lors des élections pour le Parlement européen de s’exprimer, pas seulement sur la composition du Parlement, mais de donner aussi son avis sur le mandat de la Commission européenne. Il faut garder à l’esprit que l’Union n’est pas un simple système parlementaire. C’est un système bicaméral, composé d’une chambre des peuples, c’est le Parlement européen, et d’une chambre d’État, c’est le Conseil. On est construit sur deux instances légitimes qui doivent se respecter. Il faut donc deux majorités qualifiées pour élire le Président de la Commission. Cela veut dire que quand on fait la nomination des candidats, il faut bien réfléchir à quel candidat peut avoir cette double majorité qualifiée.
T.D. : Parmi les évolutions démocratiques notables de ces dernières années, nous comptons notamment la multiplication des consultations citoyennes à l’échelle nationale ou européenne. Comment voyez-vous le rééquilibrage des pouvoirs entre démocratie représentative et démocratie délibérative? Quelle place pour les grandes consultations citoyennes comme la Conférence sur l’Avenir de l’Europe dans la prise de décision poli- tique au niveau de l’UE ?
K.W. : Je crois tout d’abord que nous sommes trop focalisés sur les traités. Les traités servent très souvent d’excuses au manque de volonté politique. Nous avons pu constater pendant la crise financière que, soudainement, ce qui était impossible, même impensable, devenait possible, pensable et faisable en un week-end. Je crois que les traités nous donnent encore beaucoup de possibilités et il ne faut pas trop se focaliser trop là-dessus. Il faut plutôt utiliser toutes les possibilités d’intégration et de progrès quand elles sont là, via une volonté politique qui s’exprime.
Les traités servent très souvent d’excuses au manque de volonté politique
Klaus Welle
Concernant la question spécifique des consultations citoyennes, le Parlement s’est fortement investi sur le sujet en contribuant par exemple au financement et à l’organisation de la Conférence sur l’Avenir de l’Europe. Toutefois, il faut être clair sur le fond: la démocratie n’a pas besoin de procédures principalement consultatives, mais de procédures qui mènent à des décisions. Il est clair que les exécutifs préféreraient des rencontres avec des représentants qui sont seulement là pour être consultés. Mais une vraie démocratie a besoin d’une capacité décisionnelle et d’un fonctionnement professionnel des organes politiques, avec un Parlement fort qui constitue un véritable contre-pouvoir à l’exécutif.
T.D. : Selon l’Eurobaromètre, environ 50 % des européens estiment avoir «confiance » dans les institutions de l’UE. La confiance dans les institutions, même nationale, s’effrite plus largement sur l’ensemble du continent. Par ailleurs, l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en Suède et en Italie, leur forte présence en France ou en Allemagne, sont des indicateurs du malaise politique et social d’une partie des Européens. Comment revitaliser le sentiment d’appartenance des Européens à leur Union, quel rôle la démocratie européenne peut-elle exercer?
K.W. : Je crois qu’avec ces 15 ans de crise, les citoyens mais aussi les chefs de gouvernement ont compris que les enjeux les plus importants doivent être traités ensemble au niveau européen. Nous avons mis plusieurs années à coordonner une réaction européenne à la crise financière, seulement six semaines pour agir ensemble contre la pandémie de COVID-19 et deux jours pour élaborer une première réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Je crois que le sentiment des citoyens vis-à-vis de l’Union européenne s’est amélioré fortement. On a prouvé qu’on peut créer une Europe qui protège dans différents domaines : le social, la santé et aussi la défense. Même les forces anti-européennes et nationalistes sont en train de modérer leurs opinions. Les conséquences économiques et sociales terribles du Brexit pour le peuple britannique ont été très éducatives. Après l’agression contre l’Ukraine, la Russie ne peut plus servir de modèle et de partenaire préféré, ni à l’extrême gauche ni à l’extrême droite. Il faut toutefois rester vigilant. Aucun État membre ne doit se sentir délaissé si nous voulons atteindre nos objectifs.